full NAMEJames Stubbs


SubjectA Dream of Wessex



Christopher Priest's A Dream of Wessex: Twentieth Century Slipstream Echoes

MÉTAPHYSIQUE There are objects placed out of any field of approach. Distant objects of which, no doubt since Kant, it is no longer possible to speak with any certainty, with dogmatic authority. The horizon well and truly escapes us. But it attracts us for the same reason. As soon as we reach the limit of our knowledge, contradictions, absurdities, impossibilities are born which will perhaps make the delight of science fiction. Should we complain about it on the pretext of being thus smoky, clouded by the imagination, by the troubles of what was first denounced in German philosophy as cloudy (Schwarmerei)? But, by refusing to enter this palace of the imaginary since the time of Kant, what remains to be explored with the help of our concepts? What is the use, recognizes Hegel, of a logic completely emptied of any exploratory inclination? “What, before this period, was called metaphysics has been, so to speak, eradicated from top to bottom and has disappeared…Where do the accents of cosmology, and even of ancient theogony, still make themselves heard? Nowhere so much does the real huddle on its flatness, on the already known. A lack of travel, risky aiming. Why then not enter today into these torments, into this distant call? We may well be left with another regime of reason that has become contradictory, paradoxical. We are no doubt left with speculation, fiction that allows us to touch on questions that are beyond us and beyond our reasonable power to know. And this going beyond tends even more to rigorously experiment with the content of objects that would have to do with the absolute. No wonder the name "Hegel" appears as a character in literature in Saul Bellow's Herzog, where many letters are addressed to Hegel under a devastated landscape of nuclear war, the end of the world. Hegel is certainly the only one, with Schelling, to endure the limit, to propose to philosophy the crossing of all bounds. That said, this Hegelian exploration of the frontiers of the human can only be achieved perhaps by ousting the simply fantastic or fanciful approach. It is not, especially not, a magical thought, and Science Fiction has nothing of a miraculous form. It is not certain that metaphysics, the possibility of discoursing on the end as much as on the origin of this universe is only hazy, that all its old things are dead without claiming the title, if not of a possible knowledge, of less of a desire to leave, to throw oneself or launch oneself elsewhere. There is thus in the work of Philip K. Dick (we will come back to this) an experience of God which joins certain formulations of Fichte, Schelling and, above all, Hegel. But are these only old moons? And what about our dreams by simply denouncing them? Will we stop dreaming then? Are we sure that we only want the "certain" in the name of which "The illusory" should be avoided? Has our interest in metaphysics really disappeared on the pretext that it is hardly scientific? And what about literature, fiction, if nothing mattered to us better than science already demonstrated, taking the place of knowledge and rejecting the impossible? Why not recognize that science fiction exerts an inevitable attraction on us, nourished by metaphysics and experimental theology? To escape the speculative attraction by the monstrously boring rise of the so-called human sciences, claiming to replace both theology and metaphysics, is this a really satisfactory operation? Même la tentative de Schopenhauer, à une époque où les philosophes se comptaient à la pelle, obsédés surtout par des études historiques ou philologiques, même Schopenhauer va donc considérablement déplacer le regard vers la littérature sanskrite dont se souviendra également Dick, nommément les Védas tels que révélés par les Upanishads 27… Petit tour par l’Orient au lieu de l’obstination allemande pour l’historicisme et l’analyse savante des faits, des documents reconnus. En réalité, ce détour par l’Orient, pour son détachement du monde, entre dans un exercice d’anéantissement qui n’échappera pas à Hegel, dont Schopenhauer a curieusement fait son ennemi personnel : « le néant des Bouddhistes, nous apprend Hegel, (…) est le commencement et la fin des choses28 ». Il faut bien en passer par une traversée du vide, une séparation dans le désert selon une forme de robinsonnade qui nous place devant l’extrême, comme si on se trouvait soudain reclus Seul sur Mars, dans une expérience récemment mise en scène par Ridley Scott, quand les îles du XVIIIe siècle cèdent la place aux planètes lointaines. Une opération qui relève cependant trop d’une abstraction, une abstraction où la seule chose qui compte est le retour, aventure peu osée qui ne pense qu’à revenir vers le connu, contrairement à Titan, roman de Baxter dont ce dernier film peut-être s’inspire, Baxter qui porte la vie à l’extrême sur un satellite de Saturne. En toute rigueur, Seul sur Mars n’est pas allé assez loin dans les régions de Mars. Une telle aventure n’est encore que le balbutiement de l’affrontement Logique 29, ignorant peut-être tout de « l’agréable pellicule illusoire plaquée sur l’affligeante réalité30 ». Il faudrait, du reste, s’entendre sur ce qu’un tel concept recouvre. Bien sûr, l’idée de « Logique » – titre du maître ouvrage de Hegel – n’a ici rien à voir avec un calcul laborieux, ni avec une querelle de chiffres pour s’approprier la Terre et en rendre les affaires fructueuses par un retour au bercail. Il s’agit plutôt d’un concept qui retient l’attention de Hegel dans la mesure où Logique est un mot sans doute moins vieilli, moins lourd que celui de Métaphysique. Ce n’est plus tout à fait vrai aujourd’hui quand l’idée de « logique » nous effraie par son aridité, ses schémas devenus des clichés sociaux, un peu comme les formules mathématiques que Seul sur Mars déploie selon des courbes qui donnent au calcul une place quasi publicitaire, voire magique par son pouvoir de rendre possible la rentrée sur Terre. Mais la logique est bien autre chose qu’une rentrée dans le domaine connu. Elle se place hors la raison calculatrice, ne se contentant plus de « combiner » ou de « comparer » des quantités. Elle longe des fictions folles sans être en peine de savoir si les objets qu’elle aborde se rencontrent effectivement. Elle y va, elle tente l’extrême, quelles que soient au demeurant les conséquences. Elle traite de problèmes aussi surprenants que ceux que découvre le logicien Lewis Carroll dans De l’autre côté du miroir, ou encore ceux que la spéculation de Philip K. Dick traque dans son Exégèse. Ce sont des objets dont le mode d’existence est tout à fait réel, même en restant inaccessibles à l’observation, inabordables du point de vue d’une expérience protocolaire, fût-elle aussi pointue que celle des laboratoires31. Logique et métaphysique relèvent en tout cas d’une terre lointaine, inhospitalière, celle d’objets inabordables dont le déroulé n’est pas celui de l’analyse, du calcul, ni peut-être même de la raison. Il faut dire que Kant avait soupçonné déjà cette proximité de la métaphysique et de la fiction en dénonçant, nous l’avons vu, les visionnaires qui rêvent d’absolu et se sentent pousser des ailes pour tendre vers des « choses en soi » tout à fait hors de portée32. Mais, bravant l’interdit, Hegel enfreint cette limite sévère, fixée par Kant, en s’autorisant de la « logique » dont il faut saluer la liberté, elle qui se moque passablement de la contrainte des seuls faits, ou des simples données de l’expérience raisonnée. Loin de nous cependant l’image d’un Hegel lecteur de science-fiction. Ce serait plutôt l’inverse, et cette dernière aurait tout à apprendre du premier. Peut- être parce que la Logique n’est pas, aux yeux de Hegel, une collection de formes vides. Il y a en toute logique des enquêtes et des intrigues, des fictions projectives et des dynamismes créateurs, des « fleurs noires33 » dignes sans doute d’un Lovecraft. Hegel, au lieu de tout classer par boîtes pour unifier des objets insipides, au lieu de raisonner sur des ensembles clairs, distincts, dont le contenu ou les termes réels nous échapperaient, Hegel, disions-nous, rêve plutôt à d’autres mondes. Il est transi par l’absolu. Il se laisse porter par des vents solaires qui ont passé la limite de notre planète. Et la révolution copernicienne est encore trop timide devant celle des étoiles ou des galaxies. Que ce soit par la Phénoménologie de l’esprit ou encore dans l’Esthétique, Hegel est à l’affût de récits, d’objets culturels amassés au cours de l’Histoire comme dans une galerie d’images parfois mythiques34. Il poursuit non pas des chimères mais toutes autres formes d’intelligibilité, traquant les conséquences ultimes de ces intrigues. On comprendra sans doute que les objets de la logique pure, aux yeux d’un Kantien, puissent dépasser toute mesure, se montrer délirants, illusoires. Mais de telles illusions sont pourtant indispensables. Elles participent d’une prise de contact d’un type très nouveau, une rencontre du troisième type qui requiert des concepts plus vivants, même si cette vie spéciale est autrement expérimentée, extraterrestre en un certain sens : une vie aussi fantomatique assurément que celle d’un Alien né de l’intérieur d’un esprit rêvant tout de même à sortir de soi, se réaliser par intrusion, infection, inoculation parasitaire, hybridation… Hegel n’a personnellement rien à voir avec des textes écrits aujourd’hui, avec le space opera de la science-fiction si fortement uni à l’espace. Mais cela n’empêche pas de rouvrir sa Logique comme le fit déjà Mitchell35, lui empruntant des propositions décisives. Des propositions qui serviront d’exergues à certaines œuvres majeures. Une façon particulière de se servir de la philosophie comme d’une illustration. C’est le cas de Frank Herbert dans Dune. Mais c’est également un procédé qu’on retrouve en tête des chapitres d’Asimov citant l’Encyclopedia Galactica. L’exergue philosophique sert ici la SF comme au XIXe siècle on recourait à l’image, à la lithographie, celle d’un Doré ou d’un Pyle. Mieux, on trouvera dans la science- fiction une réécriture possible de la Logique, un goût rare pour l’absolu qui en constituera comme un terrain d’expérimentation supérieure, une entrée en des aventures fort paradoxales. LOGIQUE It is not surprising that the greatest contradictions, the most terrible antinomies, the paralogisms of reason produce not impossibilities, but mutations. Mutations that our imagination would be hard pressed to want to repudiate. These are extreme, unprecedented forms, whose “being” has nothing assured, reassuring. The being, in this extremity, is arid wind, Dune of sand. And, among these dunes hostile to all that is known, nothing can be found in the formal sense of science. Dune by Frank Herbert has the merit of immediately placing us in the inhospitable. Just sand as far as the eye can see. And, between the sand, other grains, neither quite solid nor quite liquid, slipping into the intervals like puffs, mixtures, rare spices. We are caught here in the vastest desert of all the world, we are lost in the register of absence: “the absence of a thing (…) can be as fatal as its presence. The absence of air, for example, or the absence of water…The absence of everything to which we are organically accustomed”. Dune is the book of ethers, vapours, distillations of which the desert constitutes the still. A book of miraculous apparitions, of transubstantiations, with its very particular logic. Sometimes of dissipation, other times of evaporation of which only a trace remains, almost nothing... What then is this so dissipative being through which Logic opens? On the threshold of absence, on the edge of a black hole, there is indeed being that cannot be objectified. Being, however, in this first stammering, must somehow emerge, appear. Even between grains of sand, in an expanse as vast as the void, increasingly dark, thick clouds gather, with the certainty of their threat. Even before it is spread out, encountered, being requires the “move” from an anticipatory image: warning signs like those who announce the storm or the tempest. Mirages, extreme weather phenomena that the landless landscapes of Dune abound. Beneath this heralding anxiety, the absence is palpable a priori and is the subject of a very special Book. This is the Manual of Muad'Dib from which Frank Herbert recomposes an extract at the opening of each chapter, finally taking up the process used by Asimov in The Foundation Cycle. Both need a logic, calling on a logician to face the beginning, before anything can accumulate, materialize. A logician certainly less profound than Hegel who could be used to write this “book to come”. A book that science fiction knows only by exergues, by extracts, and which would testify to a migrant thought, emerging from the bottom of an erasure. A book to rewrite, right here! Turn off the lights, cut out all the existing ones, and we will indeed suspect a new atmosphere that welcomes other possible forms, an atmosphere in which these forms could exchange their determinations. A medium, a Sahara without known elements but in which energies collide, cross paths or allow orientations to cross. Cette extinction de la lumière n’est rien encore comparée aux voyages extrêmes que la SF nous fait vivre depuis lors. C’est sans doute, nous l’avons déjà pressenti, Stephen Baxter qui déploie au mieux une ontologie si risquée. Notamment au long de son roman Titan où Benacerraf, femme incomparable, endure des conditions bien plus redoutables que de perdre la lumière, notamment lorsqu’elle échoue dans le « rien », sur le satellite dénudé de Saturne : « je veux rentrer pensa-t-elle. Chez moi à Seattle. Si je ne peux pas rentrer chez moi, je ne veux pas rester ici. Mais le monde autour d’elle s’entêtait à exister37 »… Ni chez elle, ni accueillie par cette région hostile, Benacerraf se tient dans l’inconfort extrême de l’être, être à peine différent du néant. Seule une femme est capable d’une telle survie. Elle endure le régime de l’absence qui vient fendre toute tenue. Ce qui s’entête à exister, c’est le « rien » à perte de vue. Et sous une violence aussi insupportable « elle était assaillie de sensations qui la forçaient à penser38 ». À penser autrement. Ce monde qui n’en est pas un, cet espace immonde, fouetté par des vents d’éthane met tous les protagonistes du récit devant un temps qui doit s’écouler « comme de la cire fondue ». « Les balanciers d’horloge devaient osciller plus lentement dans la faible pesanteur, comme le bercement du canot. Peut-être qu’une horloge profondément enfouie en elle ralentissait également, épousant le lent tempo de ce monde39. » Nous voici entraînés dans des conditions d’espace et de temps qui n’ont plus rien à voir avec ce qui est connu, mis en présence d’un être radicalement étranger, d’une rigueur, d’une froideur ontologique sans équivalent. C’est l’espace ici qui génère son temps, où rien ne se produit quand, soudainement, la tempête balaie tout. Littérature de l’im/monde. Pour preuve : « Benacerraf ressentit un mélange d’effroi et d’admiration (…). Saturne était invisible, mais son influence était palpable jusque dans le relief géologique qu’elle avait sous les yeux, modelé par le champ gravitationnel de la planète géante. Elle se sentit toute petite, insignifiante, comme si elle se trouvait dans le creux de mains gigantesques et invisibles. (…) Elle inclina la tête par-dessus bord pour observer l’éthane. Des ondes concentriques qui partaient du canot ridaient la surface obscure et mate, qui ne renvoyait aucun reflet de son casque et de son visage. C’était une vision déconcertante, comme si la surface était tout sauf liquide. Comme si elle était penchée au-dessus d’un trou béant, d’un puits noir sans fin40. » De telles conditions sont rarement envisagées par la littérature de voyage parce qu’on séjourne ici dans un monde sans destination, dont aucune coordonnée ne répond aux paramètres déjà constitués en notre corps, en nos sensations. Ce n’est pas seulement l’horreur, mais l’interstice de l’être qui s’ouvre et nous force à penser dans une forme de carence, de détresse absolue. Et ce n’est pas en cela un espace comme la mer, ce n’est pas seulement l’océan tempétueux sur lequel se perd un navire. Il s’agit plutôt d’un océan d’absence. En suivant les périples de la SF, l’espace lui-même devient problématique, refusant le reflet du visage de Benacerraf, la manifestation de son image, la réflexion de toute « aura » dont elle contemplera finalement le non-lieu sur un lac d’éthane. C’est que, dans l’espace si inhabituel de Titan, les choses se rendent visibles comme sur une surface noire. Elles vont apparaître néanmoins selon une certaine logique. Elles auront à se déplier comme s’ouvrent par exemple une tache, une fente par laquelle laisser passer le regard le plus neutre, le plus distrait, ce regard qui nous assure si mal de l’existence des choses. L’espace suppose non seulement une ouverture, mais une extension, une poussée qui ne provient pas encore de lui. Titan, avant même de se constituer en son individualité, se niche en effet dans l’espace de Saturne et, en se posant là, le déforme comme s’il s’agissait d’un préalable. Mais si Titan déforme l’espace, sa surface subit tout autant la résistance, l’inflexion, la pente d’une gravité issue de Saturne… Le voyage que déploie la SF va donc descendre vers un niveau de radicalité comparable à la radicalité philosophique. Il affronte un monde d’avant les hommes, lieu pelé, balayé par les éléments, sans aucune ronce et, de là, s’engouffre vers le vide, au point précis où quelque chose s’éteint ou encore s’allume avec peine, loin de toute émission, de tout contact radio. On pourra parler à cet égard d’un seuil d’abandon autant que de naissance qui fait le propre de Baxter, notamment par la fabuleuse descente de la navette spatiale sur Vénus au milieu d’un roman nommé Espace 41. Et cette extraction du sens dans un espace traversé en chute libre est tout autant créatrice d’un temps autre. Un moment immémorial qui rappelle, plus que des souvenirs vécus, la mémoire pure de ce qui aurait pu arriver, de ce qui nous concerne de façon inconsciente. Des images, des retours passant bien avant toute naissance. On supposera, dans cette expérience de la chute, un moment très singulier, moment qui borde le mien, qui pourrait être autre mais qui fait que c’est bien aujourd’hui et non à l’époque romaine que je prends place au sein de l’Être. Hic et nunc, comme on dit… ici et maintenant… Cette préoccupation de la temporalité et de ses paradoxes n’est certes pas affrontée par Baxter. Elle a déjà donné lieu à une élaboration plus complexe dans l’histoire de la SF. Notamment dans les textes de Robert Heinlein, auteur de Les Routes doivent rouler ou encore de The Rolling Stone (1952). Dans chacun de ces récits, on se laisse intriguer par la trajectoire de choses aussi insignifiantes que la pierre qui se déloge, sort de son lieu, comme c’est le cas encore de L’Enfant tombé des étoiles, mis à une place qui n’est plus la sienne. Cette déterritorialisation culmine finalement dans L’Âge des étoiles (1956) qu’il faudrait traduire par Le Temps des étoiles 42. Un temps qui est justement placé au bord de l’espace, voire hors du temps. Il peut s’y produire soudainement des décalages qui traumatisent. Ainsi en va-t-il pour Tom, un jumeau, laissant son frère sur Terre pour embarquer en un vaisseau dont la vitesse frise l’absolu. Par là, il ne sort pas seulement de l’espace terrestre. Il est expulsé de son temps. Il fait l’expérience d’un déracinement temporel dont l’écartèlement, la bifurcation ont rarement donné lieu à un récit. Voyageant à la vitesse de la lumière – comme il en va des « jumeaux de Langevin43 » – il vieillira plus vite que son frère Pat et ressentira cruellement ce décalage, la force infinie de ce déracinement temporel. Extraction qui n’a rien à voir avec celle d’une dent, d’un organe, la perte d’une jambe, mais qui concerne l’être au plus profond. Abyss en est sans doute le nom immémorial44. On soutiendra en tout cas que, sur ce fond abyssal, la date n’est pas si relative. Elle est un événement extraordinaire, un signe qui localise le temps lui-même, comme un panneau indicateur propose un repérage dans l’espace. Déplacer un tel repère ne va pas sans conséquences extrêmes. La date forme un signe qui confère un sens, un carrefour, une position. On peut la comparer aux signaux de la géolocalisation. Mais c’est là encore une simple image sachant que cette localité temporelle n’est pas du tout spatiale. Elle désigne un embrayeur dans la durée dont il est difficile de rendre compte. La naissance n’explique en rien pourquoi elle advient ici et maintenant, à tel moment et non à un autre, de sorte que vous ou moi ne pouvions, en effet, naître en un autre temps, sous un autre enchaînement des rencontres. Et le monde lui-même se dit toujours tel ou tel, à un instant t défini. Celui-ci pourrait certes être tout à fait autre, mais non sans impliquer de profondes modifications. Il suppose d’innombrables mondes possibles, devancés néanmoins par l’être de tous ceux qui ne se réduisent pas aux personnes ni aux sites que nous connaissions. Peut-être faut-il reconnaître alors avec Hegel qu’il y a dans l’être « ce mouvement progressif qui amène le déploiement de chaque détermination (…) et, par là l’être descend (…) en lui-même et dans ses profondeurs45 ». Being comes from an ageless memory, from a progressive rhythm whose time is not that of the movement of travelers who put it into perspective. We can imagine to understand it as bubbles in a cup. They are each individualized in a specific place, a particular place following a liquid in which they bathe according to quite different times. And it is in this volume of time, space and many other determinations that something is instilled, proliferates to the point perhaps of making the backdrop so inaccessible, of hampering its deciphering. as it is with the grass robbing us of the vision of the ground… On Titan, the grass is no more! Here, then, we can only speak of being by metaphor, by a bouquet of metaphors already situated from the spatial or temporal point of view, and consequently not yet radical enough. Hegel himself is looking for a metaphor. Elsewhere it still refers to a full cup, a foaming chalice. Curious golden object, treasure charged with a mythical meaning that is supposed to reveal the capacity to overflow the being, to flow outside, in the direction of a more complex reality. From this vacant foam, bubbles make their way, coming from the dark background where being separates them, twins by their origin. And they burst without us being able to expect stabilization of their course. Philosophy, by touching this background that comes out of itself, stands in appearing and disappearing, a kind of history that cannot be traversed without notable transformations. Perhaps the beginning, which no metaphor would be able to account for accurately, is always already shifted by an image, a story, a narrative. La science-fiction se tient au bord de cette image, cherche un commencement quitte à retourner toute la durée, à la remonter sans cesse en arrière. Mais on peut supposer un autre accès que celui du voyage dans le temps, un accès qui requiert la rédaction d’une Logique, placée au seuil du « surgir et disparaître46 ». Ce faisant, la Logique se voit tentée parfois par le poème, la littérature qui lui apprend d’autres modalités de configuration. Le poème lui procure souvent son image, son espace, sa temporalité échevelée, autrement inaccessibles. Ainsi donc de cette écume imagée qui nourrit toutes les fictions depuis le Saint Graal et que Hegel réinvestit pour achever la Phénoménologie de l’esprit. Par ce débordement de bulles qui défient les lois de la gravitation, qui montent au lieu de sombrer, Hegel peut traduire le frémissement où commence tout ce qui est. Il s’agit d’une levure qui lève tout, avec des événements, des couches d’une Histoire, d’une datation prise sur un fond mobile : un fond qui gonfle, s’épanche, chaque point s’écartant des autres selon une géométrie qui accélère les distances. Quand une sphère éclate à la surface du vortex, du « calice de l’esprit », sa lumière est immédiatement absorbée par l’attraction de l’obscur. Et Hegel le dit également au début de la Logique : « C’est seulement dans l’obscurité éclairée que quelque chose peut se trouver distingué47. » Mais comment un rai de lumière pourra-t-il sortir de ce commencement si recouvert, si nuageux, si écumeux ? Cette coupe dont Hegel avait besoin trouvera curieusement chez Philip K. Dick un destin tout à fait particulier, comme on le verra bientôt. En attendant, ce serait aller trop vite en besogne que de s’y attacher. Il nous faut revenir d’abord à l’attraction de l’être, à la possibilité de s’arracher à sa gravité par les moyens d’un accélérateur particulier. Une telle force pour se libérer de la gravité, comme pour activer la mémoire la plus profonde, est une préoccupation fondamentale de la science-fiction. Elle en imagine des versions assez différentes, ne serait-ce que par une constante référence à des moteurs capables de contourner les lois de l’attraction terrestre, dont la vitesse convoque le rêve de franchir l’univers en sa totalité. L’être en soi vaut comme une concaténation qu’on ne quitte pas sans enfreindre des vitesses proches de la lumière, dans l’arrachement de la capsule spatiale décrite par Heinlein. Cette sourde tension ne se livre pas à une expérience spontanée, expérience vérifiable, garantie selon un protocole rationnel qu’on pourrait sagement opposer aux délires outrageants de la métaphysique48. La trajectoire, soumise à une vitesse de ce genre, se perd d’abord dans le temps, et les jumeaux s’éloignent non seulement dans l’espace mais bien dans la durée. Ils s’écartent tout en vieillissant différemment, plus vite pour l’un non sans retourner dans le passé avec plus d’acuité et se souvenir avec plus d’intelligence. S’arracher à la gravité, c’est en première instance changer de temps. Une métaphysique forte qui implique des métamorphoses surprenantes. Ce sont des mutations qui nous rappellent un voyage à la Flash Gordon, lequel va toujours vers l’extrême, perdu dans le puits gravitationnel de la matière (La Fusée hors du temps, 1969). On se souviendra peut-être encore d’une autre aventure de la BD qui réalise une miniaturisation pour découvrir des temps insoupçonnés, le vaisseau se laissant réduire à des tailles nettement inférieures à l’atome pour voyager dans une pièce de monnaie. Sous une telle trajectoire, on ne se contente pas de compter l’argent dans la poche, ni d’acheter et boire la coupe écumante. La pièce d’or se mue en une galaxie. On y découvre des seuils de gravité différents, de plus en plus infimes, de plus en plus ouverts. L’imagination s’oppose ainsi à Kant qui ne connaissait que le poids en or des « cent thalers », pièces de monnaie qui tombent lourdement sur la table, unités monétaires dont il se sert pour critiquer les rêves de la métaphysique, pas suffisamment réalistes. Mais il ne sait entrer dans la magie, le fétichisme de l’argent49. On pourrait donc, contre Kant, s’aider de cette comparaison, de ce héros nommé Brick Bradford, toujours sur le seuil, éprouvant la descente de l’esprit dans la gravité de la matière. Et, avec ce dernier, se laisser réduire à un quanta négligeable plongeant dans la mousse liquide, voire dans cette pièce métallique, ronde et jaune, ouverte à ce voyage sans compter, offrant son épaisseur infinie à un vaisseau devenu micrologique. Et, dans une telle miniaturisation, le voyage au milieu des atomes se pratique comme entre des étoiles50. Sous une telle expédition purement logique en son idéalité, on rencontrera bien d’autres systèmes. Celui parasitaire, d’abord mycosique, bactérien, qui recouvre toute monnaie, puis de plus en plus rétréci, le champ submoléculaire. Là, s’ouvrent des galaxies infinies en diversité et en genre, peuplées d’êtres incroyables de richesse, hors des dates auxquelles nous tenons et par lesquelles baliser notre Histoire. Cette pièce porte en effet une date d’émission, frappée ici et maintenant, tout en recelant des mondes qui manifestent une variété d’autres temps. D’étranges histoires se lèvent ainsi dans l’Histoire. Mais, trop souvent, au lieu de pénétrer dans le rêve d’un tel voyage, « compté » selon plusieurs temps, on usera simplement de cette monnaie de façon immédiate pour payer une marchandise. Et elle cessera dès lors de susciter notre curiosité métaphysique, balayant d’un revers de main la profondeur de La Logique. Celle-ci, en effet, se voit supprimée dès que je paie, dès que je consomme, parle en termes courants, en valeur d’échange. L’héroïne de Baxter dans Titan visite des mondes bien plus réalistes que ceux qui reluisent sur une pièce de monnaie. Il s’agit d’un univers beaucoup plus insupportable, plus sombre, où ce qui est joué, au lieu d’être un billet, un numéro de loterie, concerne sa propre vie, sa propre mémoire. Elle dit sa détresse mieux que nous : la pensée ne commence que devant l’absurde. C’est au contact d’un monde immonde qu’elle sera « forcée de penser » au lieu de s’enrichir comme ceux qui restent dans leur système protégé. Et c’est ce que Tom, dans la nouvelle de Heinlein, plus extravagant que Gordon, reprochera à Pat, son jumeau, devenu un vieillard riche, financier, banquier. Compter des pièces d’argent, en rester aux valeurs d’échange n’est certes pas plus réel que parler de Dieu. À l’origine d’ailleurs, le moulage des hosties se pratiquait selon la même technique que celle des pièces d’argent. Et à bien y regarder, les devises bancaires sont aussi abstraites finalement que les preuves de l’existence de Dieu, moins « crédibles » d’une certaine manière. On en reste, ici comme là, à la sphère volatile de la spéculation. Il faudrait cependant une réflexion plus approfondie sur la monnaie, sur son paradis artificiel qui ne cesse d’engager l’imaginaire vers la folie, vers des estampes tout à fait délirantes, des représentations de puissance. Et c’est bien cet argent qui en même temps rend possibles les programmes spatiaux, les missions d’exploration dans une contradiction abordée autant par Alien 2, le retour que par Prometheus détourné par des financiers cupides. En ce sens, la fiction, la théologie ne sont pas spéculatives sans inventer un monde encore plus fantastique que celui de l’argent ou de la valeur. Elles ne sont pas plates comme le serait une carte bancaire. Les « cent thalers » eux-mêmes présentent certes des effigies assez différentes de la valeur d’usage. Une pièce de monnaie que Kant pour cela même oppose peut-être à la preuve de l’existence de Dieu51. Mais ne faudrait-il pas la reconsidérer en parcourant son délire incroyable de puissance, le rêve pharaonique que soulève la monnaie ? L’argument de Kant contre la métaphysique est donc un peu sec. Il passe complètement à côté des voyages extraordinaires impliqués dans le métal en or ou dans des sauts qui valent, comme chez Bradbury, en véritables preuves de l’existence de Dieu52. Quel curieux exemple que celui de Kant, inférieur sous cet aspect aux Chroniques martiennes 53 ! Quelle fanfaronnade que de reprocher à la métaphysique d’être fictive, volatile contrairement à une monnaie dont la valeur ne mesure rien, n’ajoute rien à la pièce qui tombe de haut et pourrait vous fendre le crâne. Il semblerait que, pour Kant, on ne puisse rien ajouter à une pièce de monnaie dont l’existence se réduit à sa forme et à son poids. Comme si la valeur de reproduction, sa démultiplication envahissante ne pouvaient témoigner en faveur d’une croyance, d’une Idée placée au seuil d’un monde fiévreux, celui du jeu, du crime et de tous les excès qui font perdre la raison. Par une approche si peu spéculative que celle de Kant, toute possibilité fictive se voit contester sa forme surprenante, réduite au constat d’existence le plus prosaïque, comme étouffée par le traitement physicaliste des thalers sonnants et trébuchants. On dirait que Kant ne connaît que le caractère mécanique de l’existence réduite à son poids et qu’il ignore tout des rêves de collection qui s’y associent, de l’image qui s’y imprime, de la valeur ajoutée par la dimension symbolique de la monnaie, par la nature emblématique qui en fait l’icône d’un monde spirituel. Borges, mieux que ne le fera Kant, avait également interrogé l’éclat d’une pièce de monnaie : un Zahir dont la densité cesse d’endosser une valeur d’échange54. La vieille pièce ne sert plus à rien, n’est plus en usage, mais s’avère rongée par un trou qui s’élargit de façon insoupçonnée. Il parvient ainsi à en délivrer la part métaphysique. Au lieu de s’en servir pour un achat, le narrateur est absorbé dans son éclat, dans le trajet incalculable qu’elle aura emprunté pour parvenir à lui, une unique fois. Cette pièce de monnaie va se muer en un indice imaginaire, une voie de passage vers un monde différent, une valeur éprouvée sans doute par le collectionneur qui n’en fait jamais usage. Vieilles pièces jaunies qui prennent une importance pour leur originalité, leur unicité, les mondes qu’elles ont parcourus. Et l’on peut supposer qu’à force de circuler entre des univers si différents, la surface de la pièce s’use, devient un être pur et sans déterminations, capable de refléter les rêves les plus fous. Peut-on d’ailleurs – autrement que de manière visionnaire – entrer en tension avec cet être purement ambulant, interrogeant sa teneur métaphysique sans se laisser influencer par l’impulsion d’achat caractérisant l’argent ? Débarrassée de toutes ses qualités financières, de tous ses prédicats, la pièce jaune nommée Zahir nous immerge dans un Absolu qui n’est pas très éloigné de « la définition métaphysique de Dieu ». Ce qui retient le plus l’attention de Borges est alors son numéro d’impression qui en fait l’individualité. Toute une machinerie d’impression, une loterie qui réalisent une métaphore de l’univers ordonné par Dieu en un cosmos, un monde qui échappe aux catégories de l’entendement, aux usages pratiques de la raison, parfois trop terre à terre. La manière dont Hegel traite les concepts de la tradition n’est pas très éloignée de ces pièces usées que la philosophie permet de nettoyer55. Il nous faut cependant nuancer la légende selon laquelle la Logique de Hegel, borgésienne en son genre, ferait le récit de « Dieu tel qu’il est dans son essence éternelle, avant la création de la nature56 ». Hors de toute monnaie, hors de toute effigie ou de tout pouvoir, il nous faut rentrer plutôt dans les rouages d’une espèce de loterie. Une machine de jeu qu’on trouve à l’œuvre comme une loterie solaire aussi bien chez Van Vogt que chez Dick. Du paradis peut tomber une pièce de monnaie qui change tout dans l’ordre du monde, en ce qu’elle porte non pas un usage, une valeur d’échange, mais un éclat où se reflète un Dieu inconnu. On pourrait, pour développer cette proposition, songer à un Dieu venu du Centaure comme celui de Philip K. Dick, révélé dans les choses les mieux polies qui semblent nous épier, le représenter comme en miroir. Le rêve, le délire visionnaire ont toujours eu besoin de supports extrêmement fins, parfois inaperçus : un trésor, une glace, un plan immaculé ou des feuilles vierges… Cela n’est d’ailleurs pas très nouveau. Il ne serait pas inutile d’en revenir à Micromégas de Voltaire, mieux connu de Hegel, invoquant un géant de Sirius qui laisse aux hommes si insipides non pas une pièce de monnaie, mais un support tout aussi étrange : un livre pour leur permettre « de voir le bout des choses », un carnet qui s’avère finalement vierge. Ce qui suffirait à nous faire comprendre que, de cette façon, Dieu ne subit aucune éviction comme chez Kant par les cent thalers, ni par une planche à billets verts, ni par la feuille de papier qui attend sa signature. La fiction de Voltaire, tout aussi méchante sans doute vis- à-vis des bondieuseries, incarne néanmoins son Dieu sur une surface qui ne comporte encore nulle marque. On y découvre un livre qui ne contient absolument aucun signe, en attente d’une divinité. Et cette page vide, cette page blanche, parce qu’elle est blanche, rend possible les Écritures, une écriture, une inscription, avec des registres variés. Une tout autre Histoire peut-être dans la veine d’une intuition commune, celle de Dick telle que racontée par le « Maître du Haut Château », lui qui forge son pouvoir selon un livre secret comme en se diffusant sur les billets de banque où trône la figure d’un emblème, profitant de leur caractère envahissant pour se répandre57. La métaphysique, sous ce rapport, est une exubérance spéculaire et spéculative. Elle quitte l’être le plus plat qu’elle transforme en miroir. Elle envahit nos vies, infecte le réel pour en modifier la profondeur comme un joueur se laisse entraîner dans la fièvre d’une machine en laquelle il se perd et s’anéantit. La Logique, quoi qu’en dise Kant, plane au-dessus de l’Être. Elle en explore la porosité. Elle est la carte de ses transformations possibles, de ses régions encore inconnues, à explorer58. Tracer un signe nécessite toujours une surface vide, un support vierge qui appelle notre curiosité. Un livre que nous désirons remplir par ce qui n’est pas, par ce que l’être devient. On ne peut donc « devenir ce qu’on est » que dans un espace dont les pages sont blanches. Dieu n’existe pas sans se révéler à la cupidité des hommes d’une manière qui ajoute aux pièces réelles les figures d’une hostie blanche où il n’y a rien de remarquable. Les cent thalers sont excédés par des valeurs qui ne se réduisent pas à l’existence brute, comme Hegel ne cessera de le constater à son tour59. Même en recourant à l’Être qu’on dit suprême, même en réduisant l’être à Dieu lui-même, il faut bien reconnaître du point de vue de la théologie que ce dernier est sans propriété. On ne peut rien en dire. Aucun mot ne convient à son être qui est vide devant celui qui cherche à l’atteindre. Il est l’être dépouillé de toute propriété qui conquiert progressivement un sens, s’incarne en une écriture en suivant un trait, un tracé, une circulation accumulant du sens comme le ferait une « monnaie vivante60 ». Il n’est rien sans une telle histoire. Sa neutralité blanche, inoccupée, en appelle au néant autant qu’à l’être. C’est le vide qui l’accueille et lui laisse place. En lui, se noue un drame qui nous dépouille autant que celui qui perd au jeu, perdant non sa fortune mais sa teneur métaphysique. Dieu, pourrait-on reconnaître, s’adosse au néant. À ce titre, il se place devant les affres de l’abysse qui le menace, ayant perdu d’avance ce qu’il ne peut recevoir. Il ne saurait subsister autrement que comme improvisation, Création. Il se révèle progressivement dans l’Être et se précise en devenant quelque chose d’actuel, réclamant le néant pour forer le passage, pour frayer la voie de son tracé, de son devenir. Seul ce qui n’est rien peut devenir quelque chose qui n’était pas fixé d’avance, qui n’était pas écrit sur la page, mais que la page appelle à la manière du miroir qui attend notre image, notre esquisse. Ce qui peut devenir autre ne se réduit pas à ce qui est, sans quoi aucune nouveauté d’ailleurs ne saurait advenir, aucune Histoire. Ce que Sartre retient de Hegel pour la rédaction de L’Être et le néant. Proximité de Sartre, de Vian, de Van Vogt à cet égard… L’infini est le signe de l’espace vide que la science-fiction affronte, de ce qui peut encore changer, une excroissance née dans le fini que le voyage excède. Il se manifeste comme ce qui ne tolère rien de prescrit, pas de sens, pas de propriété qui serait éternellement fixée ou inchangeable parce qu’on la supposerait déjà bouclée a priori. Aussi, l’infini, auquel Hegel redonne accès comme à un trou de vidange, c’est d’abord dans le fini qu’il prend racine, une fois qu’on a tout perdu, comme s’ouvre une lucarne, un robinet dont L’Écume des jours laisse s’échapper de drôles d’anguilles. Une ligne de fuite dans le fini avec pour seules perspectives des fictions nées précisément au sein de nos limitations, parties de rien, de notre étonnement, du fantastique que nous projetons sur le réel progressivement élargi, enrichi. Le livre blanc, dénudé, n’est pas surmonté par un sens. Il est ouvert à tout ce qui vient, sans aucune éternité qui s’imposerait à lui de toujours. C’est là la liberté divine, la liberté du geste de Création, création ex nihilo, tirée de rien, d’une page sans inscriptions… « Un livre qui contient toutes les histoires, vraies ou fausses, y compris celles qui se rapportent au livre lui-même (…). Mais l’histoire la plus importante nous dit qu’on le retrouvera un jour. Un jour quelqu’un brisera son sceau et lira à voix haute le nom de Dieu en Personne pour Le faire revenir en ce monde. Un jour quelqu’un Le libérera de l’encre qui L’enchaîne dans le Vélum, qui L’enchaîne dans le livre. »61 La Logique de Hegel est un livre de ce genre, un ouvrage qui défie la durée, difficile à détruire et qui survit peut-être aux 451 degrés Fahrenheit dont Ray Bradbury fait la limite à partir de laquelle le papier se consume62. Et, quand les pages se pressent sur soi, il reste forcément des bribes, des reliquats en mesure de traverser l’éternité. À supposer la destruction des textes visibles, subsistent des épitaphes, citations, fragments gravés, exemplaires perdus… La Logique ressemble à une espèce de Macronomicon, un livre infini, indestructible, évoqué par le « Livre » de Duncan : « quelle que soit la forme qu’adopte cette œuvre (…) j’y vois en quelque sorte, et j’ignore pourquoi, une sorte de miroir du monde, ou quelque chose de plus grand que le monde. Une autre page puis une autre ; et le monde s’est déployé devant moi, globe projeté et distordu comme il devait l’être pour tenir entier sur le rectangle de deux pages63 ». Et encore, ce monde contenu dans le grain du Livre n’était qu’une oasis englobée dans un autre univers plus large qui s’étend sur la page suivante et embrasse tout le Vélum, « tissu de mondes en comparaison duquel notre Terre n’est qu’une trace de crasse sous l’ongle d’un pouce ». Le roman Vélum est un papier répliqué comme une planche à billets qui envahirait tout le réel. Entre les mondes ainsi effeuillés par Hal Duncan, s’ouvre bien loin de Voltaire, la carte d’un livre qui se complique à chaque page. Et c’est le néant qui rend la circulation possible, comme une case vide dans un jeu de pièces mobiles. Ce qui nous intéressera alors en cherchant à croiser Science-fiction et Logique, c’est, pour commencer, ce néant posé avant toute détermination et qui se laisse atteindre peut-être dans l’extraordinaire du récit, des histoires initialisées par la littérature, par Voltaire, Edgar Poe, Jules Verne, Duncan et tous les successeurs qui ont pris le relais de la métaphysique défunte. On a toujours un trou, une trouée qui ouvre l’orientation de la fuite, du voyage. Ici, l’on recommence – hors du plan mondain – par l’être pur, pur vélum qui ne se concrétise en aucune forme définitive. Cette dernière reste ouverte à tous les sens, appelant des narrations circulaires. C’est la fiction qui fournit vraisemblablement les meilleurs objets à la logique, et ces objets relèvent bien d’un être qui n’est pas celui qui se laisse mesurer ou constater. Toute lecture, celle du livre prolifique de Hal Duncan en l’occurrence, est en prise avec une difficulté de ce genre. Elle s’enclenche autour d’un puits sans fond, en recherche d’une orientation. Quelle page tourner ? Comment cadrer ? Quel écran, quelle marge, quelle interlignage pour ouvrir un passage hors du livre vers l’Être ? Quel signe mystérieux surligne immédiatement l’écrit en même temps que le donné, la pensée en même temps que le réel, l’esprit autant que la matière ? Et c’est toujours le plus étrange qui est convoqué au début : « C’est par l’être pur que l’on doit commencer, parce que l’être pur est aussi bien pensée pure »… Rien en effet ne s’y trouve encore fixé, appelant à la rescousse l’étonnement, la « sur-prise » de la pensée. Rien n’y est accessible, si ce n’est de façon négative, presque mystique. Cela peut évoquer une entreprise utopique, une situation ultime, une situation connue peut-être seulement au travers d’une aventure limite, hors la limite du raisonnable, celle précisément de la SF – cette littérature nouvelle qui naît à la fin du siècle de Hegel, que Hegel ne lirait sans doute pas, mais qui permettrait de mieux entendre les effets créateurs de la philosophie sous cette rencontre venue de l’avenir. Et il nous faudra bien choisir, pour commencer, une intrigue qui se place à la hauteur du courage de la Logique, peut-être à l’instar de l’épopée de Stanley Kubrick : 2001, L’Odyssée de l’espace 64… Le début du film, comme du récit de Clarke d’ailleurs, adopte le grain aride de la Logique. Il s’ouvre par une surface vide, vierge, celle d’un énorme parallélépipède, dont rien n’indique la provenance, aucune trace ni aucun écrit. Il s’agit d’une surface immaculée sur laquelle on pourrait se mettre à écrire parce qu’aucun signe ne vient l’encombrer, grise en raison de son caractère nocturne. On est dans un décor qui rappelle un commencement, commencement du monde, avant même tout monde : un objet insolite, plat, fondu dans le paysage, ne manifestant aucune propriété… Et ce monolithe vierge se retrouve également à la fin de l’aventure. Il longe tout le récit avec le sentiment de provenir plutôt de l’avenir. Comme si, parvenu à la dernière page, il nous appartenait de relire le récit à partir de son terme, partant du redéploiement d’un être donné pourtant dès le départ. Mais un tel paradoxe nous fait penser tout autant que la chose incongrue conteste l’ordre du temps, la primauté du passé. De l’Être initial, qui marque le début de l’intrigue, à la séquence finale qui retourne au commencement du monde, on traverse le couloir du néant dans lequel on ne peut fixer ni « avant » ni « après ». La Logique de même insiste sur la forme de coexistence des temps au lieu de leur succession. Il n’empêche que, pour celui qui doit en vivre la rencontre avant de la penser, l’apparition soudaine du monolithe, sa disparition, son retour réclament une chronologie, une curieuse assimilation temporelle. La nature de cette chose grise traverse l’espace sans aucune priorité chronologique. On dirait un pur concept, une tentative de compréhension qui se relance, appelle une vie nouvelle à la fin, revenue au commencement… On peut noter par là une immobilité semblable dans l’image du vaisseau circulaire filmé comme en dansant, qui tourne sur soi, avec le retour d’une valse. Le mouvement n’est plus ici qu’un « revenir à soi ». À la relecture, cette reprise, cette répétition, cette renaissance, au lieu de nous satisfaire du premier commencement, nous rappelleront tout le parcours déjà effectué : moment logique de l’intrigue où tout se répète en boucle depuis l’avenir revenu au passé. La dernière séquence du film reprend d’ailleurs toutes les images, tous les souvenirs à vitesse infinie et à l’envers, redescendant en deçà de la vie fœtale. Cette ambiguïté du commencement, cette boucle temporelle qui ne se réalise qu’à la fin, cette circularité forment le prisme même de la Logique de Hegel : « ce mouvement est le cercle retournant en soi-même, qui présuppose son commencement et l’atteint seulement à la fin65 ». Voici un éternel retour constituant le thème de bien des romans de science-fiction et l’objet d’autres récits de Clarke, toujours pris dans une métaphysique de l’histoire soumise à une Logique, une histoire cyclique qui se relance à la fin et dont le temps peut se parcourir en n’importe quel sens finalement, dépendant des couloirs par lesquels on passe, de la caméra qui les longe. On est donc, dès le commencement, saisi par l’étonnement, par l’incompréhension d’une forme initiale, flottante, objet gris sans reconnaissance possible, sans conscience capable de nous le rappeler. Des singes distraits assistent, impuissants, à la venue de cette forme tombée du ciel. Leur regard est comme devant une table rase sans conscience. On ne peut rien en dire, rien en faire dans l’immédiat : la mémoire n’est pas constituée au moment de la révélation de l’objet, l’animal humain étant incapable de répéter mentalement ce pour quoi manquent toute idée, toute fréquentation. La « chose = X » est posée ainsi devant le regard absent d’êtres simiesques qui en observent la présence, inaperçue pour eux en tant que chose advenue, en tant que résultat d’un long parcours, postérieure d’ailleurs à la situation initiale, comme revenue de l’avenir. Il nous paraît évident, à ce stade de notre propos, que cette histoire racontée n’est pas de même vocabulaire que le texte de Hegel. Ni Stanley Kubrick, ni Arthur C. Clarke ne sont des lecteurs assidus de la Logique du philosophe allemand, Logique avec laquelle, par des voies latérales, le processus narratif entre en consonance indue, à moins que les réalisateurs du film n’aient eu vent de son cycle au travers d’une littérature secondaire, celle de Marx ou mieux de Lénine s’inspirant de la Logique pour la faire entrer dans l’histoire politique de son temps66. Sans doute la proximité de La Logique avec les textes de science- fiction ne conviendra pas au quidam qui considère cette littérature comme une littérature mineure, n’en connaissant pas un traître mot. Mais la minoration de la littérature est le geste par lequel elle tombe au fond, abordant des sujets moins urgents que ceux qui discourent des intérêts humains. Il faut avoir tout perdu pour se retrouver là, comme enivré par l’absurdité d’un monde aussi vain qu’une machine à jeu. Il y a une commune proximité de l’abîme entre Logique et littérature de seconde zone, et on y retrouve, avec la même passion, les thématiques du cycle, de la fondation, du commencement qui revient sur soi, tourne et retourne sans fin… Mais, outre cette affinité thématique, les relations entre Hegel et Clarke ne sont cependant pas à exclure, ne serait-ce que de façon indirecte, médiatisée par un bain d’époque, un air du temps vaguement partagé. Nous savons que Clarke est né en 1917, année de la révolution russe, et qu’il est fasciné par les formes de la répétition, du maelström, des figures rémanentes, comme le montrent les titres de ses ouvrages : odyssée, cercle, valse, commencement et fin… Il est probable encore que Hegel se soit réellement intégré dans le temps de l’Histoire, une signature que son œuvre a lâchée dans les événements, suivant une circularité par laquelle il interroge l’origine. Que les pages de la Logique se soient en effet incarnées dans le siècle de la conquête de l’espace ne serait pas autrement surprenant, après Tarde, après Mitchell et Wells67. Hegel est un philosophe pour qui le réel se tient en avant et en arrière de lui- même, une lancée ou un « effet », voire un devenir comme en témoigne le mot allemand de Wirklichkeit, de « Wirken », réalisation, traduisant l’idée médicinale de ce qui agit en retard, action d’une drogue ou en tout cas « effet modifié » dans des relances et des reprises dynamiques que Hegel nommera finalement « dépassements » autant que « cycles ». Toute science-fiction est une écriture par cycles (« le cycle des robots », « le cycle de fondation »…) C’est là un point nodal, un critère qui la distingue en propre. Il est question dans ce geste circulaire d’un mouvement qui s’outrepasse comme les étages d’une fusée récupèrent la force du lanceur précédent. Un geste qui se surmonte au-delà du donné et franchit absolument toute limite. La machine philosophique de Hegel comme le vaisseau de Stanley Kubrick font des tours aussi éloquents que ceux de Strauss, de la valse de Vienne. Des tours sur soi qui s’élargissent et prennent de l’ampleur. Un « tournage » qui suppose reprise, répétition conforme à une « réalisation » filmique en spirale. Et ce mouvement centrifuge de la philosophie hégélienne pénètre « effectivement » dans la conception d’une odyssée contemporaine que la science-fiction révèle au mieux, même si on ne peut pas dire en effet que cette dernière conditionne le penser hégélien. Entre la philosophie et la littérature, les relais ne sont pas établis par une archive objectivement vérifiable, clairement documentée, pas plus que Bergson (qui permet à Deleuze de comprendre le cinéma) ne s’est inspiré de cet art. Ce « tournage » relève cependant d’un creusement sur soi, d’une « logique objective » dont semblent se nourrir des récits tout à fait éloignés de la philosophie universitaire, même si des passerelles entre philosophie et science-fiction ont été signalées par de nombreux textes. Notamment ceux de Gérard Klein, éditeur des grandes œuvres de la « hard science-fiction ». Certes, les liens entre la Science de la logique de Hegel et la Science-fiction n’appartiennent point à l’histoire de la philosophie. Cela, nous ne pouvons en douter un seul instant, et il serait déraisonnable de vouloir imposer rétrospectivement un mouvement plutôt prospectif. Des projections sont en effet possibles à partir de La Logique, projections qui témoignent en faveur d’une idéation ouvrant les chemins de la Wirklichkeit, de l’effectuation, difficiles à réduire à une authentique généalogie. Nous croyons, comme Borges, à une puissance du faux, à une falsification créatrice de rapports inédits et risqués. Entre les idées et les textes s’établissent forcément des effets, des relations qui ne sont pas seulement celles de la filiation, mais davantage du devenir, de la mutation, des interférences monstrueuses, virales, dont le sens forme une mythographie raisonnée et parfois des méprises créatrices, des traductions innovantes. Pour tout cela, on pourra donc bien risquer une approche imaginative de Hegel, une variation eidétique qui ne comporte rien d’avilissant, d’autant que les commentaires universitaires du philosophe sont suffisamment nombreux pour ne pas en rajouter de semblables. Au contraire, on peut parfaitement les intégrer et les prendre pour ce qu’ils sont en tant que lectures fidèles à Hegel, à sa diffusion savante. Mais les intuitions de Hegel, l’étrangeté du propos réclamaient sans doute bien d’autres figures, des formes inventives capables de relancer le concept, de lui proposer un champ d’exploration possible. Et la science-fiction, en son genre, porte une dimension conceptuelle capable de renouveler l’idéalisme d’un sens inaperçu dans les milieux les plus aguerris de la spéculation, de la réécriture spéculative soucieuse de revenir sur soi. LE NÉANT Hegel est l’auteur d’une machine qui tourne sur soi avec des ressources proches du fantastique, notamment dans un ouvrage presque romanesque : la Phénoménologie de l’esprit. Il y interroge la façon dont l’esprit apparaît dans le monde. Et cette machine que fabrique Hegel se révèle, de manière tout à fait emblématique, comme une machine à images, à tableaux mobiles qui culminent avec l’idée d’un calice rond, le « calice de l’esprit ». Nous l’avons déjà dit et nous en retrouverons d’autres raisons tout au long de cet essai. Pourquoi en effet un tel objet sous la plume de Hegel à la fin de la Phénoménologie de l’esprit ? Que présente de surprenant cette référence incongrue ? Il s’agit évidemment d’un calice suffisamment doré, poli, pour qu’il absorbe l’image intérieure d’une cathédrale sur sa surface concave. Sa face incurvée permet de réfléchir sur son fond la vision à 360 degrés du monde où il se tient. Ce calice, comme un miroir infléchi, offre une surface de réflexion, une structure topologique qui ramasse en un point fortement réduit tout l’espace extérieur. C’est la totalité du réel qui s’invagine sur la paroi lisse d’une coupe en or. Là, l’infini se reflète dans le fini68. En témoignerait le texte étrange de Hegel qui baigne dans l’image et donne le sentiment d’un étrange plan filmique, vu à travers le prisme spirituel du concept : « L’homme dit-il est cette nuit, ce néant vide qui contient tout dans sa simplicité : une richesse d’un nombre infini de représentations, d’images, dont aucune ne lui vient précisément à l’esprit ou qui ne sont pas en tant qu’effectivement présentes. C’est la nuit, l’intimité de la nature qui existe ici : le soi pur. Dans des représentations fantasmagoriques, il fait nuit tout autour : ici surgit alors brusquement une tête ensanglantée, là une autre apparition blanche ; et elles disparaissent tout aussi brusquement. C’est cette nuit qu’on aperçoit lorsqu’on regarde un homme dans les yeux, une nuit qui devient terrible ; c’est la nuit du monde qui se présente à nous. La puissance de tirer de cette nuit les images ou de les laisser y tomber69. » The tone is set and nothing therefore prevents us from deepening these "phantasmagorical representations", virtual, inflected. It is an all the same strange dimension, charged indeed with disturbing figures in the darkness of anticipation. This terrible night of bleeding heads, Hegel had completed the illustration with a quarrel. This is a hypothesis about the beginnings of history, the history of consciousness which opens with the life-and-death struggle between the strongest and the weakest: a scene which also introduces Kubrick's film, 2001, A Space Odyssey, which places violence at the origin of the world. In the cinema, a huge femur falls like a weapon on the opponent's forehead. White appearance in the night of a prehistoric cave. Strange closeness to the exploitation of this primitive murder of which Hegel is perhaps, well before Freud, the first to consider the violence at the foundation of humanity. In Clarke's novel and Kubrick's film, this gesture had followed the strange exposure of a large cubic monolith. As if consciousness had begun with the vision of an angular, geometric form (dolmens, pyramids which Hegel is very fond of in his Aesthetics). On dirait que la réalité est absorbée en des effets inédits sur la surface lisse de cette apparition. L’apparence brutale de cette surface ne présente aucune propriété. Elle est neutre au point de s’effacer dans le rien, dans le gris fade et sans relief. L’objet se confond d’abord avec le paysage dans un mimétisme parfait qui supprime son contour. Non visible de jour, dans le noir… Le néant, dirait-on, vient trouer l’être, affleure comme ferait une énigme sur ce parallélogramme parfait. Celui-ci se montre si fortement miroitique qu’il entre dans le paysage, y ouvre un vaste entonnoir de reflets qui vont le cacher au regard. Le néant s’avère au monde par cette étrange négation mimétique de la figure objective, miroir qui pourtant va changer les comportements humains, s’immiscer indûment dans la conscience naissante. Après son apparition, rien n’est plus comme avant. Les os deviennent des armes pour nier les autres, leur défoncer la boîte crânienne comme par un scénario particulier, celui de la « dialectique du maître et de l’esclave » imaginée d’abord par Hegel. On pourrait penser alors qu’avant tout conflit, tout combat, ce monolithe vaut comme « être pur », mais sans propriété remarquable, s’annonçant dans le réel en une neutralité inassimilable, quelque chose de si indifférent qu’il n’est pas loin de fusionner avec le néant, de creuser un effacement dans tout ce qui va le toucher et qu’il force à la réflexion, à se réfléchir et, par là, à réfléchir. Alors la négation s’empare des hommes qui le contemplent et en assimilent le pouvoir de destruction. Le néant néantit. Rien ne peut en effet se marquer sur sa face, pas même l’ombre, comme si « l’absolu était le non-être70 ». Le miroir suppose certes un tain qui lui s’efface en mirant d’autres choses. Il rend possible dans son invisibilité la naissance de l’image. Il en va ainsi du monolithe dans le film de Kubrick. Chose en soi – ou plutôt un « quelque chose » dirait la Logique hégélienne. L’une est grise quand l’autre est sans détermination : un quelque chose qui serait sans propriétés, « comme une négation71 ». Voici en tout cas un étrange objet par lequel tout commence et qui absorbe jusqu’aux rayons du soleil. C’est un mouvement de neutralisation comparable que Clarke se complaît à aggraver : « Lentement le soleil montait au-dessus du cratère et ses rayons déversaient presque librement sur la face est du monolithe. Floyd décida de se livrer à une expérience très simple : il se plaça entre le bloc et le soleil et chercha son ombre sur la surface noire et lisse. Il n’y en avait aucune72. » La chose, se dit Floyd, confine au rien, révèle « le noir… l’idéal pour absorber l’énergie solaire73 » et « tous les avenirs possibles recelaient désormais cette éventualité74 », cette ouverture dans l’être. Il s’agit d’un large support, fondu dans le tout, qui présente l’intrusion d’un « ailleurs », une porte vers d’autres temps. D’une certaine manière, Hegel pourrait se reconnaître dans ce que Floyd, personnage de 2001, L’Odyssée de l’espace, avait noté. Il se pourrait que Hegel inspirât ici la scène et tout ce que le début du roman affirme en soutenant que l’objet est si neutre qu’il en devient presque transparent. Il se confond avec tout et n’est finalement « visible que lorsque le soleil lui[sai]t sur ses arêtes75 ». Hegel's Logic precisely puts its finger on this point: being in its simplest appearance is also nothingness, a neutral, smooth, transparent nothingness. But on him, in him, things begin to shimmer. Pure being is equivalent to pure nothingness first of all in that it is without properties. So much so that "the thing in itself is indeterminate, entirely devoid of form and content." The gray object, Clarke's monolith, looks exactly like "the thing in itself", which has nothing to show but "something"... Something that inspires the primordial desire as when the child can say “I want something”… And its shape only comes afterwards, when the sun reveals the worrying evidence of it. In this rather paradoxical perspective, we can better see that “being in itself, as it is here at the beginning and in its immediate state, is nothing other than pure being (…) which, in its state of indeterminacy, is nothingness. Indeterminate, there is nothing tangible. Like Clarke's monolith, an immense gray surface filmed by Kubrick, it is "something that cannot be named78" because it is without determination, absorbing shadow at the same time as light. It disappears, so to speak, by soaking up its environment, giving way to everything that wants to appear. It is then up to Logic to enter this mirror, to explore its faces to allow contrasts, absolute oppositions to gradually rise there. But this monolith is not visible at first. A large perfectly reflective surface is never visible. For it itself to appear as something, its unity must break up "in so far as it has various sides". Before marking sides, edges, a mirror merges with the landscape. Without its frame, it is just as good “not seen”: a nothingness. How else to appear? How there would it have "phenomenality" without such an erasure? If being is nothingness, then an initial tension is born, a contradiction between two extremes that we are finally used to opposing. It is through these violent departures from thought that the empty abstraction of the most neutral Being gradually rises to a concrete existence, to the effects of reality in an adventure, in a human history that Hegel will detail through the figures from the Phenomenology of Spirit. A phenomenology, a reflected appearance of which we must recognize that Kubrick finds here some milestones. The Phenomenology of Spirit is a rich panorama of human history that is built up from nothing, from first abstract features to an increasingly dense fabric completed by the birth of a God in matter. . Everything therefore begins with the logical tension which makes Being and Nothingness the same thing, an incurable identity, a covering of states which repel each other only on the most attentive examination, for a consciousness on the alert or even, as says Hegel, for us who have reached a new beginning. And, from this tension, from this return of the end which leans on the origin, Clarke also makes the resource of his story, entered into a millennial temporality. Ce qui arrache le monolithe noir à sa neutralité, ce qui donne la possibilité d’ouvrir une Histoire, c’est justement que l’être s’arrache au néant, qu’il commence à travers ce repoussoir, entame une espèce de rythme vivant, un échange incessant d’être et de non-être. Et c’est dans ce rythme, dans cette dialectique infernale que la science-fiction apprend de Hegel une vérité philosophique : « la vérité de l’être et du non-être se trouve dans l’unité de tous les deux, et cette unité c’est le devenir80 ». Le devenir est en tout cas le motif du film de Kubrick qui file à toute vitesse à travers les failles de l’être, longe le bord du néant vers l’infini. Et c’est vrai tout autant du roman qui l’inspire. Les quatre volumes de Clarke organisent en effet les ressources d’un dépassement possible, d’un rehaussement qui se répète en s’enrichissant par des différences et des événements. S’attachant à cette histoire de l’Être, à la révélation de son essence pour en comprendre le sens et le Concept, tout ce devenir historique est ramené à Hegel, à la logique paradoxale de l’être et du néant, à la tension qui les superpose et fait naître leur tiraillement. Et si la Logique de Hegel est un des plus grands livres de philosophie pour la découverte de cette aimantation, aux pôles fortement repoussés, 2001, L’Odyssée de l’espace est sans nulle conteste l’un des plus étranges livres filmés de la science-fiction. LE DEVENIR Becoming, the repetition enriched by an odyssey that almost emerges from nothingness, is a profound creation of Hegel. The reader of the Logic is constantly carried away by this creation as if emerging from a long sleep. Before anything becomes thinkable, one must suppose a tearing away from raw being, a tearing away from the border of the nothingness that torments it, at the edge of absence, of abstraction where only a numb consciousness remains. This state is something other than simple contemplation, still too mystical in its vision. It comes closer to what science fiction is fond of by plunging its characters into hibernation in order to cross unscathed journeys that last centuries. To do this, the body is placed in the bath of a minimal ontology: "if some trace of consciousness perhaps remained within sleeping brains, it would be beyond the reach of the devices, beyond the memory…He woke up…He was drifting in a dreamy haze…he opened his eyes, but there was very little to see apart from an amalgam of hazy lights which dazzled him”. Beyond memory, there is something. Something similar to the beginning of Logic devoted to pure being, a daze that places the reader on the limit that separates being from nothingness. As Hegel affirms, "being and nothingness are identical", while already recognizing "that they differ, and that one is not what the other is", that there is a minimal gap whose “difference is not yet determined…a thought that we can neither express nor define”. We stand on the edge. Stains begin to stand out, colors to organize themselves, qualities to reveal themselves. And then the whole gradually becomes clearer. Becoming is at first imperceptible as long as it stands at the bottom of the precipice and gives us the quite correct feeling that "being and nothingness are one and the same thing". To grasp it, the mind must be freed from finalities, goals, particular actions by entering a phase of indifference which still comes out of our daily concerns. What an experience of deep sleep - and its sudden awakening - manifests in a particularly suggestive way, placing us precisely in "a state of indifference such that it is one and the same thing for us whether this object exists or does not exist”. If we do not reach this state, then we will be invaded by worldliness, busyness, concrete finalities that we substitute for the difference, initially weak and abstract, of being and nothingness. A tiny difference whose proximity we perceive only in the depths of an unfathomable night, a total eclipse. Nothing better than science fiction to make manifest this radical night which only begins when leaving the galaxy: an absolute night which we hardly know and which Frank M. Robinson will develop in an extraordinary novel to which we will return, Destination darkness. I floated in silence, a tiny speck of dust in the immensity of the cosmos, my eyes fixed on multitudes of stars, fragments of crystal scattered on a case of absolute blackness, as if I were buried alive in a thick, silent blackness where nothing had texture or substance This night outside the empirical existence that characterizes the human is probably only faced in an exceptional way and under extreme conditions. And it is difficult, in this suspension, not to ask the question of what my presence is in the dark: why me, me, this piece of matter that has become a spirit? What is this space without objects, so to speak pure, abstract? What secret God stands there before the creation of the world, between the nocturnal faults? What logic, what idea are at work in this scattering of material grains? What are statues and cults worth when a God necessarily extracts himself from the worldly plane? Peoples who, noted Hegel, adore monkeys, oxen, stone and bronze statues, etc., are said to have a religion. It is because man does not easily get rid of this opinion - based on the sensible representation – that the aggregate of finite things, which we call the world, has a true reality. And between God and the world, it will be much more difficult to decide for the reality of God than for the reality of the world. We will admit more easily a system which unduly denies God than a system which denies the world, and we will find that it is much more natural to deny God than to deny the world. But when the world expands, when the Earth moves light years away, what about the night? What to think when, behind the shadow of Jupiter, our planet disappears, when men who were in artificial sleep barely wake up to come out of nothingness, cut off from all attachment to daily existence, without assurance of earthly empire? In fact, we understand that this cut off from the level of public opinion or the world, in its most "down-to-earth", requires a detachment that philosophy, only professional, is not used to. From contact with forms that are too mundane, too superficial, the purity of logic would be altered. “Contingent things offer only incomplete determinations. We cannot therefore start from there, “it is rather in the spirit, in its essence, that we must seek the absolute”. And the spirit is born to itself only by bathing in emptiness, in the ultimate indifference, this neutrality which frees us from such inferior views of the earth's atmosphere. Pulling away from it is like stepping into piercing light of the sun: “isolated by our blindness, cut off from the Earth, experienced a brutal feeling of loneliness...it would be the darkest hour long they have known”, the hour most propitious to pure logic, to reflection on a God before any exposure to the world…“He had passed into a new dimension where everything was far away”… The same can be said today, of course, of the photos of sun spots which reach us from non-human probes and which give the impression of revealing what no eye has not yet formalized: an image of the unsupervised. The reflection on Being, in the twist that places it in front of nothingness, thus testifies to a veritable abyss that Logic experiences in “experimental” conditions close to the science fiction novel. It will be easily understood that “philosophical knowledge is not vulgar knowledge, nor is it obtained by the same processes that are ordinarily employed in the other sciences”. It calls for an extraordinary story that moves beyond current knowledge. In this torrid and extreme region, on the borders of an uninhabitable world, arises the most prodigious thought, that which suddenly recognizes that the breath of becoming is the unity of being and nothingness. By sinking towards the original abyss on the bottom of which the being stands out, a difference imposes itself at the same time, in the pure void, the breath of becoming floats and projects itself into the genesis of thought. This becoming is inscribed at the beginning, in the very birth of a visible form. The breath of becoming manifests itself, particularly in DH Lawrence, at the moment when the ego shuns its previous lethargy, its hibernation, when it no longer had an object or even any relationship to itself, purely unconscious, buried. Now, the breath of becoming allows the airlock of the rest room to suddenly open up to a return to life. Here, nothing is still, nor any consciousness. Consciousness now begins to present itself without already being there, neither "pure being" nor "pure nothingness". Tipping like a snowflake from one to the other, it becomes, enters the field of light, gradually imposes itself according to the gradually emerging thing: “a soft light illuminated the room. He glimpsed moving figures and, in an instant, his memories came flooding back. And he knew exactly where he was. Though he had crossed the furthest limits of sleep, the approaches of death.” Logic, readers of Hegel know, also has to do with death. It is perhaps rooted in this eclampsia, on this border, in this interstice, before very quickly falling back into the contingency of the usual landmarks, those of space and time that characterize us. So, we slowly begin to think otherwise, without even being able to formulate it. "The fact is that a speculative determination cannot be exactly expressed in the form of a proposition", the speculative is a regime of thought on the threshold of identity, between difference and non-difference, between the indistinct and the distinct, between nothingness without contours and the being which is individualized. We have now crossed the threshold of the only probable experience of Kant, an experience which remained too subject to a space, to a human time. Here we are in a world before space and time, in a world where a completely different experience takes place... a becoming that is as much a strong drift. And this becoming is not only the unity of being and nothingness, “but their essentially mobile unity”, a unity that negates itself by falling back into the darkest essence to extract from it a journey, a drift. On the dark background shines an almost indistinct line: a wandering, the line of a trajectory, a mutual uprooting of light and dark, their differentiation. And it is a new figure that occurs in such a relation, a form that Hegel will name "existence" or "being there". L’EXISTENCE This movement of existence is a process that Clarke takes pleasure in varying in several versions, several cycles which will gradually bring out the spirit of the world. The space shuttle Explorer 1 will indeed discover what going out means, going out as few living beings have had to go out. To exist (ek-sister) is first to emerge from nothingness just as much as to shelter oneself from the solar being, ultimately too centered, too dazzling. To exist is to tear oneself away from the orbit of any known earth to experience new tensions, new gravitations and often unnoticed oppositions. So existence sometimes gives us the falsely reassuring feeling of rediscovering those we had lost sight of, the world as we left it before entering into indifference and speculative neutrality. This movement of existence, as soon as it brings consciousness out of its immobility and distinguishes itself individually, brings us back too quickly to a "limited and finite" unity. Then the tension of being and nothingness ceases to be felt when this unbearable conflict seems to stabilize and disappear. And the character, already mentioned earlier, while floating in the interstellar darkness, can say to himself that it is time to turn back towards existence: "I shivered in my spacesuit and that's when I came my ultimate revelation. All that was blessed in this universe was on board the Astron or on this miserable layer of humus that covered the earth. That said, existence, exposed to the tension of the being and nothingness (the void), is only superficially pacified and does not really settle into the calm assurance of oneness. The spacecraft in no way protects whoever comes out of it. We will undoubtedly have the illusion of tranquility, the illusion that “nothing can come from nothing [and] what is can only come from being", caught up in forms of worldly satisfaction, in the reassuring observations of our "understanding" which separates us from chasm. But existence, since it arises from becoming, will quickly lead us back to anxiety. When the monotonous clockwork of everyday life sets in, a crack breaks the spell, and "death" suddenly rises in the throat of the one who thought he was safe. To try to re-establish the link with the earth, to repair the faulty antenna, the philosophical astronomer must each time come out of the aircraft, but without letting go of the certainties of existence: "slowly, you had to go slowly, never rush. Stop and think: these were the safety rules in space…Poole was not taking any risks. He slowly moved away from the support just in case…When the work was done, we tended to think only of getting back inside. That's when the mistakes happened...She took her time and observed each wedding guest as part of a greater hive, and suddenly the qualities manifest themselves, the intensities, each guest being the subject of special attention. This slowed-down existence of attention is obviously hardly that of Logic in the strict sense, and yet it does indeed stem from a certain "tension", from a quality of being, cautious in the face of nothingness, to the point that this moment of Logic, with which everything begins in the dark, is grouped under the figure that Hegel calls "Quality", making us "attentive" to the qualitative aspect of being and existence that becoming dislodges in effect from all security. Existence, however reassuring it may be when nothing is happening within the void, should not take away from our sight the contradiction that everywhere manifests itself there. It behooves us to recognize that "there is no object where one cannot find a contradiction". The slightest misdemeanor can become deadly, start to float, drift away, lead us into another becoming. Uncertainty is the rule. Admittedly, this contradiction that everywhere manifests in the singularity of existence has always been minimized, erased even by the ancients – and in particular around Zeno, from whom people often sought to cure us, oblivious to the paradoxes encountered in existence. How can I understand that I exist sometimes as young, sometimes old, sometimes inside, sometimes outside? In comparison with Being, the most naked, will existence not induce in-depth modifications, repentances, new consciences? At first, existence appears to be reliable. But now new breakdowns are appearing and its software is suspected of having bugged, of becoming fallible and dangerous. A great doubt now hangs over Gerald. At first, this doubt is like a contradiction that is difficult for Gerald to admit: “He had begun to make mistakes but, like a neurotic who cannot recognize the symptoms, he denied them”. How then could existence become other? How can such a determined processor become contradictory enough to inspire Zeno's ancient panic? The thing is not only inconceivable but seems at first excluded. It is like the first Greek philosophers, the Eleatics. Rather than admitting the contradiction and confronting it, on the edge of the abyss towards which it leads back, Zeno of Elea's interlocutors invite us to consider that this difficulty does not exist, that there is no problem for the rest, that “the movement is not”, that the embarrassment is only apparent, that nothing has changed. It must be kept that “being is and non-being is not”, that it is difficult to consider these two states on the same level. Better to deny nothingness, repress its signs. And yet, we can clearly see that everything moves, that movement modifies everything, that what is no longer the same, can disappear. By ignoring the destructive work of the nothingness that comes to modify being, existence is sadly truncated. There is a denial of nothingness whose emptiness nevertheless constitutes it as surely as the ring needs a hole, a passage to be the object of an alliance, to receive the other and to find on the finger a vacant spot. Nothingness, emptiness is obliterated only if existence is affirmed as a full quality. We obviously remain with the existing being as something that remains similar: Carl, the Earth, the Vessel… identical and conflict-free objects whose drift will first be minimized, denied. Being cannot get worse, nor set a course for the worst. Such is the wish. THE UNDEFINED Nous avons raisonné pour le moment comme s’il y avait déjà des planètes, des ordinateurs, d’autres gens autour de cette entité tout droit sortie d’une espèce de neutralité grise, extraite si péniblement du néant. Mais s’il n’y a d’abord rien, moment d’où part Hegel, ce n’est pas la même chose que d’y retourner, moment qui préoccupe la SF. C’est toujours une obscure déconstruction qui guette le roman de science-fiction, comme le montre fortement l’absurdité de La Guerre éternelle de Joe Haldeman, où toute action est suspendue par la contingence d’un temps relativiste102. Au lieu de restaurer les conflits, de les dépasser, la dialectique qui oppose les différentes parties en lutte part à la dérive, chaque événement se délitant vers le passé autant que vers un futur qui conteste ce qui était entrepris. La chaîne du temps qui donne un sens à l’action est interrompue, la chronologie devient elle-même impossible. Chaque geste s’ouvre à des avenirs qui ne concernent plus l’action en cours. On pourrait s’endormir et se réveiller dans un autre monde, sorti de l’Histoire. Dans le cas du roman de Clarke, on notera un mouvement tout aussi aberrant. Tout le monde est plongé en sommeil artificiel et retrouve le non-être dont il procède. Ne règne que la nuit et même, en deçà de la nuit, le rien tout court, pas le moindre rêve. Sortis de l’être pur, nous nous sommes progressivement exposés à des lumières, des gestes, des machines, toute une qualité peuplée d’autres réalités qui maintenant posent des difficultés, des obstacles qui nous nient par des pannes, des négations dont le danger n’est pas perçu d’emblée. L’existence la plus fermée, revenant à elle, hors du sommeil, pose d’abord et surtout des formes solides : un être en soi, sa fermeté, sa densité retrouvée à l’identique au moment du réveil d’abord le plus indéterminé. Avons-nous été trop rapides ? Ne faut-il pas sortir du sommeil avec plus de prudence ? Sans doute. Mais sur le contour clos de l’en-soi, n’y a-t-il pas une autre face ? Il faut bien un contact, un « être pour un autre103 ». Une espèce de relativité de la chose qui n’est pas pour moi ce qu’elle est pour vous, à une autre distance, voire dans un autre temps… Si je tiens en un bord, fût-ce une enceinte, un sarcophage, ce bord donnera par là même sur autre chose, un dehors, une rencontre. L’être en soi le mieux clos ferme sur une limite d’où tout est exclu, frigorifié. C’est l’obstination de Haldeman à nous enfermer dans des scaphandres, des combinaisons qui forment de véritables coques protectrices. La Guerre éternelle est l’histoire de ces armures mécanisées, électroniques, dont la frontière avec le dehors est sans cesse menacée. Mais ce dehors, fortement exclu, intervient au bord, touche au même. Il y a limite dès qu’il y a un être posé « pour soi », recroquevillé sur son enceinte. À l’autre extrémité de la limite organique, s’imposent la limite virale, la limite ontologique. On le verra à propos de l’excellent roman de Charles Wilson, Bios, où il est question d’ailleurs de Hegel concernant cette impossible limite. Mais, pour le moment, nous nous en tiendrons à la teneur logique du problème, nous tournerons en rond pour y revenir, comme Hegel fait lui-même entre les différents étages de La Logique. S’il y a limite, il y a forcément un autre côté, une autre extrémité, quelque chose d’étranger qui l’altère et impose une certaine variabilité à l’existence : sur sa frontière « l’un des termes est aussi l’autre, et l’autre est aussi ce qu’est le premier, et, par conséquent, celui-ci devient l’autre, et ainsi de suite à l’infini104 ». Cela est sans doute un peu fou et aura étonné les lecteurs et étudiants de Hegel qui n’y verront goutte. Cette folie de la Logique n’est pas sans agiter les mondes contradictoires de la science-fiction actuelle. Nous sommes déjà par là entrés de plain-pied dans un univers dickien, Philip K. Dick s’inspirant librement de philosophes, notamment Descartes, mais bien entendu – et notre exergue le prouve suffisamment – Hegel concernant sa conception de l’absolu105. Dans certains de ses romans, ce premier ne cesse de varier les frontières de l’existence. Tout peut se modifier non seulement entre les vivants, mais encore sur leur extrémité : la mort. Comme si on pouvait différer, acheter un instant de plus, négocier le temps qui nous est compté : une course folle filmée par Andrew Niccol dans Time out, très proche de Dick sous ce rapport, lorsque après vingt- cinq ans tout se paie en unités de durée vitale, de périodes restantes, même pour prendre un bus, dont la course pourrait augmenter et vous faire mourir avant de rentrer chez vous… Such a negotiation of existence beyond its border still occurs between sarcophagi that preserve the dead in themselves, units placed in biostasis before however reaching their ultimate death. There always remains, as Epicurus knows, a divisible instant which separates us from it. Perhaps a brief moment delaying the brutal encounter with nothingness. On the verge of shock, one artificially maintains in oneself the one who is going to die, put into hibernation. This is one of the themes of Ubik when the dead maintain a state of suspended animation, dreaming of their life which is gradually deteriorating. Then time enters a strange infinity. A bad infinity, a ubiquity where we no longer know if we are still alive or if it is a neighbor who exploits the last remaining seconds, lengthens them, usurping the survival of others before reaching the limit of the end. Nous voici placés devant un échange qui rend la frontière des identités difficile à maintenir. S’ouvre peut-être ici un infini. Mais ce n’est là, en effet, « qu’une infinité fausse ou négative parce qu’elle ne contient que la négation du fini, lequel se reproduit toujours et n’est jamais effacé ». Alors « la progression infinie n’est autre chose que la reproduction incessante et alternée de l’un des deux termes dont l’un appelle l’autre106 ». La phrase de Hegel est complexe, et le problème de l’infini reviendra sous d’autres formes, dans d’autres circonstances logiques et, pour nous, relativement à des romans de plus en plus étranges. On se rappellera l’escalier d’Ubik, la force infinie qu’il faut pour le gravir, la force qui se dilapide pendant que l’espace ne cesse de se diviser sans atteindre le palier supérieur107. Une incroyable épreuve qui se dilate, qui sort de tout temps mesurable, comme s’il était question d’un vortex. Là, on dirait plutôt qu’il est question d’un mauvais infini, celui de l’immortel, celui qui pousse sans cesse à chercher un jour de plus. Comme s’il nous était loisible de reproduire l’alternance incessante d’un nombre auquel on peut encore en ajouter un autre, qu’on pourrait ainsi compter sans fin. Toujours, nous pouvons miser sur un reste. Une espèce de répétition sans terme qui cherchera son ubiquité à travers un jour de plus, par l’ajout d’une heure, par un supplément qui resterait ancré finalement en un temps élastique, spongieux. C’est là une vie égoïste, celle de l’immortel : vie indéfinie d’Ubik, au bord du gouffre, approchée de manière exponentielle comme dans le paradoxe de Zénon. Et au lieu de s’absoudre définitivement, l’Être au contraire ne cesse de s’étendre, de nous faire rêver à une suite, de gagner l’omniprésence indéfinie. L’Être cherche une marge extensible, comme par un malin génie qui tire à lui l’Autre, afin de lui voler encore quelques secondes, son avenir imminent, non sans économiser ce qui reste, juste avant de s’effacer dans le néant. Il suffit de se laisser congeler vivant. Il suffit de fractionner « l’heure de la mort » en petits moments extensibles, infiniment divisibles, pour lui arracher un peu de quantité d’être, pour outrepasser le fini de l’existence. Ubik dans l’instant de la mort, différé par une espèce de congélation, met en scène un génie aspirant le peu de vie de tous les mourants mis en cryostase, sur le seuil du sursis, et va le tirer à soi. Ce reste de vie que Dick place au seuil de la mort, en une mort vivante, un peu fantastique, en hibernation, Hegel l’entrevoit dans le processus de chaque vie, de chaque devenir qui le plus souvent ne cherche qu’à revenir vers l’en- soi, à gagner encore une bataille sur l’en-soi, au lieu de devenir un « être pour-soi » capable de se lâcher dans le fini. Mieux vaut une vie brève, mieux vaut valoriser l’instant et déverser tout l’infini dans le fini. Non plus capter l’infini, comme par congélation et pour durer davantage, mais distendre le fini lui-même par l’infini, en accepter la fulguration108. L’en-soi ne devrait pas être visé comme un jour de plus, ou un nombre qui en suit un autre. Il serait important, au contraire, de renouer avec quelque chose de plus intense que ce qui dure, que la succession sans limite des jours. Ainsi l’en-soi nous pousserait à une rupture avec le temps, une rupture avec la conception de l’immortalité comme suite indéfinie de moments. Il y a une autre façon de rompre avec la mort que d’attendre un jour de plus. L’absolu ne consiste pas à miser sur un compte sans terme, auquel on peut toujours ajouter une heure. Dans l’existence, au contraire, le savoir déploie une autre vie qui ouvre vraiment pour-soi la mort, mais comme on ouvre la fenêtre sur une forme nouvelle. Voilà sans doute ce qui motive le final de 2001, L’Odyssée de l’espace, livre également cyclique, qui confine au revenir, à l’éternel retour, à cet enveloppement que Hegel nomme l’Absolu. Au lieu de chercher sans cesse à capter l’en-soi, à aspirer l’existence, répétant le même, en un ressassement qui est le mauvais infini, il s’agit de toucher à autre chose dans ce retour, à revenir différent comme c’est déjà le cas d’Ulysse, lequel se pense pour lui-même tout autrement au sein du voyage. Alors il y a réelle existence, devenir autre dans le même, dépassement de la nuit, sortie d’une vie de simple mort-vivant. La philosophie de Hegel consiste finalement à franchir la limite, au lieu de s’attacher à soi sans varier d’un pouce comme ferait Jory, l’enfant gâté d’Ubik, affamé par la vie indéfinie qui lui reste, et à partir de laquelle enlever encore quelques minutes aux autres morts-vivants qui reposent à côté de lui. Nous aurons peut-être l’occasion de revenir à Ubik. Pour l’heure, il nous faut tourner encore plus lentement dans la Logique comme pour parcourir le vaisseau rond de 2001, L’Odyssée de l’espace, suivant la valse lente de Strauss. Et si l’habitacle adopte la forme d’une vaste soucoupe en rotation, c’est bien dans l’idée d’un manège. Tourner en rond, certes, mais pour retrouver la gravité, la stabilité de la station verticale, le rythme qui nous donne une posture droite, une substance dans ce qui est si autre109. Ce n’est plus l’escalier sur lequel pivoter et monter, sur lequel perdre sa force et sa substance, mais c’est la navette qui gravite sur elle-même pour nous rendre de la stabilité. La véritable infinité n’est donc pas de rester en soi, de retomber une fois de plus en-soi, mais de tenir debout dans un monde changeant, de découvrir par ce cycle un soi nouveau (un en-soi devenu pour-soi). Sous le retour, sous le cycle qui revient, la force centrifuge fournit une nouvelle posture, une stature, une verticalité qui nient le mauvais infini, qui rendent possible la teneur d’un voyage même dans le vide le plus noir. Un « être-pour-soi » qui revient à une nouvelle détermination en ayant passé par l’autre : « c’est ainsi que l’être se produit de nouveau, mais l’être comme négation, comme être-pour-soi110 ». LE FINI ET L’INFINI L’infini n’est donc pas cet escalier dont Dick montre qu’il se décompose comme du vieux carton jauni. Ce n’est pas l’émiettement vidé de substance qui le caractérise. L’infini dans son sens actif, au contraire, vient gonfler le fini qui lui donne son contour et sa réalité pour soi. Ce n’est que dans la finitude que naît l’infinitude qui justement la nie. Que 1 soit un nombre fini n’empêche pas d’y introduire l’infinité des divisions entre 1/2 + 1/4 + 1/8 + 1/16 + 1/n… avant d’atteindre le compte total. L’une et l’autre entrent dans une dialectique où, en un premier temps, « l’infini, qui n’a qu’une existence particulière et qui a à côté de lui le fini, trouve dans ce dernier sa limitation111 ». Mais l’une se réalise dans l’autre selon des qualités qui se modifient sans cesse. L’infini n’est donc pas différent du fini. Il en désigne la force d’ouverture, de descellement, la dynamique d’extension autant que son champ intense. Il faut replacer les deux éléments dans une relation plus idéale que celle de deux classes que l’entendement sépare. Nous l’avions déjà évoqué à propos de Willam Ritt et Clarence Gray, auteurs du Voyage dans la pièce de monnaie. Dans cette histoire, le Professeur Kopak découvre un nouvel élément de Mendeleïev dont le rayonnement est capable de réduire les objets. Une telle réduction tient bien sûr de l’allégorie. Mais il faut s’en tenir au contenu spéculatif de la fiction. Il serait évidemment peu raisonnable de supposer que Brick Bradford puisse se réduire à une taille subatomique pour explorer le microcosmos d’une pièce de monnaie. Mais cette impossibilité n’empêche pas la mise en œuvre d’une intrigue instructive. Dans l’infiniment petit naissent, selon cette BD, des galaxies avec planètes et civilisations inconnues, tout un univers aux proportions incomparables. Imaginons alors que la pièce de cuivre tombe. Elle va parcourir une distance extrêmement faible dans notre monde, mais pour le microcosme dans lequel évolue Brick, cette distance serait colossale, infinie autant du point de vue de l’espace que du temps. Une telle rupture des coordonnées spatio-temporelles reste ici confinée au registre de l’extraordinaire. Il fallait un Philip K. Dick pour en rendre la proposition réelle, sortant le genre SF de la simple utopie afin de regagner un réel élargi. Dans Le Problème des bulles, K. Dick met en œuvre cette relation du fini et de l’infini avec une amplitude qui n’est plus celle de notre vision limitée, elle qui sépare les deux selon des lois inconciliables. Il va au contraire les dialectiser, créer une idéalisation dynamique des rapports, dans des effectuations réalisantes, chaque monde valant pour-soi tout en se relativisant sur le plan de l’en-soi. Par exemple, dans un calice la vitesse des bulles de champagne peut être importante. Mais vue l’une par rapport à l’autre, se déplaçant à la même vitesse, elles seront immobiles. L’infini se déploie donc avec d’autres effets dans le fini qui le contient. Un géant démesuré qui implémenterait notre système solaire sur une partie infime de son bras mettrait un temps très rapide pour ramasser son gant, mais pour notre univers microscopique ce mouvement correspondrait à une extension illimitée, à un espace astronomique, quasi immobile, aussi peu variable que la configuration de notre ciel dont les étoiles pourtant se déplacent à très grande vitesse. Le fini et l’infini ne sont donc pas indifférents. Ils modifient, par leur rencontre, toutes les effectuations de la réalité. On ne peut plus penser désormais selon les catégories de la logique classique. Le rapport à l’infini requiert une nouvelle logique. L’entendement humain, malheureusement, conçoit seulement « un rapport où le fini et l’infini occupent chacun une place distincte, où le fini est placé en deçà et l’infini au-delà de la limite112 ». En vérité, ils interagissent suivant en cela une détermination réciproque, très élastique, même s’ils sont « séparés par un pont, un abîme infranchissable113 ». Des mouvements d’univers infinis ne seraient pas même sensibles dans leur célérité réelle si on en restait seulement au côté fini mesurant l’espace et le temps en fonction d’unités réduites, des unités illusoires qui, à l’échelle de l’infinité pourtant se dilatent. 1, 2 ou 3 ne sont des entiers qu’en apparence. Disons qu’ils incluent l’infini puisqu’on peut les fractionner en parts sans fin, parfois jusqu’à l’irrationnel (Pi, racine de deux…). Il faut donc plutôt ouvrir le fini à l’infini pour rectifier ce rapport selon l’Absolu. Force nous sera alors de reconnaître une relativité de l’espace et du temps, une modulation qui ne sera plus de même seuil dans le fini et dans l’infini. Les quanta et qualia de l’infini ne répondent pas aux quantités et qualités élaborées dans le monde clos de la finitude. Mais pourtant, ils s’échangent et se complexifient. D’où la nécessité de ne plus mesurer les premiers à l’aune des seconds. Il faudrait finalement cesser de penser de manière duelle. Au lieu de les prendre chacun en soi, indépendamment de l’autre, le fini et l’infini se relativisent au bénéfice d’une Idée qui les fera davantage varier l’un par rapport à l’autre, laissant exploser les cadres de la mesure. Cette manière de repenser le rapport du fini et de l’infini, certes complexe, en appelle au dispositif de la SF pour lui donner corps. Elle désigne peut-être ce que Hegel nomme idéalisme. Mais l’idéalisme n’est qu’une autre lecture du réel, une plongée dans la réalité qui en refuse la limitation. « Ce qui constitue la vérité du fini est plutôt son idéalité. Ce pourquoi, l’infini de l’entendement, qui laissait subsister à côté de lui le fini (…), n’a sa vérité que dans son existence idéale. Alors seulement nous accédons au vrai infini. Cette idéalisation du fini est le principe fondamental de la philosophie. » Ce pourquoi celle-ci déplace en effet toute limite dans l’ouverture de l’infini mais réintègre également l’infini dans la contraction d’une unité. Fini et infini se mêlent. « Il n’y a de vraie philosophie que l’idéalisme » qui pourra nous éviter « de prendre pour l’infini ce qui, par ses déterminations, ne constitue qu’une existence particulière et finie114 ». Accéder à cette dialectique suppose que l’être glisse de la qualité de l’en-soi le plus lointain vers la forme contractée du pour- soi qui en réalise peut-être la pensée angoissée : nouvelle vitesse, nouvel espacement capables de prendre en charge le mouvement de l’infini, même imperceptible aux yeux des humains, perceptible seulement à un œil trop mathématique, malade, excessif comme celui de Philip K. Dick dont l’étrange paranoïa montre des relations insoupçonnées, fortement philosophiques. L’UN Le problème est que cette logique qualitative, ce sentiment d’oppression, ce mauvais œil se heurtent malgré tout à des principes trop rigides, trop rassurants, des assurances qu’il faut desceller par une imagination absolument débordante, lyrique. Le space opera introduit dans la science-fiction un soupçon ivre, une dose d’acide pour corrompre ce qu’on pensait établi. Aussi, devant l’œil de celui qui soupçonne d’autres rapports, plus secrets, plus terribles – comme dans Matrix, lorsque Néo n’a qu’une seconde pour prendre une décision et fuir, mettant en doute ce que l’entendement lui prescrit depuis toujours – se lève un autre monde, fait de complots et de luttes qui forment le réel authentique, pourtant tout à fait improbable. Dans de tels cas, le fini rencontre l’infini et c’est la destruction, l’explosion de tout cadre. L’infini ne saurait tenir dans le fini sans le déformer, en luxer les bords. Le vertige qualitatif de l’infini corrode le fini qui, au lieu de se laisser rétablir selon des bornes rassurantes, déploie au contraire une résistance à la stabilisation de l’existence. C’est que l’être, conduit par le devenir, se trouve surexposé à la variation, il est sorti de l’immobilité de ses repères, du cloisonnement de ses limites, du cadre habituel de la croyance. L’écran se déchire, Néo entre dans un autre monde incompréhensible, trop autre, où règnent des machines et des logiciels qu’il faudrait pouvoir réconcilier avec le vivant, à l’image un peu christique du dernier volet de la trilogie. Au moment de faire le saut hors de la matrice, de sortir des bornes dociles d’un monde programmé par l’image de synthèse, tout devrait alors se perdre. Tout pourrait se dissoudre dans l’en-soi s’il n’y avait une espèce de contrecoup qui ramène tout au pour-soi, le soustrait à cette intranquillité, à cette inquiétude du négatif, à l’affrontement instable avec le chaos. Le chaos vient alors trouver place finalement dans l’algorithme de la matrice elle-même, comme pour un virus capable de le faire évoluer : des programmes spécifiques qui se nomment « le Mérovingien » ou « Néo » lui-même. Naissent ainsi dans le fini le plus déterminé, un appel du dehors, une brèche sévère qu’avec Hegel on pourrait très bien nommer infini. Son ouverture à l’Autre en tout cas n’est jamais sans risque. Néo ne sait, en sautant dans l’infini, s’il va se perdre en franchissant la barrière de son monde trop qualitatif, trop virtuel. Il va entraîner le pour soi vers le risque d’une débauche sans compte, « pour-soi » menacé par l’infini qui en conteste la limite donnant à sa lutte des contours, des figures extraordinaires, un art du combat, un art martial qui tiennent de la dialectique et qui confèrent au film son caractère de pugilat parfois insupportable115. À cette inquiétude qualitative des espaces, à cette bascule violente du négatif, l’être- pour-soi qui en saisit le choc va répondre par un sursaut, un soubresaut quantitatif. Celui du combat. Mais avec, en parallèle, une forte assurance aux techniques de relaxation Zen pour la puissance de l’esprit. Inquiété par la fusion qualitative de tous les éléments supposés solides, l’être se crispe, se rétracte dans l’assurance de la méditation, de la contemplation. Ne valait-il pas mieux rester dans le monde fini, bordé par une matrice rassurante ? La pratique méditative ne fait-elle pas le jeu des traîtres qui préfèrent, à la vérité du déchirement, l’illusion du bonheur tranquille ? Mais, au-delà du geste de trahison de celui qui réintègre la matrice, ne faut-il pas supposer un retrait nécessaire qui n’est pas seulement le fait d’un Judas, mais de toute conscience ? Ne faut-il pas se retourner, retourner à bord d’un monde compact et protecteur ? Alors, si tout est perdu dans l’immensité de l’en-soi, il fallait bien se retourner sur soi, telle une navette close sur son unité, et que Néo redevienne l’Un. En dehors de la matrice et sa logique d’entendement règnent la lande, des espaces inhabitables, irrespirables. Nous ne sortons pas dans le désert de Dune ou dans les zones arides de Titan, ni ne restons seuls sur Mars sans perdre la vie… Le besoin de se rétracter sur un contour, dans l’unité d’une monade, d’une station d’accueil hermétique, est de rigueur. Devenir fermement « Un », cela rappelle les mouvements d’un corps qui se rétracte sous l’unité d’une coque, traverse des millénaires, à l’image presque organique de certaines navettes spatiales imaginées par la science-fiction, notamment dans le roman de Clarke, Rama, ou encore celui de Robert Reed, Le Grand Vaisseau entièrement automatisé, à l’image d’une matrice logicielle parfaite. Il s’agit d’une embarcation qui se confond avec l’Être lui- même, un monde énorme, contracté sur soi par la résistance qu’il oppose au dehors, de plus en plus complexe, de plus en plus labyrinthique, devenant esprit, se modifiant en un cerveau-monde doué d’une pensée qui prend parole : « j’ai traversé le temps et franchi une distance incalculable… un jet de lumière émerge de l’obscurité et du froid, et je comprends dans la caresse tiède, lentement, ce que je vois, des soleils et des petits mondes, de grands tourbillons de gaz colorés et de poussière (…). Jusqu’à ce moment, je n’avais pas pleinement compris à quel point j’étais immense116 ». Inquiétée par l’infini, la coque de ce vaisseau-univers se resserre et prend la mesure de son vaste contour comme un Dieu qui se révèlerait lentement à lui-même : « ma solitude parfaite, éternelle, fracassée par la richesse des étoiles et la vie, foisonnante et turbulente, c’était comme si elle avait toujours été ainsi (…) j’avais failli oublier la mort (…) ou bien je n’avais jamais réellement connu la mort117 ». Voici donc une remarquable métaphore de l’Être le plus massif, bombardé de météores, et qui sort du silence, s’ébroue jusqu’à accéder à la claire conscience de soi-même. Mais cela réclame une protection. Dans l’altérité de l’infini, si différent, si agressif, dans la tourmente de ce qui est sans cesse autre, le pour-soi d’un habitacle ne peut advenir s’il ne se compacifie pas en Un : « moment qui exclut toute différence, et où l’autre a disparu ». Processus d’isolation partielle, impossible tant l’infini s’exerce sur le contour, vient cribler d’impacts la membrane de l’Un. Mais la frontière est-elle suffisamment solide pour rendre le sujet possible ? L’être-pour-soi, dans l’hermétisme de sa capsule, dans la rotondité de sa sphère, tourne en tout cas sur lui-même, comme une unité parfaitement étanche. C’est la membrane de l’Un qui se détache, brille en étoile sur le sombre fond du néant. Naît la musique rythmée, lente et majestueuse qui par exemple tourne sur soi dans le film de Kubrick et affirme son contour comme un absolu : navette spatiale qui repousse en dehors d’elle le trou autour duquel elle danse. Et, dans ce mouvement, obtient pour ainsi dire la pesanteur suffisante du soi. Sous ce rythme étrange, gravifique, « l’Un se différencie et se repousse de lui-même118 ». Mais en se repoussant de tout le reste, étanche, il repousse l’infini hors de lui. Tout ce qu’il rejette pour être une unité hermétique implique en dehors de lui un autre côté. Fermé sur soi, il ferme également l’en-soi sur cette frontière. Je ne me ferme pas sans limiter l’autre ainsi repoussé. Naissent donc d’autres unités comme feraient des nombres clos. En me refermant, en excluant l’autre, celui-ci également se compacifie, « et il pose par là plusieurs Uns (…) : existences distinctes qui se repoussent et s’excluent les unes les autres ». Nous voici alors divisés en amas globulaires. L’individualisation effrénée de l’Un conduit à un empire d’atomes qui se rejettent, collision des « Uns », des unités fermées qui s’affrontent en une forme qui est d’ailleurs déjà comme un précurseur social. Le pour- soi, comme ensemble de navettes closes ou comme « ensemble de nombres » fixes, se distribue ainsi dans une atomisation de la quantité, égrène des cycles, ceux des empires, ceux dont Isaac Asimov a également composé les unités dans son Opus gigantesque : Le Cycle de Fondation 119. Cycle qui consonne sans doute, sous sa logique quantitative et sérielle, avec « la fin de l’Histoire », telle que Hegel puis Kojève la pensent au niveau politique d’une numismatique atomisée, d’un algorithme capable de tout gérer. Et, en effet, « c’est à ce point de vue que s’arrête la philosophie atomistique pour laquelle l’absolu, c’est l’être-pour-soi, l’un et l’agglomération des unités120 ». Lorsque le fini se diffracte dans l’infiniment petit de l’atome et que toutes les distances, toutes les temporalités se relativisent, que le mouvement du géant et celui de l’atome se repoussent comme le temps immense d’un univers et le temps palpitant d’une poussière, naît la rétraction sur soi de corpuscules locaux. Fragments si infimes qu’ils ignorent le grand mouvement des amas globulaires. La science-fiction a pour matière atomes et corpuscules, étoiles et galaxies. Elle en parcourt les heurts, elle en épuise les bifurcations. Et dès qu’il y a atome, il ne se densifie, il ne se condense qu’au sein d’un vide plus profond, un vide plus large, une expansion sans frein. L’expansion galopante de l’univers trouve sa raison dans l’unité que conquiert chaque chose en produisant un vide à traverser et remplir, en le repoussant. L’atome fabrique son unité dans le rejet des espaces infinis. L’atomisme « réside dans la notion même de l’Un ; mais ce qui rassemble les Uns ce n’est pas ( …) l’attraction, c’est le hasard, c’est-à-dire un principe irrationnel121 ». Et cet entrechoquement des unités, cette guerre ne sont pas seulement effectives au niveau des mathématiques. Ni même au niveau des atomes de la physique qui, pour le moins, se magnétisent en proportion de leur rejet, trouvant ainsi un équilibre. Entre les nombres, tassés chacun sur soi, entre les atomes, règnent le vide et la belligérance de sorte que, « dans les temps modernes, l’atomisme a acquis une bien plus grande importance dans les sciences politiques que dans la physique122 ». Ainsi du mécanisme de Hobbes et des quantités assemblées suivant un « contrat social », qui n’est pas loin d’Asimov d’une certaine manière, même si c’est, pour ce dernier, de façon plus dynamique que se fonde le pouvoir. Une autre force en tout cas que celle de l’Un répulsif : une force attractive. Et il n’est sans doute pas étonnant que Lénine, matérialiste, lise Hegel pour refonder sa politique selon la force commune du communisme. Quand la logique bascule dans la quantité, dans le nombre, elle évalue les rencontres, les regroupements, les hiérarchies, les ensembles, les troupes ou les suites. Elle se fait impériale, napoléonienne, ou cycle de l’Empire dont Asimov, Herbert, Lucas et bien d’autres reprennent les fondements. Mais cette histoire moléculaire ne connaîtra sa résolution qu’au niveau supérieur de la Logique, celui du « Concept ». Pour l’heure, la quantité s’effrite, va affronter des paradoxes qu’il faut résoudre sur un plan très spécial qui met en fusion la notion même d’identité, encore abstraite, détachée du réel politique. LA QUANTITÉ Les unités, quand il s’agit d’atomes sur un tableau de Mendeleïev, semblent se scléroser dans un décompte abstrait, se réunissent non par attraction mais par groupes, par catégories. Elles forment des ensembles en lesquels tout ranger quand ce n’est pas le désordre du hasard qui les contingente comme des boîtes sur un étalage. Pour classer les atomes et les unités, pour nombrer les individus, on ne garde bien souvent que des relations très générales. Ce sont là des quantités, des ensembles complètement libérés des qualités qui les enracinent dans l’existence effective. Données dans un tableau, ces unités se rendent indifférentes à l’intensité, à la gravité, au temps, comme d’ailleurs au lieu. Désossés selon leur numéro, les éléments n’ont plus d’existence qualitative, celle des choses qui se distinguent par leur couleur, par leur élongation, par leur prise dans l’infini. Ce ne sont plus que des existences assemblées dans des ensembles, des quantités abstraites, rangées en un cadre, un contour neutre qui encercle le réel sans rencontrer d’obstacle. Je peux par exemple reconnaître que « 2 x 2 = 4 ». Opération qui ne tient nullement compte des choses qui entrent dans cette équation. Je peux y ranger n’importe quoi. Le nombre 2 multiplié par 2 n’est pas adhérent aux objets : il peut s’agir aussi bien de 4 pieds de chaise, de 4 noix, de l’aire d’un carré, la surface d’un pré… Un tas de choses peuvent donc entrer dans cette égalité. L’infini du nombre semble se perdre dans des arrangements qui n’incluent plus aucune force. Et, pour Hegel, c’est bien la force qui permet de nommer l’infini. Malheureusement, quand nous calculons des rapports par l’entendement, la quantité devient indifférente aux éléments qu’elle groupe : « lorsqu’il s’agit d’une limite quantitative, par exemple la limite d’un champ, l’on voit que si l’on change sa limite un champ ne cesse pas d’être un champ, tandis que si l’on change sa limite qualitative (…) il devient bois, pré, etc.123 » Cela n’est pas indifférent pour celui qui se transforme en rencontrant d’autres éléments, d’autres molécules, pour celui donc qui sort au dehors, trouve, au lieu d’un désert et du vide, des espaces verts, de l’air, de l’eau… C’est là l’objet d’un roman de Clarke, La Cité et les astres… La configuration politique a ici son importance. L’humanité se trouve recluse entre les murs d’une cité nommée « Diaspar » qui a perdu tout rapport au dehors, gérée par un ordinateur omnipotent, comme Matrix qui s’en inspire d’une certaine manière. Et cette claustration du fini qui se ferme à l’infini, cette prison dorée se perpétue jusqu’à la venue au monde d’Alvin. Ce dernier s’oppose à cette vie pétrifiée, purement monadique. Tout le roman s’installe sur cette frontière, cette limite qu’Alvin approche pour la franchir et renouer avec le dehors, avec une vie risquée, non programmée par le nombre. Au dehors règne une vision solaire d’une absolue beauté. Mais à l’intérieur de la cité, tous les éléments de l’être sont rentrés dans un rapport des plus abstraits, celui de marquer une rue sur un plan – quelle que soit la variation des individus qui la traversent – ou celui d’être « un nombre » quel que soit l’objet nombré… De telles abstractions, suspendues au-dessus des choses, peuvent établir leurs palais comme une ville découpée en gratte-ciel, ou comme des ruches hexagonales, indifférentes à la masse des guêpes qui s’y logent. On trouve d’ailleurs au cœur de Diaspar la carte de cette ville, la miniaturisation de tous les rapports qui la composent, sa projection holographique, monadologique, qu’Alvin va consulter pour trouver les issues qui lui permettront de s’évader : « la cité s’étendait à ses pieds ; il la regardait de haut, à la manière d’un dieu124 ». Mais nous sommes là seulement devant un ensemble de boîtes cartonnées, de cadres délimités, d’hexagones qui n’ont rien à voir avec la morsure du réel. Une abstraction enregistrée, devenue immortelle. La cité se présente ici sous la houlette d’une projection strictement ordonnée par la machine et « aucune machine ne devait comporter d’éléments mobiles125 ». On se complaît dans un monde qui sanctifie l’image fixe, la mort du mouvement. À cette immobilité cartographique des rues de la cité, Alvin superpose un autre mouvement : « d’une façon ou d’une autre, alors qu’il traversait la mince pellicule du présent, il entrevoyait les changements en train de se produire dans l’espace environnant126 ». À cette cité, posée hors du mouvement, on peut donc superposer une autre cité en conflit avec les habitants qui vont y pénétrer de façon intrusive. Beaucoup de récits sont consacrés à ces villes surprenantes. Il s’agit d’une architecture autoritaire qui tient du labyrinthe. C’est Silverberg qui va le plus loin dans la conquête d’un tel souterrain. Il s’agit d’un de ces dédales où une lame vous hache au moindre faux pas : « il semblait que chaque fraction de seconde avait perdu conscience d’appartenir à une unité. Il y avait des trous dans le temps. L’ordinateur se fit entendre. Marchez dix pas et arrêtez-vous. Un. Deux. Déplacez-vous vite jusqu’à ce que vous soyez arrivé au bout de la rampe127 ». Soit, mais quels pas ? Quelle vitesse ? Cela rappelle les étranges itinéraires mortels que le film Cube répète à l’identique. Groupes de chambres qui se cubent à l’infini et où se font maltraiter les prisonniers incapables de retrouver la formule capable de conduire vers le dehors, si blanc, si aveuglant. On ne sait plus bien pourquoi on est tombé dans un tel ensemble et ce qui se tient à l’extérieur de son enceinte128. De telles architectures constituent les moments les plus grandioses des plans cinématographiques de science-fiction. S’y déploient d’étranges constructions, souvent pharaoniques, aux tours gigantesques et aux angles parfaitement mesurés, même dans la démesure de leur prolifération. De la ville de Blade Runner aux réseaux de Matrix, ou encore de La Zone du dehors, le réel se déréalise suivant l’axe de la quantité, quantum informatique, quantum alphabétique, quantum numérique pour Pi, un autre film étonnant dont le nombre rivalise avec Dieu129. Nous sommes sortis ici des vaisseaux qui traversent l’espace. Nous voici pris dans le devenir d’un voyage intra-muros, d’un parcours qui fait muter toutes les références. A été abandonnée la qualité qui frise avec la force, avec le néant, au bord du précipice, pour entrer davantage dans le réseau universalisable selon un autre infini que qualitatif. Mais la qualité peut se reconstruire sur le dos de la quantité et, très souvent, les deux genres se croisent dans un même univers, dans une ontologie comportant plusieurs attributs. La quantité et la qualité sont comme des attributs de l’Être. Et il s’agit en effet des deux axes, les deux ailes de la séquence que Hegel consacre à l’Être. À condition de les recroiser sans cesse, de les faire émerger l’une de l’autre, le dedans et le dehors communiquant à travers une ligne de fuite nommée « devenir ». De ce recroisement, de cette intersection qui divise autant qu’elle rassemble, se conçoivent une physique, une chimie, une vitalité que Hegel va examiner dans la troisième partie de La Logique au titre de ce qu’on nommera Concept. De cette « conception », on ne saurait alors en parler que de manière génétique. Il n’y a pas d’être qui ne forme une incursion vers le néant, grand plongeon dont la progression appelle au secours la toile du nombre, la métrique d’une échelle pour composer un monde, pour se raccrocher, dans sa chute effrénée, à la certitude d’un quadrillage. Le moment de la quantité est donc sans doute aussi nécessaire que celui de la qualité. Mais une déréalisation s’y insinue qui est souvent l’inverse de la réalisation. Dans l’univers du nombre règne une abstraction qui permet d’enjamber les gouffres si différents entre lesquels nous avait jetés l’existence qualitative. Il y a une scène particulièrement exemplaire sous ce rapport dans 2001, L’Odyssée de l’espace, celle où vers la fin du roman le seul survivant de l’équipage se perd en un trou d’espace-temps. Entraîné par une plongée de plus en plus rapide, il ne peut plus compter les pas et la chute advient à une vitesse inouïe qui vient affoler tous les instruments de mesure. Il passe ainsi du « temps propre » à des morceaux de temps, des poussières temporelles, des quanta de temps mesurés selon l’infiniment petit qui déborde son horloge. Au temps du géant que nous sommes, aux grandes distances d’un déplacement extérieur se superpose une durée démembrée, frelatée, rayée de lignes, de traits colorés, filmés de manière fortement psychédélique. D’un déplacement, qui se mesurait encore en kilomètres, le couloir emprunté par le vaisseau spatial va passer à des unités qui se comptent en années-lumière de sorte que l’horloge se ralentit à l’extrême et qu’une seconde correspond à des mois. Alors, dans ce tunnel de « l’hyperespace », le nombre, même en changeant la vitesse du mouvement, reste la seule architecture qui soit capable de donner à l’être sa consistance et sa teneur quand « les mathématiques définissent la grandeur de ce qui peut être augmenté ou diminué ». Et ce qui rend ce passage possible entre des dimensions si décalées de l’espace/temps, c’est que « les déterminations de la grandeur y sont représentées comme indifférentes à la chose, comme pouvant changer en intensité ou en extension, sans que la chose, une maison, la couleur rouge, par exemple, cessent d’être une maison, ou la couleur rouge130 ». Peu importe la célérité, peu importe la folie du mouvement, il n’en subsiste pas moins un curseur numérique réalisant ainsi une référence possible. Hegel, en ce sens, considère que la quantité est un universel, quelque chose dont les unités restent bien des unités malgré une modification d’échelle, malgré une variation dans la grandeur ou dans la géométrie traversée. D’où le sentiment d’une indifférence absolue par-delà les gouffres de l’espace, quand bien même n’y règneraient que des différences de quantité et que les différences qualitatives deviendraient incompréhensibles. Dans les tourmentes les plus excentriques de l’être, s’impose irrémédiablement l’équivalence numérique qui se tisse entre des espaces qualitatifs différents. L’étrange monolithe, à la géométrie parfaite, qui traverse 2001, L’Odyssée de l’espace ne veut pas dire autre chose. Quelles que soient sa taille et ses dimensions, on le retrouve à toutes les étapes du récit. Tantôt, semblable aux formes de Vasarely, il exprime un volume vu de l’extérieur, tantôt il prend l’aspect d’un couloir qui donne vers l’intérieur d’un trou noir de plus en plus affolant. Mais c’est lui qui fait le passage entre des espaces si différents. Il est la porte, le seuil qui encadre la circularité du temps. Et qu’on l’aborde sous des perspectives aussi dissemblables, cela n’empêche d’y retrouver toujours une propriété constante : « l’étrange rapport 1-4-9 se répétait » constate le héros de cette aventure131. Si, pour toute forme et à des vitesses folles, « les matériaux se comportaient d’étranges façons et les lois normales de la mécanique étaient rarement applicables132 », l’objet, la chose ne devait pas moins se reconstituer inlassablement dans un rapport similaire qui forme sa quantité inaltérable. « Lorsque ces dimensions furent chiffrées avec plus de précision, on découvrit que leur rapport restait 1-4-9, ce qui correspondait au carré des trois premiers nombres entiers (…), il ne pouvait s’agir d’un effet du hasard puisque le rapport subsistait jusqu’aux limites du mesurable133. » L’être est certes devenir dans la qualité de ses échanges incessants, tiraillé au bord du néant qui le dilate, mais n’en présente pas moins de constance, une constance quasi cosmologique du côté de la quantité. Au devenir – qui forme l’étrange processus de la qualité –, il faut adjoindre la constance qui traverse la quantité. Et il n’y a pas d’ontologie qui puisse se concevoir en dehors de cette intrication du devenir le plus chaotique à la constance impitoyable des valeurs numériques. C’est là tout l’intérêt de l’aspect quantitatif que la Logique de Hegel considère comme le moment de « l’être ». Un moment qui se mesure à la qualité, les deux formes n’étant pas séparables en réalité, si ce n’est pour le besoin de l’analyse élémentaire. Aussi cet étrange maillage de l’espace, ce palais de cristal qui vient traverser l’être de ses membranes, de ses filins géométriques, de ses chaînes constantes, cette architecture divine peuvent très bien s’envisager comme un processus continu autant que discret, la continuité et la discrétion étant la détermination d’un même tout. La Logique se fait ventilation numérique, épuisement de probabilités. Elle est cette Bibliothèque de Babel dont Borges montrait qu’entre toutes les particules phonématiques elle contenait tous les possibles, des plus tordus aux plus raisonnables, des plus biscornus aux plus continus134. Elle se fait encyclopédie pour sous-tendre encore Le Cycle de Fondation d’Asimov. Elle se fait lettres, alphabets, quanta autant que texte, texture et tessiture. On peut raisonner par degré, distinguer des degrés et leur trouver un nom arrêté, une forme discrète, même si au seuil, sur son bord, le degré montre une continuité, finit dans le flou. « Par conséquent, le quantum non seulement peut être augmenté ou diminué à l’infini, mais, d’après sa notion, il doit toujours aller au-delà de lui-même. Le progrès infini est le retour sans pensée d’une seule et même contradiction, qui, dans la quantité déterminée, se réalise sous la forme de degrés. L’on peut, au fond, se dispenser de se représenter cette contradiction sous la forme d’un progrès infini. Et à cet égard, nous rappellerons le mot si juste de Zénon dans Aristote qu’il n’y a pas de différence entre dire une chose une seule fois et la répéter toujours 135. » Mais ce qui fait la force du Logos ou des mathématiques, toujours par flottement identique au-dessus des choses les plus changeantes, est en même temps une faiblesse. Bergson n’est peut-être pas si loin de Hegel, et il se rappellera cette critique du nombre, à la fois vecteur de stabilité, mais en même temps abstraction de l’entendement. Voici que nous errons de monde en monde en portant avec nous les mêmes lois d’évaluation, les mêmes degrés de mise en ordre, les mêmes cadres d’approximation, les mêmes catégories. Ce que la science-fiction ne cesse d’expérimenter, c’est plutôt une plongée qualitative qui passe entre les filets du nombre au moment où les paysages se modifient. Dans sa navette spatiale qui atteint une vitesse infinie, l’astronaute garde la même montre, le même cadran, les mêmes chiffres tout en constatant que la trotteuse parcourt les secondes aussi lentement que l’aiguille des heures. C’est le même rouleau numérique, le même curseur qui est conservé et sert au-delà des mondes si différents dont il veut mesurer l’écoulement. Et pourtant tout se modifie, se distend autour de son axe comme la spirale dans le sablier qui, d’abord faite de grains, devient presque liquide. C’est déjà sans doute ce que montre La Machine à voyager dans le temps de Wells. Elle comporte un compteur de la durée. Celui-ci s’affole à chaque mouvement. Et c’est là encore tout l’intérêt de l’œuvre de Baxter qui prolonge ce récit et entre dans une réécriture de Wells, lui empruntant son étrange instrument : « immobile dans ce paysage assombri, je sentis la solide description du monde que je m’étais construit devenir floue et inconsistante pour n’être remplacée que par une réplique à peine ébauchée, et dans la confusion plutôt que dans la clarté136 ». La stabilité bien tranchée des objets disparaît sous l’effet d’une machine qui sort du temps. Mais progressivement ce flottement acquiert un sens. S’y développe « la faculté de franchir les couloirs, de circuler transversalement entre les versions potentielles de l’Histoire » dans un environnement neutralisé qui perd son contour, efface les traits qui le définissent137. Et, dans cette atmosphère neutre, dans la perte de définition du réel traversé, on pénètre dans l’hésitation hégélienne entre « les choses qui peuvent Être et simultanément Ne Pas Être ». La célérité du voyage effeuille des profils successifs, apparaissant et disparaissant instamment. Sous cette extraordinaire perte de repères, sous ce brouillage des codes effaçant les formes à peine actualisées, la machine, sa vitesse laissent naître d’autres traits individuels, d’autres figures possibles, devinant ce qui « est » sans « être » vraiment réalisé. Devant cette succession affolée, « nous devons élaborer une Logique » – c’est le voyageur qui parle ici – « nous devons élaborer une Logique d’un ordre plus élevé, une Logique qui puisse prendre en compte l’interaction d’une machine transtemporelle avec l’Histoire, une Logique capable de gérer une Multiplicité d’Histoires…138 ». Et c’est, en effet, la Logique déjà écrite sous la plume de Hegel… THE DEGREE The Logic is a rhythm that plays out of the present, overpowering the monotonous hum of effective quantities, moving away from time, while twisting and turning through a neutralized space, whose contours are lost. From this constant loss, it is necessary to come back, find the dial, land on a specific date. Dates are to time what signposts are to space. They form signs and points of confluence that guide effective history. We are therefore here in a return, a return without real thought to logico-mathematical schemes, to identical frameworks. The quantum, whether it decreases or increases, whether it divides or multiplies, keeps the same orders of composition. This means that, if I change world, if I change space crossing a threshold, crossing a door that touches at an absolute speed, I will approach new lands, the quantifications will remain similar, with a metric that will not have changed, with weights and measures that will not be affected by such a change. Also the hero of The Time Machine also recognizes for the first time certain constants: "I saw that there was perhaps a glimmer of logic in all this turmoil of conflicting stories that had rained down on my head since my second expedition in time! The discovery of a kind of theoretical framework explaining the situation was for me as important as the discovery of firm ground under his feet can be for a drowning man."139 Descartes had said something similar at the time of doubting everything, in search of new landmarks... The dates, we have already noticed, are useful to chant the unfolding of History, but fortunately unavailable for the punctuation of the future where several possible stories are superimposed, virtually parallels. The measure strongly resists this parallelism, the fusion of a new Logic, the dissolution of the states of affairs caused by the future. We see it in some plots, even if they are of extraordinary composition as also claims the movie Stargate 140. We can change the solar system, the universe. And if there is a "stargate" that puts us in relation to other times, even projected into the future, it nevertheless allows us to return to the Pharaoh Gods... It seems that references are needed that resist change. What, indeed, varies in a journey of this magnitude? There are similar pyramids, common dating. And we move from one universe to another while keeping the same measuring instruments, the same rifles and sights, nothing essential changing in this journey, the quantum of intelligibility remaining the same, which is not the case perhaps of Philip K. Dick, for The Master of the High Castle, nor of Poul Anderson141, for The Time Patrol who experiment with other possible worlds within the same historical framework ... That the worlds bifurcate, that History contains parallel lines, competing unfoldings, this nevertheless presupposes common temporal markers, dating that testifies to a single measure, with significant events that shift to the most distant courses. It is necessary to assume, at a minimum, a correspondence between the series so that the narrative can follow comparable, intriguing forms. But this numerical constancy of a cursor will strongly conflict with the future, with a future that does not have recognizable marks, resulting in an increasingly implausible time shift. On the side of becoming, the gap is more and more disproportionate compared to what is recognizable, while on the side of the cursor the numbers point to an eternal return of the same which Hegel recognizes that it is thoughtless, too static, unable to marry the true nature of ideas and, therefore, things. With this implausibility, Hegel would say that "not only can a quantity change , but it must necessarily change; that it is not a limit that is, but a limit that becomes. It is this becoming that first brings about the progress of false quantitative infinity"142. It is false because it fails to get rid of itself and change metrics. In this respect, almost Bergsonian before his time, Hegel seeks to get out of numerical constancy. He abandons monotony to find, under its apparent stability, not duration, but becoming it leading quantity into a new dialectic, imposing on it requalifications that it thought outdated. A bifurcation between the real and the possible is thus introduced here. The thresholds of being, the breakdown of worlds will at the same time be differential, so that we cannot change space without jumping to new forms, crossing new frames, irreducible powers. There is inevitably, for those who know how to see through the gray windows of the time machine, a change of quantum when changing degrees. To increase the speed, to pass into a space of new degree imply quantifications of which the understanding had hitherto had no idea. This modification of quantitative forms, this becoming of the quantum itself by passing into a universe of dissimilar degree, constitutes a vital logic, a variation of all the references that shake up the development of a story. And it's not just Stephen Baxter who finds himself caught up in another rehearsal by rewriting Wells' Time Machine. It is already Lovecraft who is led to vary the measurement of time in a strange tale where the dream seeks a door, a gap to infinity. In this fabulous tale, Lovecraft will be closer to Hegel probably than any other143. This is The House of the Witch. A strange dwelling inside which Walter Gilman, a student of Mathematics, enters strange spaces while falling asleep. In the dream, Gilman will give a form of realization to a non-Euclidean quantum and perfect, suddenly, his studies in quantum physics. "He had meditated too much on the imprecise regions that his formulas made him sense beyond the three known dimensioins.” Gradually the dream will lead him towards landscapes that maintain with our reality other forms of measurement, another topology: "Gilman's dreams were generally plunges through infinite abysses ... whose physical and gravitational properties, like the relations with its own essence, escaped any attempt at explanation (...) not without grotesque relation to its normal proportions and means. The abysses, far from being empty, were populated by masses of substances of unknown shades, presenting indescribable angles, some of which seemed inorganic and others organic (...). In more recent dreams, he began to distinguish categories according to which organic objects seemed to be distributed, and which implied, in each case, radically different species of behavior and motivation. One of these categories seemed to him to bring together objects a little less illogical and aberrant than the others in their movements.145 » Hegel's Logic is nothing other than the implementation of this thought to categories that have become porous, to measures increasingly rich in diversity. These are quanta which have the multiple in front of them, finding here and there a degree where the various can enter more or less into a given quantity, assemble in such a way that "the multiple is united in a simple determination”. But this meeting will be valid only for this degree, and not for another whose principle of articulation will not be the same, the unity requiring here another law of assembly. Undoubtedly, in classical logic, this meeting of the diverse, this association of the multiple reach degrees that are repeated from 10 to 100, to 1000 ... Discretion and difference are thus absorbed in repetition. But Hegel's Logic addresses much more serious turmoil, much more glaring measures when the future deviates, becomes precisely something other than what was expected, measured. Then the degrees obey different quanta each time, as in these strange dreams of Walter Gilman who "had discovered an intuitive gift for solving Riemannian equations…by his understanding of the problems of the fourth dimension and others that left the rest of the class speechless. One afternoon he had a discussion on the possible existence of unusual curvatures of space, and theoretical points of approach or even contact between our part of the cosmos and various regions as distant as the most distant stars.” Between all these parts, there are degrees that will unite the multiple according to rules that will not be valid when we touch the other degrees of space. Passages can occur, necessarily dialectical, at least clashed, bringing together the irreconcilable. What Hegel formulates precisely by the quantitative approach of being. To each degree, it is necessary to associate another model of quantity, of measure that Hegel will call a power (Potenzenverhältniss). "Hence we see that not only can a quantity change, but that it must necessarily change; that it is not a limit that is, but a limit that becomes. And instead of an infinite repetition, instead of identical measures of the gray thing in 2001 – which we will remember that it always respects the same proportions – instead of a serial progression that would find the same logic between 1, 10, 100, 1000..., Hegel seeks a variable infinity. Between quantity and quality, he will see other expressions at each stage of the distribution, returning to otherwise profiled degrees, namely powers. This monstrous world, precursor of the century to come, has something of a dream, the one we evoked in the wake of Lovecraft. Thus "In the deepest dreams…Gilman felt that the Twilight abysses around him were those of the fourth dimension. These organic entities whose movements seemed less obviously aberrant must have been projections of living forms…As for the other [forms] he did not even dare to question what they could be in the dimensional sphere or spheres to which they belonged. Two of the least confusing moving beings – a fairly large aggregate of more or less spherical iridescent bubbles and a much smaller polyhedron with unknown colors and whose angles changed visibly – seemed to notice its presence, following it or floating in front of it as it moved among gigantic prisms, labyrinths, clusters of cubes and planes, cyclopean constructions. What a text! There is no doubt that Hegel's Logic is one of those cyclopean constructions, a labyrinth in which forms intersect by degree, according to different quanta and innumerable qualia. Layers of meaning, Odyssean strata that wrap themselves in passing from the Being, currently encountered, to its differential, wandering, changing Essence. And then, starting from this Essence, they will find a Concept that traces its movement, anticipates its orientations. It is a reality differently understood, differently conceived than at first sight. Any plot, any story necessarily starts from an initial situation. We can call a situation of this kind "Being". But a disturbance introduces the bite of nothingness, with to cross it a nomadic essence that will redistribute the cards, the events. From these mistreated profiles, from this essential wandering, it is necessary to imagine a path, to trace for this becoming a final trend that realizes a route of changes, stations of the cross, a thought that will be named the “Concept.” We will remember for the occasion the wonderful gallery that opens in the film 2001, A Space Odyssey. In this gallery, in this cone whose speed is accelerating, there are essential steps. So many ideal universes, clusters, bubbles from which gradually emerge real beings that we feel will be contradictory as well as eternal. What, then, is its life, or even its concept? Neither Kubrick nor Clarke explain it, but this vital concept is there that watches over the movement that the viewer must rethink. Now, in these monstrous corridors of a logic that is no longer at all that of Aristotle, it was necessary that at each change of power, at each degree, the qualities that are discovered there remain accessible to the measure so that the system does not succumb to madness. Chaos looms at every intersection, and its dimensions will be more explored by contemporary philosophy, between Foucault, Deleuze and Derrida. Meanwhile, for Hegel, the philosophy of difference is still subject to a certain identity. It remains a movement of Science, a journey capable of carrying us to other habitable worlds, and in this case ours gradually extracted from nothingness, removed from the vertigo of logical infinity. It goes like a "ship of time", a machine close to Wells that will have the same navigation instruments while everything changes around. In this sense, fiction itself had to retain its value as science, in the order of what could henceforth be called science fiction. LA MESURE We will guess from all the above that the measure will have to face excess. It certainly remains for Hegel the ability to impose continuity, not only to pass from one discrete unit to another (in particular, and as by a chain, from "One" to the following numbers), but also to pass between numerical orders with very different qualities, with very different powers. It is similar to Gilman's journey that Lovecraft takes from a three-dimensional world to a world with more dimensions whose qualities change from top to bottom, and whose futures would be multiple. This can also be said of the journey of Wells' machine that Baxter freaks out even more, making his hero say that if history were able to change, "better philosophers than me could then try to meditate on the riddle presented by two mutually exclusive futures151». Among these philosophers called to the rescue, Hegel would look good, even if obviously Bergson or Deleuze approached comparable paradoxes with a more radical sensibility. But, if we take Wells as an axis of rewriting, the plot being set in 1890, Logic would be better able to assume this diffraction of being in different essences, parallel paths. Especially since it is a question of measurement, of paradoxical units likely to change. The quanta capable of measuring what is happening on one plane will not be the same as those who will control what happens on a surface curved by other dimensions, other species. So when a body is taken to very high temperatures, we obtain levels of reality whose laws are obviously not the same as those that plug things at low voltage. Hegel's most serious commentators go even further, and cannot refrain from sketching a rapprochement with quantum physics. This is the case of the scholarly commentary on Logic, directed by André Lécrivain, who does not hesitate to make a link with current physics: “we will think in particular," he says, "of the structure of the atom, as the work of Bohr, Schrödinger and Heisenberg gave it to know: the electrons of atoms are divided into energy levels.” One suspects that André Lécrivain would hardly take the step from this hard science to science fiction. Except that Baxter's text, already mentioned in the wake of Wells, also refers to Schrödinger, Gödel, Michelson…this is because, on both sides of these references, it must be recognized that we come up against formations of reality so heterogeneous that they are no longer measured unequivocally. What is distributed on the different cups of the being will not follow the same degrees as what is composed on other levels. Levels that, according to Lécrivain, will be “each conventionally characterized by a certain quantum (quantum number); the passage from one level to another requiring the mobilization of considerable energy and involving a transformation of the "qualitative" structure of the atom, which appears for example in the phenomena of ionization". We thus go through thresholds and, from one threshold to another, the regularities change. Nothing forbids, in this sense, to make Hegelian projections beyond one's own time, in durations that science fiction also puts in intrigue, with a literary seriousness that would probably not have displeased Hegel, in the spirit of his master-work on the Phenomenology of Mind. In a way, what quantum physics confronts at the level of measurement, science fiction produces the landscape as much as the journey, seeking doors to cross the infinite, meeting levels of reality in onion layers with each other quanta, new measuring instruments for qualitatively incomparable universes. And we will survive on one of the layers only by discovering means that were not valid on the previous ones. Digital discretion changing into vital discretion. One does not change space without changing one's life, without seeing all the references, all the assurances that characterized the vital style of the domains already conquered, perish. The word "Travel" does not mean anything else. There is only travel to unknown regions, mobilizing qualities unrelated to those already weighted by the habit of counting and classifying. Nevertheless, we will suppose for the journey to be possible, so that the ship of time does not disjoin, so that its wall does not shatter, the existence of a Concept that allows the passage: a thread running from one world to another, a "muon" that holds together this frightful multiplicity, a road that crosses it and that the philosopher will follow under the name of Logic. That there is an umbilical link tying all these "universes", all these "One" is beyond doubt. It is a continuity between worlds that is realized by corridors, quite extraordinary elevators, thin bridges that make the beauty of each conceptual adventure, each fictional journey. We thus see how, in Inception, the plot of Christopher Nolan's film makes us migrate over discrete shots, with nevertheless a continuity of passage between the layers of reality. Are exemplary in particular the scene of the elevator or the car when the continuous movement makes it possible to connect the discrete layers of the film, each spread out according to its own logic. It looks like a mille feuille that does not adopt the same rhythm, the same tempo, the same flow speeds according to the different sheets on which the scenario develops. From one to the other, there is a shift in the qualitative universe, but with a transition, a corridor capable of continuously descending the superimposed planes of reality that has become ideal, close to the dream. Such a corridor would be appropriate to Hegel's Logic where "quality and quantity are no longer bound only by an external relation.” The relationship becomes internal as if, by varying degree, the substance is qualified by another subject, matter by other forms, "reality" (Realität) by other "effectuations" (Wirklichkeit). What can we say about such a relationship if not that it requires prudence, an infinite evaluation that presupposes the art of measurement, in the ethical as well as geometric sense? Comment faire coller la mesure, le mètre souple, plastique, avec le contour de choses qui varient de manière si radicale ? C’est tout le problème du calcul infinitésimal que Hegel développe par la Logique, un calcul que nous réservons à l’analyse de Christopher Priest, dans Le Monde inverti, ou encore à celle du roman de Poul Anderson, Tau Zéro, ouvrages absolus de l’univers de la SF. En attendant, force nous sera de reconnaître que chaque mesure suppose « une quantité qualitative (…) qui a une existence déterminée ou une qualité156 ». Dans cette mesure, dans l’approche d’un palier de l’être, il faut supposer une saisie, une tactique d’accostage capable d’unifier le plan. Et, de ce plan à celui qui le sous-tend, on peut supposer une voie qui les raccorde. Ce serait comme une même « toupie », celle d’Inception déclinant des mouvements dans un environnement différent. Ses tours n’adopteraient pas la même temporalité dans ce monde que dans le monde parallèle où elle tourne encore. On aurait ainsi la même toupie vue sur des plans différents, sur des échiquiers superposés avec sur chaque nappe une vitesse, un comportement qui n’est pas de même temporalisation. On verrait ainsi se réaliser des qualités qui ont pour-soi des propriétés immédiates – celles d’un monde où chacun vaque à ses occupations – mais qui ne sont pas en-soi comparables aux étages supérieurs. Pendant qu’on déjeune au niveau inférieur, s’écoulent des siècles sur un autre plan. Se retrouverait néanmoins par là une manière de tourner qui n’adopterait pas la même heure aux différents paliers où cette toupie déploie son mouvement. L’identité de l’objet, le tour du compteur à bord du vaisseau traversant le temps, dans l’usage des instruments de mesure, pourraient ainsi conserver la reconnaissance de l’accès, du portail temporel qui mène dans un autre monde, même si tout aura trépassé par ailleurs. Il faut imaginer des mesures, des instruments de mesure dont « la quantité spécifique (…) peut être diminuée ou augmentée, sans que la mesure, en tant que règle, soit pour cela détruite », mais que cependant « le changement de quantité entraîne [et tienne compte] du changement de la qualité157 ». Il y a comme une évolution des mesures, une suppression de la mesure ancienne qui produit une mesure nouvelle dans un conflit créateur. Cette possibilité est au fondement de la géométrie même si une droite n’est pas comparable à une courbe. Le calcul infinitésimal n’est-il pas en effet un processus qui permet de passer du langage de la droite à celui de la courbe, totalement différents du point de vue de leur logiciel respectif, du paradigme qui en fonde le développement ? Un passage, une traduction en tout cas, que Hegel nomme progrès ou progression quand « la mesure se trouve à la fois supprimée et rétablie158 ». Exercice difficile de destruction, de restauration ou de conversion qui n’est rien d’autre que ce que Hegel nomme dialectique. À savoir la capacité de tenir ensemble ce qui s’oppose, se repousse et se nie, sans annuler cependant la différence. La mécanique céleste est parcourue de différences qui ne tombent pas dans l’indifférence, mais qui expriment des forces dialectiques159. Des forces dont le raccord constitue l’objet de la Logique. Cet accord impensable des opposés va relancer la différence entre des contradictoires de plus en plus éloignées pour joindre des incompatibles dans des formes monstrueuses, des manières d’oxymore infiniment divisées. Nous revoilà placés devant les nappes de réalité superposées dans le film Inception. Dans l’un des mondes, une seconde correspond à des années, dans un autre à des heures, et dans un troisième à des minutes. Mais c’est bien la même toupie qui tourne sur soi et tient en équilibre les actions et les événements. Ce mouvement commun, mais étagé, permet la jointure des hétérogènes qui écartèlent l’Être. Il va devoir se prolonger, avec de plus en plus de complexité, sur la sphère de l’Essence, non sans appeler un Concept pour déployer le mouvement processuel qui fera tomber en dehors d’eux les univers différents, non sans les tenir ensemble. Peut-être faut-il supposer, le long de cette trilogie, la venue d’un Dieu qui soit à la mesure de toute chose, trilogie divine qu’on retrouve de manière presque délirante dans l’œuvre de Philip K. Dick ? Question encore trop complexe pour l’aborder de front et qu’il nous faut confier à la lenteur du développement, de l’écriture, même si la Logique pourrait en réalité se lire dans l’instant, dans l’éclair qui superpose les trois couches qu’elle distingue, le triptyque qui l’articule entre « Être », « Essence » et « Concept ». ÊTRE ET ESSENCE Nous sommes partis de la nuit. Depuis un Être saisi au bord du néant et selon des modalités qualitatives-quantitatives qu’il fallait bien sûr tenir de front, passant entre les textes de la science-fiction qui forment une histoire saisissante. C’était déjà, par la force d’un tel passage, par la pertinence d’un tel couloir, un « Concept », une conception du monde qui se déployait au niveau de l’Être, comme par nappes graduelles. Mais cette extension était encore très retenue, trop en surface, à l’image d’une explosion, d’une nébuleuse projetée hors de soi tout en se ramassant sur son centre. Une nébuleuse qui jetterait dans le vide son rayonnement. Ou encore peut-être comme cette étrange pierre grise qui circulait entre les différents moments de 2001, L’Odyssée de l’espace. Nous voici, ce faisant, en train de glisser vers une nouvelle section de la Logique, mais qui n’est pas différente de la précédente dans sa conception du monde. Simplement, la nébuleuse se clarifie, s’extrait de la poussière qui enveloppait le tout dans un en-soi obscur. Avec la mesure, la lumière s’y différencie, et on peut y isoler des groupements, des formations plus nettes extérieures les unes aux autres, sortis de la brume initiale de l’Être. Nous sommes ainsi parvenus à une limpidité qui est celle de l’Essence, de la réflexion différenciée. L’Essence étant plus tranchée, distinguée avec précision selon des formes bien posées, définies, affirmées pour-soi. Mais nous ne sommes pas encore entrés dans un autre univers : il faudrait pouvoir lire ensemble ces deux volets que sont l’Être et l’Essence, comme en transparence, avec d’un côté des devenirs physiques, de l’autre des devenirs psychiques, des lignes extérieures et intérieures nouées dans une troisième partie de la Logique relative à ce que Hegel nomme le Concept. Il y faudra toutes les ressources de la fiction pour en articuler les niveaux, capables d’anticiper, de mémoriser par un fondu les différentes couches de sens en une même synthèse psycho-physique, l’esprit et la matière se rencontrant en une seule et même réalité, un seul organisme vivant. L’obscurité de la Logique provient certes de là, de la difficulté à travailler le palimpseste des objets dont elle traite afin de produire la narration de leur recouvrement. Il faudrait être un Dieu pour lire la Logique. Il faudrait ne pas l’approcher de manière temporelle, mais dans l’instant, selon une traversée en quelque sorte psychédélique, sous la folie parfois surprenante d’une « trilogie divine ». La Logique de Hegel n’a d’intérêt que pour un lecteur qui saurait lire son déroulé dans la clarté d’un triptyque parfaitement intuitif, en y réintroduisant le tour fictif d’une science qui pourrait rendre transparents les différents volets et les recouvrir l’un par l’autre sans les occulter. Lire la Logique suppose une animation des concepts faisant sortir de la lumière des formes connexes. Et cette connexion vivifiante que l’analyse a tendance à trop séparer, la fiction en rassemble les membres épars. Elle constitue un moment essentiel d’une figuration, d’une mise en scène de ce que Hegel nommerait « Essence », celle- ci devenant inséparable de l’apparence, et pourquoi pas de la projection mouvementée d’une fiction qui en saisirait les recoupements, d’un opéra capable de mettre en intrigue les principes d’un univers. Seule l’apparence peut rendre l’Être réel et lui donner des moments concrets. Lire d’abord la Logique dans le temps successif, mais l’intégrer ensuite dans le cycle des narrations qui font corps avec elle, qui en traversent les couches, qui lui sont certes étrangères mais qui en clarifient la transparence exceptionnelle ! Voici un pari un peu fou mais qui nous ferait comprendre qu’Être et Essence relèvent d’une aventure commune. Aussi, « en tant qu’elle ne forme qu’un rapport simple avec elle- même, l’essence est l’être » : « l’être ne s’est pas annulé dans l’essence160 ». Cette persistance de l’Être dans l’Essence constitue finalement un lent chemin de clarification presque impossible pour le lecteur, mais rendu possible par l’image, par le délire d’absolu qui habite les auteurs de la science-fiction. 1. Logique, p. 67. L’ESSENCE RÉFLEXION L’Être, sortant péniblement du néant qu’il affronte sur sa propre limite, s’en extrait tout en portant les traces de cette force d’annulation qui l’avait refoulé dans la nuit. Image de la planète Pluton « apparaissante », sortie du néant, avec sa face blanche et criblée qu’aucun œil encore n’avait vue. Par cette rétention des accidents qui heurtent l’Être, celui-ci reçoit du néant sa bordure, sa négation, niant tout ce qu’il n’est pas, se précisant sur une frontière, se distinguant de la brume originaire où rien n’était d’abord visible. En se détachant de ce qu’il n’est pas, l’Être s’en sépare forcément, devient un : un autre que ce vide absorbant, que cette nullité qui tend à l’ingérer et à le faire disparaître. Il résiste, se pose massivement sous l’énigme de la question : « pourquoi quelque chose, pourquoi pas rien ? » Mais ce n’est plus lui qui parle ainsi, c’est déjà sa distinction, c’est une conscience inchoative qui le découvre, comme la surface de Mars filmée pour la première fois par une sonde spatiale, image adressée à personne, à un robot. Il se mesure ainsi à une lumière, une visibilité sortie du « rien », hantée par le zéro absolu et, suivant cette mesure graduée, tend à apparaître de plus en plus clairement. Son unité se décante, se précise, gardant l’essentiel de soi. Cette question de l’origine, ce conflit d’origine animent très sérieusement tous les ouvrages de science-fiction, de Gregory Benford (Les Profondeurs furieuses) à Greg Bear (Éon, Éternité). Des récits très surprenants, excessivement philosophiques, conduits par le vertige attractif du néant, du trou noir, du point singulier à partir duquel tout se meut depuis le centre de la voie lactée. Mais il ne suffit pas de se mesurer à cette lente issue, à ce contour arraché au néant, pour trouver l’Être dans ce qu’il est, en son essence enfin vue, devenue visuelle. L’Être n’est pas seulement accessible aux instruments de la mesure, de la quantité, fût-elle déjà qualitative. Il lui faut encore un œil sans lequel tout resterait aveugle. Il lui faut une totale précision de soi, un surgir, un se révéler, un apparaître… Tout être n’est qu’en tant qu’apparition. Il y a quelque chose de presque « psychique » dans ce mouvement d’é/vidence, l’apparition relevant d’une phénoménologie plus peut-être que d’une ontologie. Comment la sortie risquée de l’Être, comment son devenir au bord du néant vont- t-ils apparaître à la lumière, à l’esprit encore naissant qui les accompagne pour la première fois et se transforme en chemin ? Sur ce plan, si différent de la physique, « l’essence n’est autre chose que l’être qui apparaît sans sortir de lui-même161 », sans quitter sa gravité, afin de ne point succomber sous les coups du dehors. Comment le ferait-il du reste, n’ayant encore les moyens d’une telle sortie, évitant souvent la différence, l’altération, l’altérité ? Ne faut-il pas qu’il reste calfeutré dans la clôture de l’Un, celle de sa bordure, de son noyau déjà plus lumineux, plus quantifiable ? Cette progression, on pourra s’en convaincre, a en effet quelque chose de très étrange. Descartes, sous le nom du solipsisme, devait la confronter déjà au rêve progressivement réalisé, incarné dans l’évidence indubitable de sa consistance : « que je veille ou que je dorme, deux et trois joints ensemble formeront toujours le nombre cinq ». Une vérité du rêve que Philip K. Dick reprend souvent en citant Descartes. Devant cette étrange inséparation de l’essence et de l’apparence, au bord d’un trou noir, le cinéma n’est pas en reste. On comprend qu’Interstellar de Christopher Nolan, dans un sens plus étrange que ne l’oserait la philosophie, est obsédé par cette texture complexe de l’image. Tout le film est image, perturbé par des images d’images. Celles de l’Être sorti du néant où il se conserve comme vision, comme « évidence », fût-ce de manière onirique, fantomale, voire spectrale. Au bord du néant, gît l’information qui code la moindre apparition. Mon image rayonne. Mais jusqu’où ? Ses photons voyagent aux confins, vers l’attraction du trou noir qui absorbe tout. Il faut bien que l’image se conserve dans la matière, qu’elle se propage très loin, suivant la lumière qui porte son contour. Il en va comme d’un ectoplasme qui survit à chaque apparition dans le brouillard, dans la fumée où il se projette. Et la lumière qui nous rend visibles conserve sans doute pour l’éternité le relevé de notre lumière, de notre gloire, à l’instar des masques mortuaires, des saintes faces ou autres ex- voto auxquels l’art a rendu hommage. Étrange scène à vrai dire dans cette chambre d’Interstellar. Il s’agit d’un lieu géométrique, un « tesseract » géant qui redonne accès au stock absolu des apparences, des images, des « phénomènes » mis en mémoire dans l’énergie qui en retient le pourtour. On dirait le réceptacle de toutes les informations, le relevé photographique, le contour de ce que la lumière aura emporté dans le « trou noir » le plus accaparant, le plus massif. D’où peut-être ces apparitions, placées au seuil de l’Être, hors du temps, coulées en une matière qui enregistre littéralement les moindres figures comme en une bibliothèque idéale. L’image possède un grain. Elle se laisse comparer aux lithographies entre les pages d’une bibliothèque borgésienne. Une telle inscription de l’apparition dans son essence granulaire, dans son encodage, ou encore dans sa vacillation d’origine, nous place au seuil de l’hallucination que l’Être intègre et cautionne. Comment comprendre autrement les spectres étonnants d’Interstellar ? Ce sont les limbes de l’image, les limbes de tout ce qui entre dans la lumière, la limite sur laquelle la visibilité pénètre dans le royaume de la présence, l’apparition la plus exténuée, son premier souffle comme son dernier… Voilà qui manifeste un domaine demeurant encore et toujours de l’être, même insipide, de plus en plus subtil, plus éthéré, moins accessible. « Être et pensée sont donc le même »… Mais tout autres pourtant en texture. Il y va comme d’une brèche dans l’espace où se poursuivent nos silhouettes, une brèche attractive, révélatrice de leur diffusion, de leur devenir, mais qui se montre sur un écran difficile à franchir. Comment ne pas disparaître ? Comment se mettre à apparaître ? Quels simulacres, quels hologrammes les prolongent, les révèlent en tant qu’essence ? Le texte de Hegel compose quelque chose d’aussi radical. Il est en tout cas un étrange multivers signalé déjà par des lecteurs érudits, à l’instar de J. H. Stirling qui, dans The Secret of Hegel (1865), compare l’œuvre à un édifice oriental. Il s’agit, dit-il, d’un vaste palais issu d’un rêve géant dont les chambres sont sans fin et les terrasses capables de recevoir des monstres ailés ou des barbares incompréhensibles162… Barbares ou autres Aliens encore bien plus saisissants, plus étranges, plus inquiétants, plus extérieurs à tout territoire connu. Certes, beaucoup de commentaires abordent l’œuvre de façon linéaire, en répètent correctement la construction et en précisent les enjeux, sans passer par ces chambres et terrasses. Nous n’avons pas pour ambition de rajouter une étude raisonnée à cette répétition universitaire. Il n’est pas sûr que l’on gagnerait quelque chose sur la voie du commentaire, dont la bibliographie est sans doute déjà excellente, fort épaisse par ailleurs. Notre lecture de la Logique, moins politique que celle de Lénine, se veut néanmoins plus inventive, de l’ordre de la réécriture capable d’en saisir la cosmogonie. Il s’agit d’une cosmogonie ouverte autour du Calice déjà cité, et que Hegel invoque lui-même à la fin de la Phénoménologie de l’esprit, un calice de bulles, écumant des unités, remplissant l’espace, débordant le cercle, la limite d’un pourtour en or163. L’essence, dans sa manifestation, est proche de cet excès, de ce débordement, de cette expansion de l’apparaître. Et comment l’Être pourra-t-il se clarifier, se décanter, toucher à l’idéalité de la transparence ? Par quels moyens le montrer ? La clarification de l’essence n’est-elle que la mise en évidence très « subjective » d’un noyau de l’être ou, au contraire, va-t-elle en montrer les différenciations infinies, le halo bigarré, l’Aura fibrée de ce qui prend la forme d’un esprit plus objectif ? Une tentative aussi démesurée, il faut bien le reconnaître, comporte quelque chose de mystique. Hegel en aura fixé le programme dans son Esthétique, premier ouvrage philosophique qui traverse l’histoire de l’art, des origines jusqu’à son temps, attentif à la visibilité, à l’apparition que l’image cultive (Bildung), que l’image ouvre par ses expressions multiples. Il ne pouvait évidemment parler de cinéma, il ne pouvait aborder la science-fiction comme genre littéraire. Mais il n’y a aucune raison de penser qu’il ne l’aurait pas fait. Quelle image en effet pourrait-on pressentir si on tenait enfin compte de l’amplitude des domaines abordés ? La Logique du reste se place déjà bien au-dessus de l’art de son temps, sans doute au- delà de toute esthétique humaine, annonçant des modes d’expression qui n’existaient pas à l’époque de Hegel, des médiations imageantes que son texte appelle, très en avance sur lui- même, vers des créations qu’il ne manquera pas d’inspirer. Des images inesthétiques qui se composent aujourd’hui par les relais de l’informatique, ou encore selon les romans contradictoires de Van Vogt, qui rêve d’illustrer une logique brisée, non-aristotélicienne, au travers d’une fiction spéculative. Et le voyage, à la fois narcotique et spatial, de Philip K. Dick lui emboîte le pas, avant que Clarke se fasse la spécialité d’ouvrir une Brèche dans l’espace ou encore d’entonner le Chant de la terre lointaine. Sans parler de l’excellente cosmogonie de Priest déployée dans Existenz ou, un peu plus tard, dans Le Monde inverti. Un voyage qui ne garde de la Terre que son Aura, le rayonnement de sa mémoire : une forme de « détrempe » plastique, artistique, qui en façonne le relevé absolu. Quels souvenirs, quelles estampes de la Terre porter avec soi dans un voyage intergénérationnel de plusieurs siècles ? On dirait un absolu dissolu, une « eau-forte » reproduite dans la mémoire artificielle des machines164. Clarke nous entraîne ainsi dans un étrange vaisseau, à bord du Magellan : un voyage de presque mille années. Que garder avec soi quand on est si éloigné de la Terre, quel savoir ? Bientôt l’équipage du Magellan rencontrera des humains qui, des siècles auparavant, avaient déjà migré sur une autre planète et pour qui la Terre n’est plus qu’un vague souvenir, une légende, tenant en leur temple la Logique qui reste, legs des dieux ou des hommes. Alors on peut comprendre en effet que « l’absolu est l’essence165 » qui se ressaisit comme une mémoire, maintient l’image par des catégories devenues essentielles, figées dans une figure testamentaire. Mais ce sera là l’affaire du troisième volet de la Logique relativement au Concept, et qui trouvera peut-être chez Asimov ses meilleurs moments. Pour l’heure, force nous sera de reconnaître que, de manière extrêmement intrigante, Hegel met en brèche l’idée classique d’essence en l’identifiant à l’apparence, une apparence qui s’incarne dans la finesse de la matière autant que sous l’œil de l’esprit qui ne passe pas seulement par l’homme. Il en va plutôt d’une conscience cosmologique qui ne s’exprime pas d’emblée selon des facultés humaines. Ce que veut dire en effet la formule hégélienne selon laquelle la substantifique moelle entre dans une intelligence d’elle-même et que « la substance doit devenir sujet ». Il ne suffit donc pas que l’être s’extraie du néant sans aucun esprit pour lui porter lumière et apparence. L’essence, l’essentiel, le noyau de n’importe quoi en général, pensait-on, n’apparaissent pas d’emblée, se trouvent enfouis en profondeur. L’essence est d’abord la nature d’une chose, tenue secrète, cachée. Mais Hegel ne l’entend pas de cette oreille. La nature de l’être sera curieusement, selon Hegel, non pas ce qu’il occulte, ce qu’il tient à l’abri sous son apparence, mais bien au contraire, le fait d’apparaître lui-même, de se clarifier en profondeur. S’apparaître à soi-même tout en apparaissant à l’autre, devant un autre. Une forme de cinéma ontologique assez différent de ce que Heidegger nommera un « retrait de l’être ». Tout être est donné dans une manifestation visuelle, fût-elle numérique, par points, par pixels, sur un écran, dans l’atmosphère, en tant qu’image, par une granulosité composite, un réseau de relations très complexe qui fait son essence, témoignant pour soi mais posé en même temps devant un autre. Et la question sera bien sûr de savoir comment cette essence de l’être s’effectue réellement, selon quel potentiel, suivant quels degrés. S’agit-il d’un simple souvenir, une image, une copie, un tableau, un double, voire un simulacre, une forme virtuelle, un fantôme en images de synthèse (Bildung ou Einbildung) ? Et en quoi cette essence serait- elle réelle, le réel devenant finalement apparence ? On répondra que « L’absolu est essence (…) et ce qui la distingue de l’être immédiat, est cette forme réfléchie et cet apparaître de l’essence au-dedans d’elle-même166 ». Nous ne sommes pas, par-là, mis devant des intentions seulement individuelles, confinées à une vision de soi ou un mauvais psychologisme. L’image de soi entre dans une perspective ontologique, se fait autre, se détache comme un hologramme vit d’une vie propre. On trouve ce détachement de l’image, cette apparition lumineuse dans Le Cycle de Fondation où Asimov ne cesse de faire revenir, de manière artificielle, le spectre de son fondateur. Il s’agit d’une effigie fort étrange, il faut bien le reconnaître. Un enregistrement neigeux qui s’adresse à l’avenir, au tout du temps, et qui, devenu flou, s’est évidemment détrempé, au son grésillant. Une marque d’authenticité, d’essentialité. Un peu comme la séquence d’un vieux film, parcourue de lignes ou de taches qui manifestent son ancienneté, sa forme légendaire, objet d’un culte : « La lumière baissa ! Elle ne s’éteignit pas complètement, mais son éclat diminua avec une telle soudaineté que Hardin sursauta. Stupéfait, il avait levé les yeux vers l’éclairage du plafond et quand il les tourna de nouveau dans la direction de la cage de verre, celle-ci n’était plus vide. Elle était occupée par une silhouette (…). L’apparition demeura quelques instants silencieuse, puis elle referma le livre qu’elle tenait sur les genoux et en palpa machinalement la couverture. Puis elle sourit et son visage parut s’animer. “Je suis Hari Seldon” dit alors l’apparition d’une voix douce et aérienne. » C’est là une apparition presque effacée, fragile, qui envahit l’espace avant de dire qu’elle est Hari Seldon. La silhouette s’adresse à nous, un livre à la main. Mais lequel ? La Logique de Hegel sans doute ? Seldon en effet est à l’origine de la constitution d’une « Encyclopédie », celle que peut-être Hegel lui-même rédigea en écrivant L’Encyclopédie des sciences philosophiques. Sa silhouette parle alors à ceux qui ne sont pas encore au moment où elle s’exprime ; et ceux qui sont présents reçoivent la parole de quelqu’un qui n’est plus… « Je ne peux pas vous voir, vous le savez (…). Je ne sais même pas combien vous êtes (…) Je ne suis pas vraiment ici167. » Sauf pour s’être glissée dans l’image, confondue avec elle. Il s’agit d’une présence essentielle, celle de l’être qui est comme crénelé par une essence vagabonde, essence versée dans l’absolu. On dirait une empreinte, une trace mémorielle, une tenue ou retenue logique. Une essence qui, pour cette raison, « surexiste » dans la matière, hors notre existence consciente, individuelle. Seldon est déjà mort depuis longtemps au moment d’apparaître dans cette cage de verre, et nous n’étions pas encore là au moment de l’enregistrement initial. Ce serait comme le fonctionnement de l’être en lui-même, pour lui-même, une imagerie comparable encore à celle décrite par Clarke, et qui tourne toute seule dans une espèce d’archive universelle : « La batterie de canons à électrons et de lasers, avait été programmée par un artiste patient, mort depuis longtemps, afin de créer une série de formes géométriques évoluant lentement en structures organiques. Des formes encore plus complexes apparurent au centre de la sphère et se déployèrent avant de disparaître pour être remplacées par d’autres. Au cours d’une séquence pleine d’esprit, on voyait des créatures unicellulaires monter par un escalier en colimaçon, reconnaissable immédiatement comme une représentation de la molécule d’ADN. À chaque pas, quelque chose de nouveau était ajouté ; en quelques minutes le tableau engloba l’odyssée de quatre milliards d’années, de l’amibe à l’homme168. » Toute une encyclopédie des sciences philosophiques par conséquent, dans sa phénoménalité, dans sa visibilité, avec sa propre imagerie cellulaire… L’IDENTITÉ La moindre image se montre, rayonne, se prolonge hors d’elle- même. Et, se manifestant, va se charger d’un sens qu’elle oriente et fait foisonner. Toute apparition doit d’abord tenir, se dresser d’elle- même et prendre consistance, sur un tableau, un écran, un médium plus ou moins structuré. Autrement elle tombe, se défait ou traverse la transparence sans laisser de traces. La question n’est pas de savoir de qui est telle ou telle image. Celle-ci a d’abord à être elle- même, tenir d’elle-même, loin hors d’elle-même. La question concerne l’apparaître devenu être. Affaire d’inscription. Nos images, en effet, ne peuvent nous porter que si elles se mettent à être sans nous, possèdent en elles une charge ontologique qui n’est pas celle de l’immédiat. Ce qui apparaît, l’apparition, se montre capable d’aller au-delà du moment présent, de se mettre en mouvement longtemps après sa manifestation initiale. C’est la première exigence à laquelle se heurte le visuel, poursuivie déjà dans l’art qui ouvre des images qui ne sont de personne, tenant par elles seules. L’art est la pratique même de l’essence dont nous pourrions dire qu’elle est inscription, redevable à l’inscription, à l’Écriture. L’art – technique au moins en ce sens – fait apparaître des structures essentielles, très difficiles à percevoir sans lui, se servant de machines, de lentilles, de camera obscura169… Hegel nous apprend ainsi que l’être n’est que par son apparaître, un apparaître réfléchi, réfracté selon de multiples échos, reflets. Et c’est sans doute ce qui fait le mystère de l’image pour se maintenir dans l’existence et prendre forme en tant qu’essence, mais tout autant à l’extérieur, sur des supports aussi différents qu’une ombre sur un écran, le brouillard, voire l’idée elle-même qui y prend corps. Et qu’en est-il de l’art après Hegel ? Quelles en seront les médiations ? Faut-il supposer qu’il soit mort ou tenir les récits de science-fiction, comme nous le faisons, pour des formes nouvelles de figuration ? Quoi qu’il en soit de cette question, l’étonnante définition de l’essence comme apparence, décollée de l’être immédiat encore trop indistinct, est redevable d’un voyage insolite, une investigation mythologique réalisée peut-être, mieux qu’on ne pouvait l’imaginer, par Schelling170. Un trajet dans le mythe, dans ses media qui accompagnent sourdement la Logique, sachant que cette dernière s’ouvre dans un milieu abordé bien avant toute humanité, un milieu composé de mondes tout à fait hallucinants, en lutte, avec des personnages quasi divins incarnant des forces très violentes qui ne déplairaient à aucun auteur de SF. Il faut supposer, sous ces conflits cosmologiques, une actualisation du réel, une réalisation qui s’indure dans des tensions préalables et des oppositions entre déterminations contradictoires, entre relations essentielles, fort nombreuses, que Hegel va également croiser. Mais comme le soupçonne Schelling, il se pourrait que si l’on commence par le contenu logique, « pour soi détaché des conditions d’existence », ce serait « pour s’apercevoir avec effroi que manque le récipient pour recevoir ce contenu171 » (et c’est ce que semble réaliser la cage de verre de Hari Seldon…). Or, il se trouve que Hegel, quoi que Schelling puisse en penser, aura justement été attentif au récipient, à l’apparition de l’essence selon les différents supports de l’art, de la littérature, de l’histoire dans une phénoménologie que la science- fiction pourrait prolonger au moins autant que la mythologie, nouvelle mythologie animée par le souci d’une réalisation de la logique à même l’existence. Le réel en effet n’advient qu’à travers sa capacité à transparaître et se tenir dans la vision elle-même, en laquelle naissent d’étranges divinités. Greg Egan, dans Isolation, retourne à une machine de ce genre, à une visualité primitive qui est redevable d’une histoire inconnue, placée avant l’homme. Sans elle, rien n’est pensable, aucun phénomène n’aurait un sens consistant. Il suffirait de faire disparaître les données essentielles de la vision, ses orientations préalables, de se séparer des repères connus, recouverts sous une énorme coque encerclant la Terre, pour que la lumière des étoiles soit soudain absorbée dans une nuit totale et sans réflexion : « il n’y a pas de lune ce soir, pas de nuages, pas de planètes, et l’obscurité, sans aucun repère, refuse de fournir, en réconfort, la moindre illusion d’échelle ; je pourrais être en train de contempler l’infini, aussi bien que l’envers de mes propres paupières172 »… Il y a donc, au fond de cette claustration, un apparaître ténu, propre à l’être, une apparition minimale qui est donnée avant toute paupière, apparaître au moins aussi essentiel que les faits qui s’y précisent. Et même sans aucun œil pour le voir, sans aucun humain, sans aucun animal, l’être se tiendrait encore dans un espacement obscur, dans sa lumière ténue, dans l’espace de son explosion première. Pluton, Jupiter, Mars qu’aucun œil encore n’a su voir de l’intérieur, planètes récemment livrées par la photographie d’un satellite artificiel, offrent de leur contour une image aux robots, à un œil neutre, primordial. Leur essence est d’abord, avant toute visualisation vivante, la manifestation dont nous ne savons guère ce qu’elle est, sauf à suivre un tant soit peu l’engendrement logique que Hegel déploie depuis le début de son étrange projet philosophique. Archétypes sans hommes, rêves d’avant la création, l’être usine sa lumière d’étoile, son bruit de fond universel, tous les deux étant portés par une essence visible en-soi et pour-soi, non devant la conscience humaine, mais pour des capteurs, des récepteurs radio… Comment le rapport à soi de la lumière peut-il d’ailleurs prendre la forme de l’identité, s’identifier par exemple comme corps céleste, comme astre, comme trajectoire dans l’espace ou comme simple forme visible, voire encore prendre la forme d’un Esprit, si ce n’est d’une force individuelle ? Ce sont là des procès de subjectivation, un devenir sujet qui fait la grande affaire de la science-fiction, elle qui ne cesse de traîner dans des contextes où rien ne se reconnaît, où les éléments se modifient, changent d’apparence et par conséquent d’identité. Peut-on dans un tel maelström parier sur une essence ? Quels rapports l’être va-t-il entretenir avec l’identité et la différence, ou encore avec l’indifférence qui annule, neutralise toute distinction ? La silhouette d’Hari Seldon disparaît en un clic. Elle s’évapore comme risque de le subir toute inscription. Était-ce un rêve ? Ne fallait-il pas, contre la neutralité de ce qui perd tout sens, chercher à la rétablir par des coups de crayon pour une identité devenue insipide, donnée en noir et blanc173 ? Ces questions qui font vraiment le canevas de la fiction spéculative, de la hard science-fiction ont connu chez Hegel leur véritable essor philosophique. Et, en retour, le premier auteur à brancher la fiction du récit sur la Logique se nomme Van Vogt, auquel tous les autres noms comme Anderson, Clarke, Baxter, Bear, Benford, Dick, Vinge, vont emboîter le pas, en reconnaissant ouvertement leur dette au Cycle du non-A, sacrifiant tout à l’aventure d’une forme « non-aristotélicienne » (qui détermine le choix du titre et son « non-A »). Le motif de l’identité devient chez Van Vogt une véritable passion. Une identité qui n’est pas donnée mais à construire dans le développement des différences les plus criantes. Van Vogt ne croit pas que l’identité soit une fondation, qu’elle vaille comme principe premier. Elle doit le devenir… Elle est plutôt, pour lui, un événement, une essence mobile, une essence vague dont les nœuds sont souples et contradictoires. Comment les apparitions se concentrent-elles alors sur un être, un sujet capable de se poursuivre identiquement dans l’espace comme dans le temps ? Quelle fantasmagorie, quelle phénoménologie seront susceptibles de rendre compte de cette fascinante aventure pour laquelle l’identité devient réelle, se mire au travers des reflets de la matière comme feraient autant de silhouettes hétérogènes, ou encore une sarabande de fantômes ? Voici des questions bien épineuses que la Logique de Hegel ne manquera pas d’éveiller en prenant le risque de définir la « nature » d’une chose par son « apparaître », alors que toute la tradition, au contraire, devait distinguer la superficie de la profondeur, l’écorce de son noyau… L’habit ne fait certes pas le moine et le masque se distingue de celui qui le porte dans la certitude que le vêtement, toujours trop arlequin, relève de l’inessentiel. Mais n’est-ce pas de l’inessentiel dont l’essentiel se sert comme d’un révélateur ? Ne doit- il pas se démarquer, en en usant comme d’un repoussoir tout à fait essentiel ? Être « ceci » ou « celui-ci », c’est sans doute tout autant n’être pas « cela » ou « celui-là ». Impossible de se réfléchir sans porter avec soi la ribambelle de ce dont les traits se distinguent. À la limite, le constat d’existence est aussi fort dans un jeu irréel que dans ce qu’on nomme réalité. Toute l’œuvre d’Orson Scott Card, on y reviendra plus tard, s’en nourrit, quand le jeune Ender, génie du jeu, rejoue l’univers entier sur une console électronique, sans savoir qu’il manipule une véritable guerre cosmique174. Y a-t-il du reste une nette séparation entre jeu et réalité ? Et jusqu’où le jeu ne sera- t-il pas à même de nier le réel, le détruire, et par conséquent se montrer suffisamment réel, dangereux, pour agir à même l’Être ? La négation est le trait qui cerne tout phénomène. Dans cette apparition, dans cette réflexion qui creusent comme un trou, l’être manifeste jusqu’au surgissement de sa forme et, même au plus faux, sera dans l’obligation de donner à reconnaître une essence. Prise du point de vue de la subjectivité, la négation de ce avec quoi elle se distingue – le cortège des faux-semblants – est aussi importante que l’affirmation de cette distinction. Pour émerger, il est nécessaire de trouver le seuil qui délimite, qui précise ce qui peut ainsi se montrer. Est requise en premier lieu la tenue en soi de l’ensemble des attitudes qui nous situent et nous débordent. L’identité, aussi faible soit-elle, si illusoire qu’on pourrait la négliger, apparaît cependant comme le premier moment de l’essence, progressivement contractée dans le sillage des postures inessentielles. Il en va comme de l’être qui s’était d’abord fermé au néant, qui s’en était extrait pour s’accrocher à soi. Maintenant, il lui faut encore concaténer les apparences. Et en tout ceci, il est très délicat de savoir comment, quand, pourquoi une identité commence. N’est-elle pas ordonnée au-delà et en deçà de ce que l’individu ou la personne reconnaissent comme leur identité ? En effet, la moindre identité, la mienne, la vôtre, se met à surgir d’un point indécidable, strictement apparaissant. C’est là la thématique du très beau roman de Van Vogt, Le Cycle du non-A, qui est à l’origine de toute la science- fiction, produisant sur Philip K. Dick l’effet d’une véritable révélation. L’identité évidemment n’est pas interne au Sujet, qui a besoin d’un autre pour se définir, comme le moi d’ailleurs ne se pose qu’en se distinguant du non-moi, en s’y opposant ou en s’y perdant. Philip K. Dick ne cesse pas de faire l’expérience de ce démembrement, du délitement du sujet autant que de l’objet. Tout chez lui se molécularise et entre dans le conflit d’unités concurrentes, de formes naissantes déjà effacées, narcotiques, blafardes, dans un réseau qui rend instable la moindre limite. Nuageuse, l’identité se conquiert de manière difficile pour les sujets autant que pour le contour et la stabilité de l’objet. Et, en deçà de cette distinction, elle définit la forme incertaine de tout ce qui apparaît, son problème et son combat. Du point de vue de la conscience, dans les premiers textes de Hegel, le noyautage de tous ces degrés complexes ne se fait pas d’emblée. Il faut en passer par les « états d’abord abstraits d’un rapport à soi175 », un soi issu d’une lente remontée vers la surface, le mouvement d’un jeu qui prend consistance, une construction impersonnelle au départ sans laquelle je ne puis rien, et qui précède toute volonté. Avant de vouloir être « celui-ci », un contexte revêche produit sa dilapidation. L’identité n’est possible que si elle est identité dans la différence. C’est la grande proposition de Hegel ! En ce sens, l’identité est suffisamment large pour ne pas laisser tomber les apparences. Il s’agit tout autant d’une identité absolue, absolue par son amplitude, sa zone d’influence qui est préalable au sujet humain. Avant de vouloir, il faut un territoire, un tissu de liens comme l’araignée se niche dans sa toile176. Et cette identité tient du réel autant que de l’incertain ou encore du possible, l’un et l’autre ne se distinguant pas encore dans la lente progression qui décante l’émergence des formes. Cette difficile conquête de l’identité touche au paroxysme dans les romans de science-fiction qui multiplient les modes de subjectivation à l’infini, au moins depuis Van Vogt, touchant à l’extrême dans l’œuvre de Benford ou encore dans celle, plus récente, de Banks. Selon tous ces récits, le soi se heurte à son apparition problématique et, lorsqu’il se réalise, reste souvent indéterminé dans sa naissance, au bord de l’effondrement. L’origine de notre identité n’est pas déterminable. Elle plonge ses racines en une nuit insondable qui fait l’inquiétude du style de Dick. Non seulement parce que personne ne se rappelle comment tout commence, mais parce que cette identité sans origine claire est posée dans une abstraction. Abstraction telle qu’elle n’éprouve pas encore la forme intelligente du non-moi, ne saisit pas encore le « non-A » que la SF prend pour milieu narratif : toute une sémantique générale dont Van Vogt, le maître de Dick, s’inspire par des moyens philosophiques très poussés177. Le roman de Van Vogt commence par une première approximation du monde des non-A. Gilbert Gosseyn, le héros principal de l’intrigue, soupçonne qu’il n’est pas l’homme qu’il croyait être depuis toujours. Son unité n’est pas une évidence. Et ce n’est pas simplement le problème classique des passions, ou encore celui de l’alcool, du somnambulisme, de l’amnésie ou des cas de possession qui supposent l’existence de deux consciences en un seul individu. Là, on en reste au problème traditionnel des états de conscience et de leur unité (un problème qui fait l’intérêt de Locke). Ce dont il est question dans le récit de Van Vogt, c’est que la mémoire de Gosseyn présente des courts-circuits inextricables. Ses souvenirs se heurtent de façon paradoxale. Sa femme, qu’il croyait morte, revient le hanter et s’avère finalement être une autre que son épouse véritable. On dirait que tout est suspendu à une espèce de loterie. En s’introduisant dans le jeu de la machine qui règle son univers, Gosseyn comprend soudainement qu’il n’est qu’une pièce d’un puzzle qui lui échappe et dont la finalité ne dépend pas de lui. Il lui appartient d’en reconquérir la logique et de devenir ainsi la pièce maîtresse de cette partie aux règles fluctuantes. Une reconquête du moi par-delà sa fêlure. Tout le récit consiste ainsi à déployer les étapes qui lui permettraient de recouvrer son essence. Le roman prend fort justement pour exergue une formule de Russell selon laquelle le bon sens n’est pas de règle, qu’il cède, se laisse envahir par le doute, la surprise qui toujours rompt avec nos certitudes les mieux assises. Voici que rien ne tient plus, que l’identité de Gosseyn se laisse envahir par la différence, une dialectique sauvage qui constitue le fil d’une intrigue difficile à dénouer pour le lecteur. Ce roman, en effet, suit la lente révélation d’un personnage nommé fort curieusement Gosseyn, parti à la quête de lui-même à travers ses apparences multiples et contradictoires. Gosseyn est celui dont le nom est Esprit (ghost), mais qui rappelle également l’ancienne forme germanique de Seyn, expression inusitée de « Sein » à laquelle Hegel ne cesse d’ailleurs de faire recours pour dire l’être dans son essence178 : l’être en tant qu’il apparaît de manière multiple. Quelque chose qui dans le récit de Van Vogt tient presque du fantôme, l’individu Gosseyn ne sachant jamais qui il est, ne l’ayant d’ailleurs jamais su avec certitude, ne pouvant l’admettre que de manière empirique, confiant en ce qu’il a toujours cru. Dans une telle perspective, le « Sujet » n’est pas une évidence. Son apparaître passe par des degrés de complexité effarants. Comme nous tous, qui ne nous souvenons pas de notre naissance, confiée aux récits des proches qui constituent notre mémoire. Apparaît autour de lui une série d’indices qui ne s’ordonne plus selon la loi du même, une faille dans la sémantique d’ensemble. Ce qui se dit autour de Gosseyn prend la forme d’un conflit. Il soupçonne bien qu’avant d’être soi, il était ailleurs, autre chose, tous ses souvenirs étant des « faux souvenirs » comme peut-être cela se produit pour chacun de nous, les événements qui nous caractérisent, l’heure de notre venue au monde étant d’abord des souvenirs rapportés par d’autres, invérifiables. « Mon histoire, dit-il, est vraie d’après mes souvenirs (…). À moins que tous mes souvenirs actuels ne soient du même ordre que ma certitude initiale d’avoir été marié à Patricia Hardie179. » Or ce qui apparaît de manière épisodique, dans des flashs furtifs, c’est précisément autre chose, à savoir que sa femme n’est pas réellement son épouse. Le doute vient infecter soudainement l’ensemble des autres événements tout aussi peu évidents. L’apparition à soi, l’identité, est alors en son fond essentiellement nocturne. Et, en cela, Gosseyn se retrouve nez à nez avec le néant, que nous avions déjà croisé à la frontière de l’Être. D’une certaine manière, Hegel reprochera à l’identité de rester toujours trop abstraite. Elle nous laisse comme reclus dans sa tour d’ivoire, évitant de faire l’épreuve des aléas entre lesquels reconquérir une essence et en intérioriser les traits bigarrés. Classiquement, l’identité est un rapport à soi qui oublie tout ce qui est autre mais qui n’en prétend pas moins à l’essence (moment intéressant qui est celui du Cogito). L’essence cependant de rien du tout, l’essence de pas grand-chose… En réalité, cette identité, par le rejet hors d’elle de ce qui ne la concerne plus, n’a pas grand mérite. Abstraite, elle ne réinvestit jamais les limbes logiques que Hegel se propose d’extraire de leur profondeur. Nous avons une tendance naturelle à nous confier au récit falsifié de nous-mêmes ou des autres qui font notre histoire et nous racontent notre passé en nous donnant un nom, avec des omissions qu’il nous faut bien reconstituer. Et il en va de même de notre Histoire nationale autant que sociale. Nous n’avons de cesse que de protéger cette unité narrative, cette histoire racontée, de la soustraire à tout commerce avec des différences, avec des désaccords, avec de la négativité. Il faut par conséquent penser une identité nouvelle, plus cavalière, capable de faire l’expérience du négatif, de la dissolution, du mensonge. Nous avons trop tendance à soumettre la pensée à la perception naturelle, figée, celle qui « accorde une existence indépendante aux choses finies et limitées ». La pensée est alors prisonnière de la perception la plus restreinte aux découpages les plus utiles, soumise au pragmatisme vital et, du coup, l’entendement « s’obstine à les considérer comme identiques, et comme ne contenant aucune contradiction180 ». Curieusement, Le Cycle du non-A de Van Vogt dessine le parcours de choses dont l’identité sera sans cesse contradictoire, en désaccord avec le récit d’une vie confectionnée par des proches. Certainement que la Logique de Hegel adopte un ton théorique qui n’est pas dans la soumission à une narration trop confiante. Mais la richesse du concret, son intériorisation difficile, combative, ne peuvent être exclues de son projet, comme c’est le cas d’ailleurs des autres ouvrages du penseur. Et le récit littéraire, fût-il placé dans un avenir de Hegel, offre sous le nom de la SF une histoire non- aristotélicienne, celle de l’identité confrontée à la différence, à la négation. C’est clairement le cas de Van Vogt, qui cherche un recours auprès de la logique, notamment en s’aidant de la sémantique d’Alfred Korzybski, hégélien en son genre, même s’il ne fait nulle part état de cette influence. Il est lui-même dans une forme d’identité instable, laissant revenir son prédécesseur dans son propre texte, s’ouvrant à une identité multiple entre Hegel et sa propre instruction. Dans l’intrigue extrêmement puissante de Van Vogt, le narrateur tout autant ne cesse de faire l’expérience de ce que Hegel soutient en affirmant que « l’essence n’est telle que parce qu’elle contient en elle sa négation ». Une négation « qui amène un rapport avec un autre terme qu’elle181 », terme extérieur qui en constitue sans doute le miroir ou la médiation intérieure. Et Gosseyn cherchera le fil brisé de cette médiation durant tout le récit. La logique non-aristotélicienne que Van Vogt déploie autour de l’identité poursuivie par Gosseyn, personnage dont l’unité pose problème, cette logique entretient avec Hegel une parenté incontestable. Gosseyn est une expression littéraire de « l’être réfléchi », « l’être où apparaît un terme autre que lui », de sorte qu’en son essence, « la contradiction est posée182 ». S’en suit une réflexion sur ce que, depuis Leibniz, nous appelons le « principe des indiscernables », principe selon lequel toute chose, le moindre brin d’herbe, apparaît de manière unique et incomparable. Mais cette singularité qui fait l’unité de chaque chose ne peut être prévue, déterminée a priori. Elle n’est pas donnée de toute éternité. Elle se réalise au fil d’une aventure : celle d’une matière, d’une donnée solide, d’un en-soi qui devient fragilement pour-soi, tout en récupérant dans l’en-soi la construction de ce pour-soi. C’est, comme dit Hegel, la substance qui devient lentement sujet, lui qui ne l’est pas d’emblée. Le singulier réclame l’assimilation de toute une énergie qui vient du dehors. « Être » et « être autre » sont pour ainsi dire congénitalement liés. Par la rencontre d’une matière, voire déjà d’une nourriture. Mais encore par la confrontation à un autre que soi, à un double qui lui ressemble pourtant à la façon de deux gouttes d’eau. Gosseyn également cesse de valoir comme une existence immédiate, comme une substance satisfaite d’elle-même pour s’inquiéter plutôt de son apparence multiforme, se refléter en un miroir spéculatif. Gosseyn s’apparaît à lui-même comme le premier sujet frelaté, sujet qui doit endurer si cruellement ce que la philosophie nomme réflexion, faisant de ce roman une expérience tout à fait singulière : l’expérience fondatrice hissant la science- fiction vers des méditations métaphysiques que tout lecteur aura toujours soupçonnées comme fantastiques. Alors, on se verra conduit à parcourir les mondes étranges de Platon, Descartes ou Hegel, comme Dick le fera de manière systématique dans son Exégèse. Ces mondes étranges en tout cas ne sont pas accessibles à l’entendement, à ce que nous entendons relativement à notre histoire dont nous n’acceptons guère les versions apocryphes. L’entendement tranche les données du réel en étiquettes acceptables, séparées, tel élément ne pouvant avoir de relation avec tel autre. Tout pour l’entendement reste indépendant, avec des relations hiérarchiques difficiles à réunir vraiment dans l’unité d’une notion complexe. La logique classique se donne ce qu’il aurait fallu engendrer dans l’ordre d’une genèse et, en l’occurrence, d’un récit qui ne soit pas une histoire racontée, édulcorée par un souci de cohérence, par une version familiale ou nationale. Elle oublie ce faisant qu’elle partait d’un « moi complexe », d’un « je fêlé ». Aussi, d’après les catégories de l’entendement classique, je ne peux pas en même temps me retrouver sur deux mondes différents. Ceux-ci ne rentrent pas dans le procès de ce qu’on entendait par « essence », essence toujours cloisonnée. Les ordres de réalité sont en effet distingués en une hiérarchie apprise à l’école et selon laquelle « une planète est une planète », comme semble s’en moquer Hegel par cette formule tout de même très singulière183. Or Gosseyn, effectivement, passe de planète en planète en modifiant considérablement sa façon de se réfléchir et d’établir son essence. On sort alors de notre façon naturelle de raisonner, de distinguer un élément d’un autre « d’une manière bien trop extérieure ». Nous cédons trop facilement à une exclusion des versions divergentes. Nous leur préférons l’inclusion en un monde unique, un empire qui s’établit sur un lien direct, « une simple copule » officielle, autoritaire184. On admet généralement que si je suis « là », je ne saurais être en même temps « là-bas », comme le montre l’expression railleuse ordonnant d’« aller voir là-bas si j’y suis ! » Mon corps est supposé sans partage. L’individu est alors par exemple « jeune » et ne saurait être « vieux » sans supposer tout un temps qui les rend différents. Mais ne voyons-nous point des vieux qui deviennent jeunes, extrêmement novateurs, et des jeunes déjà vieux apprenant la sagesse avant l’heure ? Chose impossible quand il faut distinguer classiquement un sujet dans un temps donné et en un espace défini, avec des qualités secondaires qui restent en veille, passives, indifférentes. De cette obligation, la science-fiction s’affranchit royalement quand, dans Les Chants de la Terre lointaine de Clarke, endormi durant des siècles, le capitaine du Magellan se réveillera sans avoir vieilli, alors que son fils encore jeune au moment du départ sera mort depuis longtemps. Celui-ci « vint au monde, mais son père dormait déjà et n’apprit la nouvelle de sa naissance que trois cents ans plus tard185 ». Et il en va de même de Gosseyn qui, à la fin, se rencontre vieux… De ces bifurcations du temps, de ces contradictions, il ne saurait être question pour l’entendement le plus intransigeant. D’après lui, il y a toujours une hiérarchie. Il faut distinguer un élément central qui opère et impose aux autres certaines fonctions, quand c’est par exemple « le cheval qui tire la voiture » et non pas « la voiture qui tire le cheval ». Les qualités généralement importent moins que le sujet auquel les rapporter. Être vieux, jeune, assis, fatigué ou en train de s’endormir, cela n’a rien d’essentiel lorsque se pose la question « Qui ? » On ne se raconte que les éléments les plus glorieux, ceux qui enhardissent le moi. Il faut faire émerger un centre, un sujet – ce qui tourne autour étant secondaire, simple apparence encombrante rendant l’accès à la vérité difficile. C’est un régime de pureté qui s’impose à la logique classique. L’univers, ici considéré, est celui du « A » et jamais celui du « non-A ». Il est peu souhaitable sans doute d’intégrer mes impossibilités refoulées, les épisodes incompatibles avec ma propre biographie. Difficile en effet d’envisager un « cercle carré ». Pourtant « les géomètres n’hésitent pas à opérer sur le cercle comme s’il était un polygone186 ». Par conséquent, même les mathématiciens ne se laissent pas enfermer dans la logique millénaire, aristotélicienne, que Hegel cherche lui aussi à démentir – une logique réduite affirmant seulement que « tout est identique à soi : A = A ; et A, cela ne peut être et n’être pas A tout à la fois187 ». Or en réalité, pour Hegel, l’apparence nous apprend tout autre chose, et l’essence réelle vient soudainement inverser cette logique des choses tranchées, si délimitées, si dociles. On le voit même dans les sciences dures, dans « la polarité qui joue un si grand rôle en physique » et qui « contient en soi une détermination plus juste de l’opposition », celle de l’électricité notamment, qui réunit le positif et le négatif en produisant ainsi une énergie188. La vie de Gosseyn, qui bien sûr doit conquérir sa singularité, ne cesse de parcourir cet arc des tensions. Une vie est toujours tissée par les fragments d’une autre. Elle abrite bien des incompatibilités. S’il y a deux termes au moins en toute égalité, il faut insister sur la découverte géniale de Hegel : c’est chacun des termes mis en relation qui enveloppe la différence, qui abrite une tension négative et une résolution plus positive. Il y a en chaque chose une contradiction, des polarités à la fois unies et distinctes. C’est donc bien un seul et même terme qui est plusieurs, contraire à soi. Dans un aimant, on ne pourrait séparer le négatif du positif. Mieux : « si l’on brise un aimant, on n’aura pas le pôle Nord dans un des morceaux et le pôle Sud dans l’autre, mais on aura les deux pôles dans les deux morceaux (…) ; la polarité magnétique est une opposition qui pénètre la nature entière (…) ; on devrait admettre ce principe que toutes les choses contiennent une contradiction189 ». Tout ce qui est, chaque chose, contient une différence et une opposition, une courbure propre190. Chaque terme est donc lui- même et son autre, clivé. C’est pourquoi l’essence « chevauche », jette un « pont » par-dessus l’écart. Elle est partout manifestée comme mouvement, changement, passage. Elle nie l’être prédéfini de chaque chose, de chaque individu et, en en montrant différentes manifestations, différentes façons d’apparaître qui se réfléchissent l’une dans l’autre de manière intime, va composer un mixte. Comment rendre compte de Gosseyn I, de Gosseyn II, de Gosseyn III ? Ne faut-il pas en chacun la réunion des pôles qui les constituent ? Sans s’attacher à la contradiction, la logique n’aurait rien de réel. Il faut enfin supposer une autre logique en tant qu’existence. Alors chaque terme pose son contraire, « A » devenant égal à « non-A », sans se détruire, conservant une certaine identité, se rencontrant dans un fait essentiellement commun, un fond partagé quelles que soient les errances dans les écarts de l’existence. C’est cette négativité de l’essence qu’expérimente Gosseyn dans le Cycle du non-A, livre assez étonnant de Van Vogt dont il nous faut suivre les formulations les plus extraordinaires… LA DIFFÉRENCE Gosseyn, dans le cycle qu’il parcourt, rassemble des extrêmes. Il revient des morts. Et il revient dans un autre que lui, ou en tout cas dans un double. Ce n’est plus le même cycle que pouvait tenter encore Ulysse, lui qui, tout en étant très différent, reste cependant lui-même. Dans le récit de Van Vogt, Gosseyn a été tué par une explosion, mais au même moment qu’il meurt se réveille sous un paysage somptueux de Vénus, avec tous ses souvenirs. S’il est A, ce n’est pas selon le même monde, la même planète, ni selon les mêmes qualités, placé au seuil d’une situation qui change tout dans la manière de se réfléchir. Chose que la mémoire de Gosseyn précisément vient rendre paradoxale, puisqu’elle se rappelle également l’explosion meurtrière à laquelle aucun humain n’aurait su échapper. Voici donc forcément une conscience prise dans le souvenir de plusieurs corps, des « clones » dont la coexistence devrait ne pas partager les mêmes événements. Comment avec des chairs différentes garder pourtant une mémoire commune de l’une à l’autre ? Comment une essence « une » pourra-t-elle réfléchir toutes ces différences au sein d’une existence déchirée ? La conscience de Gosseyn lui montre une seule vie continue, un seul fond mais tissé par plusieurs corps, une essence polymorphe. Dans cette essence, l’inessentiel vient inquiéter toute définition, toute reconnaissance. L’inessentiel est partout présent, qui nous menace de devenir un autre, de ne pas pouvoir se maintenir dans la belle définition d’un être idéal. L’inessentiel est aussi essentiel que l’essentiel. Comme un acide négatif qui viendrait libérer des forces qui ne pouvaient se révéler dans la plénitude des faits positifs. C’est sans doute là le régime de « l’altération » qui, selon Philip K. Dick, rend visibles des formes cachées, altération qui agit « en direction inverse », à « contre-courant » des formes identifiées, altération qui est par là même révélation191. L’essence n’a donc d’intérêt que si elle est capable de supporter l’épreuve de phénomènes fissurés, la césure qui répartit le même être sur des branches logiques différentes. Existence ramifiée qu’il nous appartient de traverser dans un parcours en mesure de se réfléchir « pour-soi ». Sans doute est-il possible que cela soit déjà le cas pour n’importe quel individu, dont nous savons bien qu’il remplace toutes les cellules durant son existence, mais en conservant la mémoire, le sentiment d’une continuité. Différentes apparences, différentes présentations. Platon ne disait pas autre chose dans son Phédon, comparant le corps à un vêtement qu’on change plusieurs fois durant une existence192. N’est-ce pas cela la réflexion : endurer la différence ? Mais Gosseyn va faire l’épreuve d’une différence plus terrible. Il se fait tuer, victime d’une explosion gigantesque dont la négation est absolue, sans restes. Et il renaît sur une autre planète où l’attendait un nouveau corps, répliqué selon le même code. Il fait l’épreuve de la différence qui, selon Hegel, est différence quand elle « exprime la position et la médiation193 » (Gesetztseyn). Alors il éprouve la différence et l’opposition au-dedans de lui-même, dans le dédoublement de soi, théâtre de termes qui sont extérieurs l’un à l’autre, à la recherche d’un troisième élément qui puisse faire la médiation. Dans Le Cycle du non-A, toute l’intrigue est celle qui pousse Gosseyn à rechercher ce troisième élément, cette médiation capable de lui faire comprendre son unité. Au départ, il a le sentiment, comme le lecteur d’ailleurs, que « tout diffère ou qu’il n’y a pas deux choses qui soient tout à fait semblables 194 ». Et pourtant le roman de Van Vogt s’articule autour d’un passage : trouver un lien entre deux choses qui puisse les rattacher, s’arrêtant sur une antique inscription, sur un indice venu du fond des siècles dont l’énoncé pourrait être de Hegel : « Le jugement négatif est le sommet de la conscience195. » Une incroyable proximité des vocabulaires, incontestablement… La parenté du vocabulaire de Van Vogt et de celui de Hegel s’explique en ce que l’un comme l’autre partagent le même processus logique. Comment la réappropriation de l’être le plus disparate peut-elle se réfléchir dans une identité qui ne soit pas abstraite, artificielle ? Et comment se laisser enrichir par la différence d’une expérience capable d’affronter des mondes hétérogènes sans se perdre ? Gosseyn, dans les mondes étranges qu’il traverse, ne cesse de nous rappeler que « c’était l’essence même du “A” que deux situations ne soient jamais les mêmes196 ». Mais cette différence absolue, Gosseyn en traverse l’amplitude comme pour rejoindre deux montagnes, deux sommets. Et sur ce chemin, par ce voyage, il pourra réaffirmer son essence capable de réunir le dissemblable, à commencer par ses corps multiples dans la coexistence des « non-A ». Une pensée terrible des opposés qui fait de lui « un véritable mutant – l’homme qui viendra après l’homme197 ». Alors le style de Van Vogt se mue en une étrange beauté, à la limite de l’imperfection, de la rugosité qui rassemble des apparences heurtées, d’énormes différences impossibles à résorber dans une catégorie qui serait préalable au démembrement. Comment raconter ce qui ne va pas ensemble, comment réunir des épisodes dont les mondes divergent ? Les règles de la poétique d’Aristote qui misait sur la ressemblance, la reconnaissance, l’unité des événements, se voient mises ici à rude épreuve. « Gosseyn restait silencieux. Par la fenêtre, il voyait des arbres plus hauts que les plus hauts gratte-ciel se dresser vers le halo bleu des nues ; un fleuve rapide coulait au milieu d’un monde toujours vert. (…) Il fut envahi d’un profond étonnement. Parce que lui ne collait pas dans cet univers (…). Il était en train – non content d’affirmer une ressemblance de structure – de s’identifier à un homme mort. En réalité, il soutenait que, puisqu’il avait les souvenirs et l’aspect physique général de Gilbert Gosseyn 1er, il était Gilbert Gosseyn 1er. N’importe quel étudiant en philosophie, même au bon vieux temps, savait que deux fauteuils apparemment identiques sont différents de dix mille fois dix mille façons, aucune d’elles n’étant nécessairement perceptible à l’œil nu. Dans le cerveau humain le nombre de chemins possibles que peut prendre une simple impression nerveuse est de l’ordre de dix à la puissance 27 000. Les processus complexes établis par une vie d’expériences individuelles ne peuvent être répétés, fût-ce une fois. Cela expliquerait sans discussion possible pourquoi jamais dans l’histoire de la Terre, un animal, un flocon de neige, un caillou, un atome n’ont été exactement les mêmes qu’un autre198. » Gosseyn 1 ne peut donc être Gosseyn 2… Tout est unique mais, entre ces formes parfaitement singulières, il faut supposer un lien, une essence en mesure de les chevaucher, de réunir les apparences. Van Vogt explique cette réunion par les rives du fleuve qui s’écartent dans la réflexion d’un même cours. Devant ce fleuve qui coule sur Vénus, aucun doute n’est permis. Une rive fait face à l’autre. Elles sont indissociables, prises dans le même réel. A serait ainsi en face de A. Ce qu’on peut noter A = A… Mais en y regardant bien, l’un n’est pas tout à fait le même que l’autre… Ils ne sont pas à la même place, le premier étant à la gauche, le second à la droite du signe d’égalité. A serait donc égal tout autant à non-A si du moins les deux rives ne sont pas identiques, se font face, et qu’un même réel en creuse le lit. La comparaison vaut pour les deux corps de Gosseyn. Sous ce rapport d’égalité, le « Je », nommé Gosseyn, réunit les différences. Il ne se réduit plus à une identité abstraite. Il devient indiscernable d’un autre qui lui ressemble comme les deux faces d’un même fleuve. Son identité, censée impartageable, se fait plusieurs, se multiplie tout en restant la même, face à face dépliées depuis un milieu commun, dans le fil d’une commune narration. Alors Gosseyn fait l’expérience énoncée par Hegel dans la Logique, à savoir que « l’égalité est l’identité de deux termes qui ne sont pas les mêmes199 », de sorte que l’identité et la différence sont inséparables, l’une étant déjà donnée dans l’autre. Et, en effet, lorsque je dis A = A, j’en vois bien deux. Dire que Gosseyn est Gosseyn, implique bien deux Gosseyn(s)… Une orange ressemble à une orange quand elles sont plusieurs. C’est donc une « des erreurs ridicules de l’ancienne logique (…) que de considérer l’identité comme une détermination plus essentielle et plus immanente aux choses que la contradiction (…), racine de tout mouvement et de toute vitalité200 ». Entre les deux termes, reliés par le signe d’égalité, coule un fleuve évoqué par Gosseyn. Et de part et d’autre se tiennent deux nombres identiques. L’entendement ne perçoit pas toujours cette béance lorsqu’il affirme que « la lune est la lune201 » (toujours ces exemples astronomiques de Hegel…). De combien de reflets est-elle alors capable ? De quels étangs, lacs terrestres, océans, la lune ne reçoit-elle pas le renvoi de leur lueur ? Nous n’entendons plus cette répétition placée au cœur de l’identité, et on ne voit pas spontanément que la répétition produit une différence. Mais ces termes différents sont-ils injoignables ? Ne devons-nous pas reconnaître qu’ils se réfléchissent et que Gosseyn, tout en étant dans deux mondes éloignés, reste ce qu’il est, conservant la mémoire et l’image du précédent comme son symétrique202 ? N’est-ce pas le fleuve de l’égalité qui coule entre les deux rives de l’inégalité. L’égalité est l’identité de deux termes qui sont différents, autres, en regard. Ils sont inégaux au moins pour cette raison de vis- à-vis, de séparation, de sorte que l’égalité se réfléchit finalement dans son contraire, apparaît dans cette tension : « l’un n’apparaît que dans l’autre203 ». Cela a l’air complexe, retors, mais d’une beauté qui fait tout l’intérêt de la tribulation de Gosseyn, lui qui surgit en des lieux différents à la recherche de son égalité, reconnaissant que « Être, c’est être relatif 204 », et que la lutte de l’homme consiste à « entraîner son esprit à distinguer entre des objets apparemment semblables mais qui diffèrent dans l’espace-temps. Ce n’est que parce qu’elle contient une contradiction qu’une chose se meut, qu’elle est douée de tendance et d’activité205 ». C’est en même temps que, par le mouvement, une chose est ici et là, instant de vitesse qui fait le fleuve de la vie. Une unique coulée bordée par des rives différentes. Le roman de Van Vogt est un livre de logique hégélienne, dont Boris Vian retiendra quelques absurdités dans L’Écume des jours, au style étrange. Le Cycle du non-A se compose également d’un langage surprenant, âpre, fait de détails et de facettes si minutieuses que leur différence réclame un concept capable de joindre les bouts. Jonction qui confine à la perception de l’absolu, sensible à la moindre oscillation, réunissant l’identité et la différence, l’égal et l’inégal, les forces positives et négatives du même aimant. Mais sans les abolir. Ils sont « uns » dans le « plusieurs ». Chacun n’est-il pas alors « lui-même et l’autre de lui-même, n’étant lui-même que dans l’autre et par l’autre206 » ? Le principe de non-contradiction se voit soudainement détruit, chaque terme n’étant posé pour soi que par le recours d’un miroir. Avec l’explosion de ce principe aristotélicien, le principe du tiers exclu s’effiloche à son tour – principe qui affirme qu’on ne peut admettre une troisième proposition : soit une chose est vraie, soit fausse, toute nuance, toute tierce possibilité étant refusées. Il se trouve que le roman de Van Vogt admet beaucoup de tiers, de médiations. Il finit par la rencontre de Gosseyn avec son créateur supposé, et ce dernier, en train de mourir, montre le même visage que le sien, visage vieilli mais qui est comme la troisième face entre Gosseyn 1 et Gosseyn 2 : « fiévreusement, il chercha de la pâte à raser. Il en trouva un pot dans le lavabo du hall. Les doigts tremblants, il en passa un peu sur la figure inerte du mort. La barbe disparut aisément au contact d’une serviette. Gosseyn, à genoux, vit une figure plus vieille qu’il ne s’y attendait, soixante-quinze, peut-être quatre-vingts ans. Parfaitement reconnaissable et qui portait en elle- même la réponse à bien des questions. Au-delà de toute discussion, il y trouvait la fin tangible de sa quête. C’était son propre visage207 ». Ce n’est pas seulement un masque mortuaire ici débusqué, mais un profond étonnement philosophique, une réflexion absolue. Hegel, comme Spinoza, écrivent eux-mêmes un livre comme s’ils étaient entrés en Dieu, un livre pour Dieu, non pas abstrait, mais qui se confond avec la substance de la réalité, laquelle aura eu certes besoin d’eux pour apparaître et se révéler208. Gosseyn endure une expérience semblable : « quelque part dans sa peau, peut-être à travers tout son système nerveux, il avait éprouvé l’orgueil d’être plus qu’un homme209 ». « Avec les yeux de l’esprit, il voyait au-delà des réalités normales de la vie, et cette vision d’immortalité l’aveuglait sur d’autres points, il restait des fils à démêler, des zones troubles dans le tableau210. » Certes, tout n’est pas clair et distinct dans l’ordre de ce qui apparaît et se réfléchit. Même lorsqu’il est question de soi-même entré en liaison avec l’être. Nous voici donc à travers l’expérience de l’indécis soumis à un tableau où règnent la contradiction, l’apparence et des simulacres qui permettent d’engager une véritable Doctrine de l’essence. Philip K. Dick, évidemment, a lu Van Vogt dont il se réclame d’une certaine manière comme d’un prédécesseur éminent. Chez lui, l’essence est sans cesse en rivalité avec l’apparence, avec une logique du phénomène que Hegel était franchement le premier philosophe à essentialiser. Il ne serait pas vain de consacrer à Dick un chapitre redevable d’une nouvelle logique, quoi qu’il n’ait pas lu Hegel dans le texte, texte ardu, difficile, qui aurait fait dire à Hegel sur son lit de mort, en face de soi-même, que personne ne l’a compris, pas même lui-même. Sur ce lit de mort, Dick pourrait bien réveiller quelques doubles assez étonnants pour redonner corps aux concepts d’un génie allemand de la philosophie211. En 1980, dans un entretien pour une revue Punk nommée Slash, on peut découvrir une conversation avec K. W. Jeter où Dick fait encore une fois référence à Hegel pour qualifier la conception d’un État vivant qui n’a rien à voir avec l’abstraction du communisme, et qui aurait trouvé chez lui, en Amérique, à s’associer avec des formes bien plus indiennes. Il est possible que le roman de Dick sur l’Allemagne nazie, Le Maître du Haut Château, soit un roman hégélien, un roman qui réécrive une autre logique, associée aux chamans peaux-rouges, moins abstraite par conséquent, capable de reprendre ce que l’histoire réelle contient en miroir, en coulisse, réactivant d’autres histoires possibles, parallèles. « Je considérais le national-socialisme comme un sujet mystérieux. Quelle misère qu’un pareil phénomène ait pu survenir dans un pays qui nous a donné Goethe, Beethoven, Schiller. J’ai lu le livre d’Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, qui m’a beaucoup aidé à le comprendre212. » Sous l’horreur de ce constat, Le Maître du Haut Château retourne toutes les perspectives de la Seconde Guerre mondiale comme en rebattant les cartes. Il s’agit d’un roman qui cherche à comprendre les rouages horribles de l’Histoire, prise en un sens extra-moral, c’est-à-dire dans la violence et la sauvagerie qui la constituent, mais en cherchant à déceler un reste de liberté même dans la pire des situations. L’Histoire n’est peut-être pas celle que nous connaissons depuis la victoire des Alliés. Dick imagine un autre dénouement, un autre scénario : en 1948 les alliés capitulent, et vingt ans plus tard, en Amérique, le pouvoir est dominé par le Japon, exerçant une politique bien plus pacifique que celle des Allemands, et d’une manière qui s’est adoucie avec le temps. L’occupant aura introduit ses mœurs, son art de vivre spirituel au cœur de San Francisco où on lit Le Livre des mutations et encore le Yi King, véritable guide spirituel d’une génération d’Américains vaincus. C’est le cas de Robert Chidam, qui s’occupe d’un magasin de collectors made in USA. Parmi les objets proposés à la vente, se cache un livre secret. Un texte qui circule sous le manteau comme ce fut fréquemment le cas au cours de l’Histoire notamment pour Spinoza dont l’Éthique n’avait pas trouvé d’éditeur officiel. On voit bien alors que le pire des pouvoirs ne peut empêcher la manifestation de l’Esprit, ni celle d’un livre. Ici, sous la plume de Dick, il s’agit d’un étrange manuscrit, Le Poids de la sauterelle. Par ce biais, Dick introduit dans son récit un contre-récit selon lequel les événements ont encore pris un autre cours. On y apprend qu’il existe peut-être tout de même un monde où les Alliés auraient vaincu l’Allemagne en 1945, en sortant de la Seconde Guerre mondiale selon une version engagée vers un mode de vie plus technique, plus libéral aussi, mais peut-être plus cruel… Il s’agit finalement d’un livre dans un livre et d’une histoire dans une autre, à tel point que le lecteur ne sait plus, au bout du compte, quel est le véritable cours des événements, ni ce qui vaut vraiment le mieux du point de vue des modes d’existence en conflit. Une vision en tout cas assez choquante qui fait de l’Histoire un fleuve avec toujours deux rives, deux avenirs en lutte mais dont, incontestablement et selon une ruse assez dramatique, doivent se dégager l’Esprit et la Liberté. Le plan des accidents, les aléas et détours en tout cas n’empêchent pas de faire advenir le royaume spirituel. Un visionnaire toujours saura faire circuler la vérité, faire advenir un texte de trop et son exégèse. On ne saurait faire taire le processus de la révélation qui force le réel à s’ouvrir par des images surprenantes. Ce faisant, dans cette aventure de la liberté, il en va comme si la logique du non-A s’accompagnait d’étranges dangers. Toute exégèse rend nécessaire une remontée fictive dans la machinerie politique, dans les doublures les plus étonnantes entraînant Dick à se méfier du FBI, qui le menace véritablement et dont il se sent poursuivi, parfois à la folie, comme s’il portait lui aussi une étoile jaune et que se rejouait une traque épouvantable. Une version de l’histoire peut en recouvrir une autre. Comment retrouver d’autres récits sous celui que le pouvoir adopte sans se heurter aux intérêts de l’État dominant et de ses polices ? Que cette histoire de la révélation ne soit pas admise par le roman national qui s’est imposé, cela ne signifie pas qu’elle ne soit pas impliquée dans la réflexion des événements les plus opposés, les plus contradictoires. Il est des événements qui laissent finalement penser que le possible, le virtuel, les avenirs qui ne se sont pas réalisés sont cependant enveloppés dans tout ce qui advient… Raison qui pousse Dick à affirmer que « nous ne sommes pas dans le meilleur des mondes possibles213 ». En effet, des holocaustes atroces semblent se rejouer et infecter l’histoire réelle par des possibilités accablantes qui appellent l’horreur. Chaque événement a donc pour essence d’envelopper une ombre où se tient son opposé, comme cette machinerie de Van Vogt en laquelle le pouvoir sans cesse est doublé par des simulacres, un champ de bataille qui inocule au vainqueur le virus de son ennemi et concurrent. On pourrait faire valoir ici la formule de Hegel affirmant que « toute existence est marquée d’un caractère de relativité, contient des rapports multiples avec les autres existences et se réfléchit sur elle-même comme raison d’être ». Et sans doute « ce qui existe de cette façon est la chose214 », toute chose pourrait-on ajouter. Si nous sommes dans une histoire qui se répète et où reviennent le pire autant que le meilleur, qu’en est-il de l’individu qui prend place devant de tels accidents ? Quel sujet pour une si curieuse substance ? Quelles choses en soi se trouvent-elles rencontrées par Dick, suffisamment troubles pour le forcer à concevoir un curieux livre sur le nazisme dont il dénonce évidemment les intrusions et infections virulentes ? Qu’est-ce qui, dans l’œuvre de cet écrivain, se manifeste dans une forme de dérangement, capable de perturber sa vision du réel, pour rétablir une autre histoire ou se mettre à raconter une histoire autre ? Il y a, dans la vie de Dick, un point d’interrogation, un épisode qui vaut comme la rencontre d’une chose en soi étrange, toujours sur le point de bifurquer. Mais c’est quoi, finalement, une « chose en soi » ? LE PHÉNOMÈNE Dans le sillage de Van Vogt, la science-fiction ouvre avec l’œuvre de Philip K. Dick une logique implacable, celle du phénomène : une phénoménologie en son genre capable de relancer et de renouveler la Doctrine de l’essence de l’idéalisme allemand. Tout commence peut-être par la rédaction en 1959 du Temps désarticulé 215 dont le titre shakespearien original est bien sûr The Time out of joint. Il faut dire que la rédaction de cet ouvrage fait suite à une expérience de la « chose » très particulière, émouvante d’une certaine manière. Peut- être la philosophie n’a-t-elle jamais vécu une épreuve si intense, une rencontre de « la chose en soi » qui troue toutes les versions officielles de l’histoire, qui menace entièrement l’œuvre de Dick, et que Hegel ne fait d’ailleurs que pressentir selon son langage propre. Au moment d’entrer de nuit dans sa salle de bain, Dick cherche en tâtonnant le cordon de la lampe, mais sans que ses doigts puissent le trouver dans le noir. Saisi par l’épouvante, sa main s’efforce de manière désordonnée, insistante, à tirer sur la ficelle absente, bousculant les objets alentour. Et dans cette recherche désespérée, Dick prend conscience que le cordon n’a jamais existé, que la manière d’allumer véritable dépendait finalement d’un interrupteur216. Ce n’est alors ni de la peur qui se manifeste, ni de l’angoisse, mais de l’épouvante, affect qui parcourt son œuvre et que la SF réactive selon des modalités diverses. Concernant cet épisode de la lampe, l’expérience de l’épouvante consiste à débrouiller la confusion, à s’enfoncer en cette étrange concurrence dans l’art de mettre la lumière. Comment se fait-il que le souvenir ait suggéré l’existence d’une lampe à cordon ? D’où provient une telle mémoire du corps au point de créer un reflexe si insistant, un schéma sensori-moteur incompatible avec la réalité ? Il s’agit pour le moins d’une habitude. Mais comment cette habitude a-t-elle pu se constituer ? Quelle est la chose, la chose en soi qui correspond à ce geste, le monde dans lequel il lui est arrivé d’allumer dans une salle de bain en tirant sur une ficelle ? Cette chose qui manque n’est pas simplement une erreur ou une illusion. Elle est l’expression d’un monde possible… Ne pourrait-on pas imaginer alors l’histoire d’un homme qui entrerait dans la salle de bain et qui, comme lui, chercherait à tirer en vain sur un cordon, sur une chose qui fasse défaut, mais tout en témoignant cependant de l’insistance d’un monde possible ? C’est là peut-être l’expérience vide de la chose en soi que Dick va développer dans Le Temps désarticulé. Une expérience qui, peut- être déjà, « joue un grand rôle dans la philosophie de Kant [où la chose] se produit (…) comme un moment de la réflexion abstraite de la chose sur elle-même, (…) principe vide de la chose en soi de Kant217 ». Et Philip K. Dick de concrétiser et remplir la chose en recherchant le monde qu’elle exprime, sensible au chiasme qui la divise sur deux plans distincts comme si elle réalisait un passage entre des réalités incommunicables. Voici ce qu’il en dit lui-même dans un langage étonnamment proche de la Logique : « en termes kantiens, il s’agit d’une Chose en soi 218 ». Mais à la différence de Kant cependant, Dick redécouvre l’univers correspondant à cette chose si abstraite, si vide sans lui. Il saisit, avec une acuité extraordinaire, cet accident de la lampe pour retrouver l’espace contextuel opposé à cette abstraction : un espace dans lequel le cordon s’insèrerait parfaitement. Devant ce saut, ce bégaiement, ce raté de la perception se pose la question : où, en quelle vie, selon quelles conditions ? L’inscription de cette lampe, de ce souvenir de lampe dans le réel témoignerait sans doute d’un autre temps, un autre paysage que celui sous lequel nous vivons actuellement. En effet, « le propre de la chose est de se réfléchir sur un terme autre qu’elle-même219 ». Quel est alors ce terme autre, quel univers cette chose peut-elle contenir et réfléchir, et qui fasse accidentellement irruption dans le geste que Dick expérimente là, sur le seuil de sa salle de bain ? De cette chose en tout cas se laisse induire le sentiment que « quelque chose ne va pas ». Et cela se produit ici, maintenant, quand s’introduit un autre tissu de chose dans la pièce qu’on occupe, quand la chose en soi cesse d’être vide et se remplit de déterminations diverses, opposées. Alors, il semblerait que l’unité du monde se mette de travers. C’est là toute la ressource du plurivers dans lequel vit Philip K. Dick. La chose possède des propriétés. Elle aspire un monde qui en manifeste les propriétés. Elle est en rapport avec un « avoir », un milieu qui lui appartient. Et, reconnaît Hegel, « le verbe avoir vient remplacer ici, comme rapport, le verbe être220 ». Toute chose relève d’un univers dans lequel elle s’insère et qu’elle inclut de manière avide. Et Hegel de noter encore, sur le plan de sa propre réflexion, que le verbe avoir est plus approprié pour rendre compte d’un passé disparu, évoquer l’être supprimé du monde dans lequel l’objet avait trouvé sa place. « L’être subsiste dans l’esprit, mais à l’état réfléchi, et l’esprit tout en le contenant, se distingue de lui221. » Voilà un mouvement très proche de la SF qui nous intéresse. C’est bien en esprit que Dick possède la figure du monde correspondant au cordon qui manque, cordon qui n’est pas, mais qui témoigne de propriétés faisant signe vers des termes différents. L’expérience du cordon relève d’un souvenir pur, qui peut-être n’a jamais été présent : une impression de « déjà vu », de paramnésie. Dans le présent, j’éprouve comme passé le cordon qui manque, un passé que je n’ai peut-être jamais vécu, mais qui se manifeste de façon insistante à travers l’épouvante. Une chose peut très bien relever d’un monde incertain, le déployer en soi, sans qu’il puisse exister présentement, dépendant d’autres voies d’accès qui passeraient par l’avoir, par ce qui nous arrive et ne colle pas « ici ». Il en ira de même du récit de Card qui, dans la veine de Dick, mettra en scène la stratégie du jeune Ender dont la console ou le jeu vidéo se mettent à mordre sur un monde avéré, tout en exterminant ainsi les attaques d’êtres abjects sur le point d’envahir le réel : « le jeu virtuel établit une relation entre l’enfant et l’ordinateur. Ils créent des histoires ensemble. Celles-ci sont vraies, en ce sens qu’elles reflètent la véritable existence de l’enfant » comme des êtres qu’il poursuit222. Quand Galilée évoque la terre qui tourne autour du soleil, cette version héliocentrique ne collait certes pas avec son présent, avec la réalité admise à son époque, mais fonctionnait plutôt comme une contre-épreuve, un contretemps, une hérésie placée au bord de l’épouvante. Au sein de la vision du monde courante s’est manifestée une vision concurrente. Une épouvante qui, à la différence du délire, manifeste une chose en soi assortie d’un autre monde possible, expliquant ainsi que Galilée ait connu un mauvais procès, qu’il ait été jugé comme une menace pour le monde admis plutôt que déclaré fou… Et, pour revenir à Dick, si la lampe à cordon avait raison ? Et si c’était vrai pour lui, seul homme à sentir soudainement s’ouvrir un passage vers un autre monde possible, à constater que quelque chose cloche dans ce qu’on nomme réalité ? Ne serait-ce pas déjà une raison suffisante ? Il semblerait que la raison d’être vienne de passer dans l’existence. Et « la raison d’être contient déjà virtuellement l’existence. Car par cela même qu’elle est la raison d’être, elle a, si l’on peut dire ainsi, le droit d’exister223 ». Nous sommes, dans ce passage à l’existence d’un possible, entrés progressivement dans quelque chose d’assez phénoménal, dans ce qu’on peut en effet appeler le phénomène. Nous avons déjà croisé ce mot. Il signifie littéralement « ce qui apparaît ». Ce qui apparaît pourquoi pas dans une salle de bain, et bien plus fortement que l’interrupteur. Ce n’est pas rien. La force sensori-motrice d’une présence ressentie, recherchée par la main, même si elle n’aboutit pas à l’existence, va témoigner d’une concurrence tout à fait réelle. Comme si l’essence de l’être pouvait être plus large que ce qui est, qu’elle enveloppait d’autres mondes, différents de celui-ci, apparaissant pourtant en de singulières expériences d’épouvante. Ce sont là autant de sujets que Dick décline depuis Le Temps désarticulé jusqu’au Maître du Haut Château, en passant par Le Dieu venu du Centaure, ou encore Glissement de temps sur Mars, voire Brèche dans l’espace, Le Zappeur de mondes 224… Tous ces ouvrages sont en effet traversés par une unique question obsédant l’auteur : « quelles caractéristiques posséderait ce qui n’existe pas ? » Et cela a, dit-il encore, « de quoi vous rendre insomniaque… Je pourrais continuer des heures durant. Ce sujet, c’est ma raison d’être225 ». Il y a une logique de ce qui n’existe pas, de ce qui n’existe plus ou pas encore. Une raison dont l’essence apparaît bien d’une certaine manière, notamment lorsque nous faisons le geste de chercher un cordon qui ne se trouve pas là, qui était attendu, qui insiste par conséquent dans le corps comme une chose en soi, comme le souvenir d’un passé dont le schéma ne colle pas avec l’être ainsi débordé. La chose en soi a un monde. Peu importe son être : si elle apparaît, elle porte avec elle le poids d’un monde ! Voici donc le signe dans cet univers d’une autre contrée que celle qui s’impose ici et maintenant. Peut-être qu’alors « le monde dont on vous parle n’existe pas », reconnaît Philip K. Dick226. Au bénéfice cependant d’un autre, politiquement incorrect, qui apparaît dans une forme accidentelle, tout aussi crédible pour la sensation, avec une certaine obstination à remplacer le quotidien. Et aussi accidentel qu’il soit, cela ne l’empêche pas de bénéficier d’une cohérence, de transparaître en son essence comme un événement tout à fait réel en soi. Suffisamment en tout cas pour alimenter l’étonnement, la curiosité, la révélation d’une doublure au sein de la certitude. L’essence se manifeste bien ici sous la forme d’un cordon qui manque, d’une chose qui, sans être présente, relève pourtant d’une force de conviction aussi nette que l’interrupteur présent ici et maintenant, à sa place, à cette place purement idéale et pourtant réelle. « L’essence doit se manifester. C’est en se niant elle-même qu’elle apparaît 227. » En se niant elle-même dans le monde où on croyait « aux lampes à interrupteur » ou aux moutons électriques. Elle ne reste alors pas seulement hypothétique. Elle est ressentie plus fortement qu’une hypothèse, dans une expérience sensible, une sensation au moins aussi puissante que celle du quotidien, une impression qui vient nier son abstraction. Il s’agit, en passant du cordon éprouvé au cordon virtuel, d’une tension essentielle. Une essence circule de l’un à l’autre comme entre des pôles magnétiques qui se repoussent, à l’instar de l’aimant ou encore des signes – positif et négatif – de l’électricité. Il faut imaginer un réseau qui donne à chaque chose des doublures, des couches qui seront traversées, ramassées par une même essence, peut-être à l’image plus concrète de l’oignon, lui qui enveloppe des niveaux différents en une même chose. Dans ce qui apparaît négativement se tient déjà une position, une positivité qui fait signe vers un autre niveau découpant la chose sur un nouveau plan. Au point d’affirmer qu’on ne se contentera pas de la couche la plus extérieure. « L’ensemble des existences ainsi juxtaposées qui composent ce monde de la manifestation de l’essence est maintenant devenu une totalité228. » Le cordon appelle son monde avec une certitude, une évidence sensible qui ne peut pas être une simple erreur. La chose en soi, saturée de plans différents, en gigogne, réalise un circuit magnétique, une essence qui tient ensemble toutes les lames, tous les feuillets déployés dans un monde phénoménal, variable et transitoire. Ce circuit absolu qui conjoint des niveaux de réalité, recroisant par exemple le monde de l’interrupteur et celui du cordon, Hegel chercherait plutôt à le faire consister de manière essentielle, un peu à l’image du morceau de sel au début de la Phénoménologie de l’esprit, lequel ne cesse pas de se désagréger mais tout en composant une unité. Il doit tenir ensemble, même si finalement la logique en montre surtout les contradictions. De même, Philip K. Dick en expérimente les circuits divergents, les rencontres hétérogènes, insistant surtout sur le côté accidentel de ce télescopage. Le monde de Dick ressemble au monde de Hegel, mais sans trouver de quoi réunir la contradiction en un concept cohérent. Il lui ressemble par des moyens dissemblables. C’est du Hegel auquel on aura ôté l’absolu, la réunion des phénomènes dans un tout. Il s’agit plutôt d’un tout brisé, d’une essence fragmentaire, nomade, en errance selon des événements dont l’épouvante ne saurait être résorbée, l’absurdité restant définitive et la conscience malheureuse, dérangée, prise dans un devenir totalement déstabilisant. Une espèce de dialectique négative pour reprendre le titre d’un ouvrage d’Adorno. Dialectique vient de « dia » qui signifie « deux », une tension entre des événements dédoublés. Négative veut dire ici que cet affrontement entre deux versions aussi fortes l’une que l’autre ne trouve pas son aimant, que les oppositions sont impossibles à réduire, à conjoindre, à réunir dans un même flux. La tension reste ouverte, la résolution impossible. Ainsi va le monde de Philip K. Dick, essentiellement déchiré. Il y introduit des personnages dont l’intrigue consiste à traverser les apparences jusqu’au moment d’accéder à la réalité. Mais cette traversée ne serait pas possible si chaque étape, si chaque décor en carton-pâte n’étaient pas reliés aux autres de manière essentielle, une essence capable de les faire tomber un à un, de les enchaîner pour sauver les phénomènes, pour en rendre raison dans l’unité d’un fond qui se révèle progressivement au sein d’une histoire. Et c’est bien ce raisonnement, cette raison inhabituelle qui poussera le héros du Temps désarticulé vers la vérité, sa certitude subjective se révélant de plus en plus objective, malgré les oppositions rencontrées, les polices mises en œuvre pour vous éliminer. Cette histoire, développée en « univers-bulle », sera incarnée au cinéma par le film de Peter Weir, The Truman show. Progressivement, le personnage principal, joué par Jim Carrey, comprend les événements les plus insolites dans une totalité plus large, et se révolte contre la manipulation dont il soupçonne être la victime. Il vit dans un décor hollywoodien, dans une espèce de sphère où tout est truqué, chaque quartier étant construit de façon artificielle, chaque rue habitée par lui seul, tous les autres n’étant qu’acteurs et figurants destinés à le tromper encore. Chaque accident, chaque bug de cette mise en scène qui le mène en bateau, vont être décortiqués par une conscience devenue paranoïde. Elle enclenche une réflexion, va s’en emparer comme d’un « cas ». Et par la puissance de son esprit, l’enquête sera conduite à en lever le trouble. Pourquoi ? Comment se fait-il qu’on puisse sortir de l’illusion, d’un monde artificiellement conçu par une espèce de malin génie ? C’est que, dans le dedans, dans la caverne platonicienne, dans le plus obscur scénario se révèle l’essence. Elle va percer comme chose insolite, démanteler l’événement le plus bizarre et se laisser mener vers la polarité opposée qui l’enveloppe. C’est finalement, conduit vers l’enceinte de cette caverne, derrière le plan d’eau, un escalier qui est découvert et qui sera emprunté avec crainte pour affronter le dehors. Mais dehors naissent d’autres illusions. L’apparence actuelle s’adosse à une autre apparence, de plus en plus précise néanmoins, conduite ainsi vers une version logique dont progressivement Dick va débusquer l’essence, en même temps que la révèle son personnage. C’est donc de l’intérieur de l’apparence que Dick traque la sortie qui le conduit vers l’être, et c’est là toute la force de l’essence, des accidents qui y conduisent. Une telle logique de l’apparence qui engage le développement de plus en plus inévitable d’une essence trouve peut-être sa plus belle réalisation dans Le Dieu venu du Centaure, où l’écrivain et le narrateur se confondent de manière vertigineuse avec le personnage nommé Palmer Eldrich. Tout dans ce roman est pluriel, dia/lectique et dia/bolique. Tout y va constamment par deux, même les mains dont l’une est naturelle et l’autre artificielle, prothétique, dans une déchirure qui fait faire à l’une ce que l’autre n’ose pas tenter. Les événements se voient dédoublés sur un plan qui entre en concurrence avec celui qui devait normalement être adopté comme réel. La limite virtuel/réel, sa frontière s’abîme, devient poreuse. C’est de l’aveu de Dick cet ouvrage qui va le « tourner vers des thèmes d’une plus grande profondeur métaphysique229 ». Et dans le courant de l’histoire, le lecteur perçoit avec stupeur que « le Mal était une force aussi réelle que le Bien. Il y avait Dieu et l’anti-Dieu. En fait, il s’agissait, avec ce livre, de réaliser une étude mettant en parallèle la déité et le Mal, le Bien et l’humain (…). Nous avons là un roman d’essence diabolique (…) l’idée d’un mal transcendantal a surgi230 ». Il s’agit de plus en plus d’un monde où réalité et apparence ne sont que deux perspectives d’une même chose, sans qu’on puisse les séparer de manière manichéenne. Être et apparaître n’ont plus vraiment de distinction, la réalité n’étant accessible que depuis l’apparence délivrée souvent par la drogue, chaque drogue détrônant la précédente dans le calvaire de l’Esprit, vers plus de clarté, plus de lumière, mais ne nous sauvera de l’apparence que de manière illusoire à l’instar de Total recall 231… LE RAPPORT ABSOLU « De temps en temps, je remarque quelque chose qui ne colle pas avec ma vision du monde, et j’en déduis que toute ma vision du monde doit être fausse. Une donnée qui, si je l’ajoute aux autres données, fait tout éclater. Elle ne peut pas s’intégrer, je n’arriverai jamais à la faire s’emboîter. Et ça veut dire quelque chose, ça veut dire que l’image globale que je me suis construite n’est pas la bonne, et peut-être que c’est aussi ce que nous faisons collectivement, peut-être que nous avons une vision générale de l’univers qui est naïve ». On voit bien par là que c’est de l’intérieur de l’apparence qu’il faut trouver un cas insolite qui témoigne d’un autre monde possible, une essence des phénomènes plus vraie. Celle-ci touche peut-être à la rectification effective de nos préjugés. Apparaît soudain un événement qui fait bifurquer ce monde dans une direction nouvelle, en contradiction avec les opinions admises. Ce serait comme la pointe de l’absolu qui vient faire éclater la bulle dans laquelle nous étions enfermés. Il convient donc à cet égard de distinguer apparence et apparition. C’est dans l’apparition, dans les conditions de l’apparition que le rapport à l’absolu devient possible. « John Collier a écrit quelque part que l’univers se réduisait à un type en train de verser de la bière dans un verre. Cela fait beaucoup de mousse et notre univers à nous n’est qu’une bulle au milieu de toute cette mousse. Et une fois que l’on a entr’aperçu le visage du type qui du dehors verse la bière, on ne peut plus voir le monde de la même manière232. » J’ai déjà eu l’occasion, à deux reprises, de faire référence au « calice de l’esprit » chez Hegel : un objet écumant qui, en son débordement, donne sur un dehors. Il s’agit en tout cas d’une chose insolite, un cas bizarre qui rompt la bordure, excède la limite, et dont Hegel ne s’explique pas vraiment. On y trouve mention tout à la fin de la Phénoménologie de l’esprit, formule déjà citée qui est en vérité de Schiller : « C’est seulement du calice de ce royaume d’esprits que monte à lui l’écume de son infinité ». Ce calice, son écume surtout, servent à clore l’ouvrage de Hegel dont la Logique constitue normalement la suite. Il s’agit bien sûr ici d’une métaphore de l’absolu, métaphore qui est assez proche, au moins en tant que procédé, en tant que « prisme de manifestation », du dispositif que Dick aborde dans sa conversation avec Patrice Duvic relativement au verre de bière. Curieuse analogie à vrai dire entre Dick et Hegel. L’absolu dans un verre, dans un calice, dans une bulle qui trouve les moyens d’éclater ou, encore mieux, de réfléchir le visage de celui qui verse le liquide au creux de la coupe. Il y a là, dirions-nous, un système de traduction possible entre l’intériorité d’une bulle et son extérieur, son autre, miré sur la membrane circulaire. Une espèce de rapport absolu entre apparence, apparition et existence. Chaque bulle réalise un miroir du tout en lequel le dehors se manifeste. Mais, en remontant la paroi, elle est encore un parcours contingent dans un verre figé, un ensemble de trajectoires qui s’évitent, qui se détournent et atteignent la bordure dans un ordre, une écume qui n’est pas tout à fait prévisible. S’y glissent évidemment des contrefaçons, des simulacres, des reflets entre les reflets, comme pour Le Prisme du néant, autre récit important de Dick. Philip K. Dick est un écrivain spéculatif qui cherche dans l’absurdité non des erreurs mais des traces de la réalité, des cas de révélation. Il considère la contingence comme un moment particulier où se révèle un nouveau profil du réel. Comme une polarité négative ferait signe vers la polarité positive selon une force d’attraction irrésistible. Il s’agit d’une variante qui nous met sur la piste de l’Autre monde, de l’essence à l’intérieur d’un univers qui ne se laisse pas réduire à une seule bulle et qu’on ne peut pas rabattre du coup sur une partition unique, sur une nécessité inamovible. La spéculation, au contraire, consiste à voir dans un phénomène un profil que nos semblables n’ont sans doute pas vu, que la spéculation d’un miroir essentiel permet de mettre en évidence comme dans le cas du paranoïaque, lui qui perçoit des détails effectivement scabreux, révélateurs d’une logique qu’on lui refuse. C’est la thématique du roman troublant : La Vérité avant-dernière. Dick considère dans ce récit que la paranoïa remonte en fait à des archétypes qui révèlent d’autres possibilités. Le paranoïaque soupçonne un jeu de forces qui généralement nous échappe mais laisse des traces de cet échappement secret. Il ventile dans son esprit des mondes en décalage. La certitude habituelle, la plus courante, la version correcte qu’on adopte quand on nous dit « bonjour », n’est pas saisie normalement comme une forme d’agression. Mais pour le paranoïaque, ce n’est que la version la plus polie à laquelle il ne croit pas, sûr d’un complot qui se cache sous un signe ressemblant. Pour lui, l’enchaînement édulcoré des événements, le lissage convenu qui élimine le soupçon ne sont qu’une tentative pour figer la réalité dans un seul cadre, dans un schéma cohérent, « et quand votre système est figé et que vous rencontrez des choses qui ne cadrent pas, vous êtes confronté à de gros problèmes. Il vous faut abandonner votre système, ou le modifier233 ». De ce point de vue, la paranoïa est une activation philosophique de systèmes possibles, la capacité de déceler une essence dans des manifestations incongrues, une essence qui n’est pas erronée mais s’inscrit sous un abord contingent, par exemple un soupçon, le soupçon d’une malveillance qui n’est visible pour personne sauf par celui qui se sent menacé. Voici que cette impression forte constitue un monde possible au moment où le cadre habituel de notre représentation ne fonctionne plus, se met à céder. Alors, dans l’une des bulles du calice de bière, se révèlent le visage de celui qui le sert, ou encore un autre visage, d’autres intentions en arrière-plan. C’est une logique fort différente qui se met brutalement en route et qui cherche des structures inédites dans la réalité qui nous entoure. La suspicion n’est rien d’autre. Elle joue de la paranoïa comme d’une révélation. Il y a dans le simulacre, dans le leurre, dans le délire et l’hallucination un point de vérité. Il s’agit d’une dimension essentielle, mais qui apparaît comme délirante depuis le système adopté par tous, une dimension trop décadrée par rapport à ce qui est jugé raisonnable, conventionnel. La Doctrine de l’essence de Hegel remonte justement dans des constructions aberrantes, dans des formes multifaces, dans des constructions contradictoires qui ne se laissent pas saisir par le principe d’identité et qui pourtant trouvent à s’articuler comme l’aimant conjoint des forces opposées. Il y a dans la logique de Hegel un souci de s’affronter à l’incohérence pour lui trouver une solution, une essence correspondante. Toute paranoïa relève d’un excès de raison assez comparable aux gestes de la Logique, un excès qui ne se laisse pas réduire à l’entendement. Elle s’ouvre à des formes contingentes qui obéissent pourtant à de nouveaux principes, à un rapport absolu dont la vérité est plastique et dangereuse. Et, dans un tel rapport, l’essence est parfois plus probante que l’existence arrêtée par des conventions. L’existence n’est elle-même pas vraiment concrète parce que bouclée sur des abstractions, tandis que la suspicion les fait éclater, produit des effets de réel. L’essence témoigne toujours de variantes, de variations plus riches que ce qui se présente, des versions qui se sont le plus souvent abolies dans une existence trop générale, trop rigide, celle du comportement le plus correct, usé par la routine, encadré par la correction politique. C’est ainsi que, dans le roman de Dick La Vérité avant-dernière, Nicolas Saint James refuse d’adhérer à ce que l’existence lui montre comme faits inflexibles. Il s’accroche soudainement à des phénomènes qui relèvent d’une forme de paranoïa mais font preuve pourtant d’une insistance, d’un autre système, certes obsessionnel, mais loin d’être imaginaire. Dans le monde d’en bas dont James fait partie, les hommes et les femmes, à des mètres sous terre, s’échinent à produire des robots militaires pour le monde d’en haut supposé en guerre et qui les protège grâce aux armes ainsi fabriquées en sous-sol. Mais cette guerre qui ne cesse jamais n’est- elle pas le signe que quelque chose ne tourne pas rond ? Il se pourrait en effet que la guerre soit terminée depuis longtemps, et que des pauvres esclaves continuent d’être exploités sous terre par quelques privilégiés qui se partagent la planète luxuriante en surface (ce qui est vrai disons des guerres économiques nous aliénant toujours selon des prétextes purement idéologiques qui font tout l’intérêt porté par Lénine à Hegel). Des signes tangibles peuvent conduire à cette conclusion à laquelle personne pourtant ne croit. C’est du moins le soupçon échafaudé par Nicolas Saint James, le héros de cette aventure, qui décide un beau jour de ne plus adhérer à ce qu’on lui raconte, aux fables qu’on lui distille. Sa raison chavire et met au point une autre vision, une essence apparemment incroyable, ignorée de nous tous, trop préoccupés par la vie affairée d’une aliénation souterraine. Si notre vision est jugée fausse, condamnée par l’opinion commune, alors il se peut que nous ayons raison, qu’il faille faire bouger la vérité jusqu’à écouter la confession d’un barjo, autre titre encore de l’œuvre de Philip K. Dick. Les « faux souvenirs » ne cadrent certes pas avec l’existence banale, mais ils relèvent d’une logique profonde qui laisse apparaître l’essence dans son éventail le plus riche. D’où proviennent-ils en effet, d’où faut-il tirer l’étrange conviction, la certitude puissante qui accompagne nos délires ? Et d’où surgit la croyance si forte qui s’empare de ces formes négatives, de ces formes en creux qui induisent ici même une force de transition, de passage vers un ailleurs ? Un ailleurs tantôt laid, mais tantôt remarquable. Il y a une belle phrase de Dick à cet égard qui comporte des accents hégéliens : « l’irrationnel, dit-il, constitue le tréfonds primordial de l’univers ; c’est lui qui vient en premier dans le temps, aussi bien qu’ontologiquement dans l’échelle des essences. L’histoire de l’univers est un mouvement qui part de l’irrationalité – le chaos, la cruauté, l’aveuglement, l’insignifiance – pour aller vers une structure rationnelle harmonieuse, organisée d’une façon méthodique234 ». Dans La Logique, Hegel justement parcourt ce chemin qui partira de l’irrationnel en considérant que ce qui existe, que ce qui advient est l’essence la plus contradictoire mais la plus prometteuse en possibilités. La concrétisation de l’essence passe par un processus d’affrontements nombreux dont le « sujet » qui en résulte va retenir les moments. À l’abri de l’hostilité, rien ne peut advenir que le plus chétif, le plus fragile. Sur le chemin de sa réalisation, il faut endurer le néant en même temps que l’absurde. Autant le néant se montre capable de ventiler l’être, autant l’absurdité se montre riche en possibles. Elle tisse des nœuds, des carrefours extrêmement denses, cruciaux dirait-on, en prenant ce mot au sens premier du croisement. Alors, forcément, au cœur de l’absurdité naissent plus de promesses en ce qu’elle n’est pas unilatérale mais habitée par le conflit, la bifurcation, la figure de la rencontre, de la croix… On y rencontrera parfois des entrelacs impossibles, d’autres qui témoignent d’étranges possibilités. Hegel est souvent assez critique vis-à-vis de la notion de possibilité. Dire que telle chose est possible, c’est généralement ne voir que le plus probable, le plus chanceux et le plus acceptable. Du possible, on attend sa réalisation imminente. Est possible ce qui va se produire, ce qui est en train d’arriver, ce qui précède l’effectivité juste avant sa venue au jour. « La possibilité n’est d’abord, vis-à-vis de la réalité concrète, que la pure forme de l’identité avec soi et la règle qu’on lui applique, c’est que la chose, pour qu’elle soit possible, ne doit pas contenir de contradiction. De cette manière tout est possible235 ». Pour Leibniz, par exemple, il suffit que la contradiction soit levée et l’existence devient inévitable. Or Hegel soutient précisément l’inverse. Une chose n’est réelle pour lui que parce qu’elle sort victorieuse d’une armada de contrariétés qui en empêchait l’effectuation. Elle traverse un champ miné, parcouru d’oppositions. Il ne faut donc jamais envisager le possible à partir de l’identité déjà acquise. Tout est platement possible si on considère la chose une fois qu’elle a eu lieu. La pierre, une fois tombée, avait en effet toutes les chances de le faire. Il suffit de forcer ce constat en amont du fait, de dérouler comme dirait Bergson le film à l’envers. Mais, si on suit le parcours vertigineux du moindre phénomène, il faut bien prendre en compte le tissu effroyable des contingences, de ce qui n’a pas encore eu lieu mais qui subsiste, au moins au titre de carrefours, d’embranchements affrontés. Une fois arrivé, le possible n’est rien comparé aux chausse-trappes rencontrées, comme le montre superbement le roman de Silverberg L’Homme dans le labyrinthe, où le parcours devient de fait impossible. En réalité, Hegel ne l’entend pas d’une manière abstraite et rejoint en fin de compte cette vision de l’improbable. Justement, pour lui, tout n’est pas possible. Il fallait affronter l’impossible. Et nous le savons déjà, l’essence du phénomène est avant tout opposée à des manifestations concurrentes auxquelles elle ne cède pas, et qu’elle enveloppe d’une certaine manière, qu’elle retient sur son chemin de croix. Elle est surtout et d’avance contradictoire. C’est donc finalement la possibilité la plus superficielle, la plus convenue, que Hegel refuse pour lui préférer les difficultés autrement plus profondes de la contingence. La contingence est au cœur du phénomène, et le parcours de la Phénoménologie de l’esprit, attentif aux aléas de l’Histoire, l’a suffisamment montré au lecteur scrupuleux. La contingence est un moment de la réalité qui n’est pas donné, mais qui lentement se tresse et qui peut, après des conflits innombrables, infinis, se nouer de plus en plus fortement au point d’évoluer vers une condition déterminante. Hegel peut donc affirmer que la philosophie n’est pas le calme déroulement d’un chemin droit, sûr, qui aboutirait naturellement à une issue : « si comme le montrent les considérations précédentes, la contingence n’est qu’un moment imparfait de la réalité, moment qu’il ne faut pas confondre avec la réalité même, elle trouve cependant, en tant qu’elle est une forme de l’idée, son application dans le monde objectif. Cela a lieu d’abord dans la nature, à la surface de laquelle la contingence a, pour ainsi dire, son libre jeu ; et cette contingence, il faut la reconnaître et ne pas avoir la prétention d’affirmer qu’une chose doit être ainsi, et qu’elle ne peut pas être autrement, prétention qu’on a parfois attribuée à tort à la philosophie (…). Ceux qui, dans leurs recherches scientifiques, suivent cette direction d’une manière exclusive, sont accusés avec raison de n’être que des pédants aux vues étroites, et qui s’agitent dans le vide236 ». Les présupposés sont innombrables qui entrent en duel. Ils conduisent, après maintes difficultés rencontrées, à de fortes tentatives de construction. Et de là aboutissent brutalement à la chose en chair et en os en laquelle ils convergent. La chose est un champ d’affrontement, une guerre des possibles les plus contradictoires. Il faut donc envisager avec Hegel « la possibilité réelle », si bigarrée, et ne pas se contenter d’une possibilité fondée sur l’identité supposée préalable237. Il faut aller plus loin et reconnaître avec la philosophie que la nécessité est enrobée d’un tissu de contingences, qu’elle est une excroissance du possible au sens le plus riche238. Alors la science-fiction peut elle- même valoir pour nous comme un florissant terrain d’exploration de tous les possibles. LE POSSIBLE Du possible au réel, le chemin n’est pas droit. Il ne consiste pas à s’en tenir à ce qui a vu le jour ici et maintenant dans l’identité la mieux assortie aux convenances. Il est plutôt courbe, voire labyrinthique. C’est, comme nous l’avions évoqué, le sujet du beau livre L’Homme dans le labyrinthe de Robert Silverberg, grand lecteur de Dick, et dont le récit intègre d’ailleurs ce nom comme l’un de ses personnages. Il s’agit de l’histoire d’un homme condamné à l’exil sur une planète lointaine et dans un dédale dont l’origine n’est pas connue. À quoi correspondent finalement tous ces murs ? Les chemins devenus nécessaires le sont en vertu d’une habitude. Mais ils s’appuient sur une contingence radicale quant à leur origine, à leur raison qui fait complètement défaut. La seule connaissance qu’on ait de ce labyrinthe est évidemment extérieure. Muller, le personnage principal qui a presque oublié son nom, son identité, ne peut que rencontrer, croiser des carrefours dont le montage n’est pas évident, dont la carte n’est pas disponible. Rien ne permet de dire ce que font là ces corridors et quel dessein a procédé à l’élévation de leurs remparts. Mais, progressivement, les couloirs dangereux, étrangers, sont intériorisés. Ils vont être saisis dans leur essence, c’est-à-dire dans leur difficulté, dans leurs zones périlleuses qu’il faut comprendre pour survivre. Il est nécessaire que ces points délicats, mortels, soient pensés par le héros de cette itinérance. De ce complexe d’allées découvertes, sans toiture, Muller, recherché par Dick, personnage homonyme du grand auteur, perçoit un coin de ciel. Et sa vision compose des constellations imaginaires : « à présent elles lui apparaissaient : le Poignard, le Dos, le Sillon, le Singe, le Crapaud. Sur le front du Singe scintillait faiblement une petite étoile qui constituait aussi l’œil gauche du Crapaud. Muller pensait que c’était le soleil de la Terre239 ». Il s’agit en fait d’une cité étrangère, sans étalon de mesure, sans légende. C’est l’expérience de Muller qui progressivement la fait sienne, intériorise les croisements accidentés en même temps qu’il change de vie et se modifie lui-même de fond en comble. L’être de ce lieu décousu, progressivement s’essentialise, et son apparence est assimilée au sein d’une structure certes subjective, mais dont les constellations ont l’air pourtant objectives. Le sujet, sa perception, se transforment en données réelles, l’extérieur coïncide avec l’intérieur. Le phénomène se façonne en conformité essentielle avec le savoir du labyrinthe, ses trappes secrètes, les lames qui pourfendent cruellement l’espace de cette succession de cachots. Dans cette position inconfortable, digne d’un Robinson cosmique, Muller n’a pas le choix. C’est de l’intérieur qu’il lui faut trouver la clé, la raison de ce dédale, au point de faire unité avec son propre corps, de la faire entrer dans son schéma corporel. Il lui faut suivre des couloirs rigides, extérieurs, mais du même coup en faire ses chemins de vie et de pensée. Ne lui reste que la possibilité d’inclure ce monde dans le système de sa survie, de sa pérexistence. Il lui faut prendre les murs en leur apparence pour les faire transparaître enfin selon une articulation immanente : « il avait décidé de dévorer l’univers, de devenir une sorte de Dieu, et quelque force implacable l’avait rejeté impitoyablement de cette haute position, le brisant, l’écrasant. Pour tenter de rassembler ce qui restait de lui, il avait rampé comme un infirme vers cette planète morte240 ». Là, dans la contingence de son trajet, il conquiert progressivement un sens, une essence durable. Aussi, du fond de cette détresse, il ne saurait se payer le luxe divin de percevoir le labyrinthe d’en haut. La transcendance n’est plus possible pour lui. Cette infirmité reste le seul moyen de transformer ce complexe absurde et contingent en nécessité, de déployer une autre divinité, un dieu venu de l’intérieur. Autant dire que ce dieu ne sera pas initial, mais plutôt terminal. Il vient coiffer l’anarchie couronnée de son parcours, de son itinéraire dans le labyrinthe le plus aberrant qui soit pour en découvrir la logique et, avec elle, lui- même. Il s’agit d’un roman profondément hégélien qui, parti de la contingence affectant un lieu aux carrefours innombrables, se transforme en palais de la nécessité. L’extériorité requiert une expérience intérieure. Dans ce palais qui pouvait vous désosser, vous dépecer les entrailles à chaque embranchement, « il semblait que chaque fraction de seconde avait perdu conscience d’appartenir à une unité. Il y avait des trous dans le temps241 ». À charge pour Muller de trouver comment enjamber ces abîmes, comment tisser son chemin en réenchaînant chaque fragment rencontré aux chaînons manquant à leur nécessité. Mais cette épreuve de la nécessité ne se conquiert pas d’emblée. « Tout autour de lui n’était que négation de la géométrie, comme s’il regardait le monde à travers une bouteille de Klein 242. » Une bouteille impossible et impensable qui porte le nom du géomètre qui l’a conçue. L’intérêt du roman consiste à nous conduire, au terme de ce périple, vers l’ouverture de cette bouteille, dans l’intériorisation des murs qui composent ce dédale. Alors les phénomènes apparaissants se superposent très exactement à l’essence qui les relie, et se libèrent de leur étrangeté ou de leur extranéité : « c’était à croire que le labyrinthe ne cherchait plus vraiment à les retenir243 ». Son opacité s’est faite transparence, sa nuit, lumière. La bouteille de Klein 244, dont parle Muller, n’est pas seulement le Calice de l’esprit évoqué par Hegel. Il s’agit d’une surface topologique qui donne aux phénomènes une allure paradoxale, comme c’est également le cas de l’anneau de Moebius. Cette étrange surface de Klein, posée au cœur de l’intrigue, est finalement prélevée du roman de Silverberg pour constituer à elle seule le sujet d’un autre ouvrage clé de la SF. Elle sort de ce roman pour passer en un autre selon un exceptionnel agrandissement du motif. Il s’agit du livre de Christopher Priest, Le Monde inverti. Livre singulier, s’il en est. Nous devons le constater, et le noter au cœur de notre progression fidèle à la science-fiction : nous avons retenu dans notre parcours quelques ouvrages emblématiques en longeant le fil de leur essaimage, de leur bouture. Il y a bien sûr 2001, L’Odyssée de l’espace de Clarke, Le Cycle du non-A, de Van Vogt, Le Temps désarticulé de Dick… Le Monde inverti fait incontestablement partie des grands paquebots de la « fiction spéculative », avec L’Âge des étoiles de Robert Heinlein, Bios de Wilson, ou encore Tau Zéro de Poul Anderson auxquels nous réservons quelques développements ultérieurs… Dans sa forme surprenante, le livre de Priest est un récit philosophique qui plonge au cœur du « phénomène ». Le sujet qui le préoccupe désigne la genèse de ce qui apparaît. Il en affronte la contingence pour en dégager, ce faisant, l’essence brisée, l’essence la plus radicale en extension, enveloppant des paradoxes énormes, non sans en produire la nécessité au sens le plus hégélien de ce terme. « C’est une notion très difficile à saisir que celle de la nécessité, reconnaît Hegel, précisément parce qu’elle est la notion elle-même, mais la notion dont les moments sont encore des réalités qu’on doit saisir comme des formes brisées245. » La nécessité n’a de sens que de longer la brisure, d’associer l’impossible, nous entraînant ainsi au cœur du concept – à condition de comprendre qu’elle doit traverser la contingence, qu’elle s’adosse aux événements les plus opposés, comme cela se produit du reste dans Le Monde inverti, auquel manque peut-être une véritable fin, le Concept tel que Hegel en avait profilé la force de capture, de concrétisation. L’intrigue d’un tel récit n’est pas aisée à faire comprendre. Il faut s’y introduire progressivement. Et le mouvement de la lecture est indexé sur une impulsion développée de façon progressive. L’ensemble de ce roman est animé d’une circulation surprenante. Rien dans l’être n’est immobile, taraudé par le néant qui suit à la trace toute entreprise. Il nous faut alors nous engager dans le mouvement habile d’un paquebot, disions-nous, un mobile nous entraînant en direction d’un monde de plus en plus déformé, viable seulement sur un point devenu flottant. Ce point correspond à une énorme Cité, montée sur des rails très espacés que les habitants vont prolonger en amont et démonter en aval. Un travail perpétuel comparable à celui de Sisyphe, toujours à reprendre. Poser un chemin de fer et le déposer, recommencer pour fuir la course du soleil, l’axe de rotation qui l’allonge et lui donne le profil d’un pulsar. L’espace d’un monde de ce genre est devenu contradictoire. Seuls restent viables un centre très étroit, une focale qui se déplace. Mobilisme perpétuel. À la périphérie de cette zone, comme au bord d’un disque, d’un gigantesque anneau, les êtres subissent la courbure d’une pente affolante, se ratatinent, rapetissent, se dégonflent, prennent une allure dévastée s’ils ne font pas immédiatement marche arrière. Seule survie possible : il faut se déplacer avec ce centre mobile, comme pour échapper à la déformation topologique qui s’aggrave en fonction du retard pris sur la progression de ce point normal, rattrapé par la lentille d’un soleil fendu par le milieu. Ce serait un peu comme si l’atmosphère était devenue une énorme loupe et projetait sur la surface terrestre les rayons solaires. Se dessinerait ainsi une zone viable qui déclinerait sur les bords d’une circonférence, un cercle qui aurait à peu près la taille d’une région grande comme un département. Il faudrait donc sans cesse suivre cette « poursuite », ce « foyer focal », cet « optimum » dans son déplacement pour ne pas griller, et par conséquent confectionner des rails qui permettent à la cité de suivre la tangente, non sans démonter ceux qui ferment la course lente d’une telle ligne de fuite. La vie n’aurait d’autre sens que de se poursuivre, d’échapper à l’écrasement, au déséquilibre éprouvé au bord de cette zone mobile. Comme il est impossible de franchir cette limite, tracée par une lentille gravitationnelle, sans devenir difforme et perdre l’équilibre, on ne sait donc rien de l’extérieur des régions plus lointaines qui bordent la cité, son essence étant confrontée à des phénomènes extrêmement contradictoires. Les autres êtres rencontrés sur le chemin de la Cité subissent-ils les mêmes contraintes topologiques ? Comment se fait-il qu’on puisse les croiser, en faire des esclaves pour certains, et qu’apparemment ils n’aient pas été eux aussi obligés de fuir, absorbés par le précipice qui ronge le bord de l’oculus ? Que peut-on savoir alors de la logique qui sous-tend ce monde ? Il y a bien sûr des missionnaires formés par la Cité pour explorer les bords de ce monde. Ce sont des aventuriers qui vont en avant, et peuvent atteindre la limite avant que tout ne s’effondre, ne rapetisse, ne se déforme de manière dangereuse. Mais ces éclaireurs, ces outsiders vieillissent plus vite que ceux qui restent dans la Cité. Ils font l’épreuve d’une temporalité relativiste qui interdit la simultanéité des repères et des référents. La relativité d’Einstein est injectée dans la finitude elle-même, devient sensible sur de très petites portions de l’espace, traversées par des aventuriers de l’extrême… Helward Mann est l’un d’entre eux. Il appartient à la compagnie des hommes habilités par la Cité à explorer la bordure de ce monde en mouvement. La question pour lui est de rencontrer des êtres qui semblent échapper à l’optimum, survivant en dehors du rayon viable de cet univers si instable. Voire de les capturer, les mettre au travail en échange d’objets issus de la haute technologie de la Cité, non sans leur demander leurs femmes fécondes. Et par conséquent, comment expliquer alors le mal qui affecte cette Cité nommée Terre, l’infertilité des épouses ? La seule possibilité serait de se référer à son histoire, à sa mémoire. Helward Mann part ainsi à la recherche des archives de la Terre. Il s’agit de savoir s’il existe un livre capable de rendre ce monde compatible avec la raison. Il est un héros philosophique avant tout, une espèce de Hegel mis en scène dans les méandres de la déformation topologique, dans les affres d’une lentille gravitationnelle qui grillerait tout ce qui n’entre pas sous son oculus. Ce monde nous pouvons le tenir pour aberrant et fictif. Mais il ressemble évidemment à notre planète. Une « Terre » qui se déplace dans un univers infini, composé de galaxies, dont tout s’altère au voisinage de certaines singularités comme aux abords d’un trou noir. Ce monde inverti nous communique le sentiment effroyable d’un doute hyperbolique, d’une exagération anormale des perspectives. Un récit fondé sur la croyance au mouvement, à l’errance, mais auquel il est difficile parfois de porter crédit. Y a-t-il alors une logique qui sous-tend ce délire phénoménal ? Peut-on compter sur une essence capable d’embrasser la variation aberrante de ces événements qui témoignent en faveur de la déformation, de la dilatation monstrueuse des repères et des métriques ? Comment établir une nécessité, une vérité qui rendrait compte de la déclinaison anamorphique des formes et des êtres, eux qui se laissent inexorablement engloutir par une singularité ? Helward Mann fait l’expérience de ce danger. Il s’est aventuré hors de la Cité. Il est parvenu au point où tout glisse, semble s’involuer, se retourner, s’invertir comme sur le col d’une immense bouteille qui nous ferait retomber de l’autre côté de l’embouchure, exerçant une force d’attraction de plus en plus grande. Mann atteint ainsi une limite de non-retour et se met à basculer sur un terrain qui devient de plus en plus petit : « ce qui avait été une montagne n’était plus qu’une dure protubérance sous sa poitrine. Son ventre reposait sur ce qui avait été une vallée de l’autre côté. Ses pieds talonnaient pour se raccrocher à la crête de plus en plus effacée de ce qui avait été une autre montagne. Il gisait à plat sur la surface du monde, géant couché sur ce qui avait jadis été une région montagneuse246 ». Il lui suffirait de refaire quelques mètres en arrière, de rebrousser chemin pour que l’espace recouvrît sa normalité. Mais ces quelques mètres, par rapport au corps de Helward, correspondent en fait à des kilomètres, aussi longs à parcourir que de rejoindre l’image d’une montagne dans le désert. Elle a l’air proche mais est en réalité très lointaine. Sur le bord où se tient Mann, passé un tel seuil, à l’embouchure de cette bouteille de Klein, tout bascule dans la négation de l’infiniment petit et, le long de cette circonférence, subit une miniaturisation qui ressemble peut-être encore à une surface de Poincaré, une sphère où, plus la distance par rapport au centre augmente, plus les contours et les figures se ramifient, s’estompent vers l’infinitésimal. Bien sûr, nous ne pouvons pas supposer la nécessité d’un tel monde qui paraît redevable, en effet, d’une fiction burlesque. Ne s’agit-il point d’un délire ? L’existence des autres humains hors de la Cité ne relève-t-elle pas d’une vie normale où rien n’est inverti ? Peut-être… Et, en effet, les autres, leur existence en dehors de la Cité, leur « être là » témoignent en faveur d’un monde habitable et sédentaire. Ils nous donnent le sentiment que, pour barbares qu’ils soient, ils fournissent néanmoins la preuve que la vie continue de façon habituelle, certes très pauvre, mais totalement avérée. Il n’empêche, la migration de la Cité, son errance, la loi de son mouvement perpétuel sont peut-être bien vraies, considérées dans l’absolu. Cette Cité, doutant de l’existence d’autrui, des autres cultures possibles, est une métaphore de la Terre dont elle porte le nom en même temps que le voyage. Considérée à la dimension du cosmos, il nous faut bien reconnaître que seule une petite zone de l’univers est pour nous connaissable, obéit à la géométrie d’Euclide. Il s’agit d’une portion d’espace qui correspond au volume de ce que nous pouvons voir avec nos télescopes. Il s’agit du volume de Hubble, défini par la portée du télescope de même nom, un volume fini, qu’il faut insérer dans un multivers infini modifiant sans cesse son échelle, sa « légende » topologique, son tenseur247. Le monde inverti dont Helward Mann fait l’expérience est donc bien le nôtre, une image de l’univers en expansion, réduite à l’échelle locale d’une Cité. Mais peut-on trouver une échelle ou une légende pour cette carte aberrante qu’il faut suivre sans avoir aucune certitude ? Il existe peut-être, dans ce roman, un codex, un livre qui en retrace l’origine. Il faut supposer un philosophe qui a pensé évidemment la phénoménologie d’un tel monde, poursuivi l’essence qui le caractérise, la nécessité qui corrobore sa possibilité. Et la logique d’un tel livre ne peut-être celle de l’entendement, fondée sur des principes rigides, sur la non-contradiction, l’identité et le tiers exclu, autant de principes que Hegel avait pulvérisés. Ce philosophe que Helward déniche, hégélien en son genre, se nomme Destaine, un nom qui entre en consonance avec le cœur absurde du destin, du moins avec son modèle mathématique. Laissons parler le narrateur lui-même se rappelant un cours de calcul différentiel : « L’enseignement portait sur un genre de calcul par fonctions (…). L’un des graphiques avait fait l’objet de discussions fort détaillées. Il montrait la courbe d’une équation où une valeur était représentée comme la réciproque – ou l’inverse – de l’autre. La courbe était une hyperbole. Une partie en était tracée dans le secteur positif, l’autre dans le secteur négatif. Chaque extrémité de la courbe avait une valeur infinie, positive ou négative. Notre professeur nous avait montré ce qui se passait lorsqu’on faisait pivoter le graphique autour de l’un de ses axes (…), notre professeur avait esquissé sur un grand morceau de carton l’aspect qu’aurait un corps solide une fois cette rotation effectuée. Le produit en était un objet impossible (…), j’avais entrevu, ce jour là, la forme du monde sur lequel je vivais248. » La chose en soi est une chose paradoxale. Elle se trouve déformée dans un monde qui échappe à ma seule perception qu’elle vient plutôt contrarier, distendre et malmener. Nous pouvons élaborer un schéma de « la chose ». Euclide la situait sur un plan, Riemann sur une sphère. Ici, elle prend la forme d’un disque hyperbolique, elle affronte l’impossible. Un disque qui s’élèverait d’une pointe ascensionnelle vers son milieu (une pseudosphère). Il se composerait ainsi de deux flèches opposées, deux vecteurs qui évoluent chacun vers un point infiniment éloigné et dont on ne se rapprocherait que de manière exponentielle. Au nord de la ville Terre qui voyage dans cet espace, « la surface s’incurve pratiquement jusqu’à la verticale, mais jamais tout à fait. Au sud, elle devient presque horizontale, mais pas tout à fait non plus. Le monde pivote autour de cet axe, et avec un rayon infini, il tourne à une vitesse infinie249 ». En effet sur un disque, le centre tourne lentement, mais si le rayon est infini, sa vitesse devient également infinie sur sa périphérie. Par conséquent, entre la lenteur du centre et la vitesse au bord, on peut déterminer un optimum qui désigne un point de stabilité entre ces deux flèches, là où les effets de la rotation ne se feront pas sentir, compensés par la gravité. Mais plus on se dirige vers le sud, plus la vitesse s’accroît comme sur un tourne-disque dont le centre pivote à peine par rapport à la circonférence. Un disque qui, il faut s’en rappeler, serait soulevé à la verticale au voisinage du centre et étalé à l’horizontale sur ses bords, comme une crêpe souple tournant sur une tige. Les paradoxes liés à un tel espace sont confondants. Aussi contradictoires que les phénomènes que Hegel, depuis leur allure déchaînée, cherche à raccorder. L’essence n’est rien d’autre que ce parcours qui ramène à l’unité les fragments de la contingence, avec la capacité d’en renchaîner les bouts brisés. Entre tous ces bouts, il convient de trouver un joint, d’y déceler l’essence, le paradigme, voire la nécessité intrinsèque. La grande affaire de la Logique de Hegel, c’est de suivre, dans le désordre apparent, dans la contingence la plus irréductible, le produit de la nécessité, de découvrir dans les phénomènes insolites une raison absolue. La Logique de Hegel est le pendant de la nouvelle géométrie développée par Riemann, Poincaré… Même s’il est vrai que Nietzsche et Russell avaient également marché sur les pas de cette logique paradoxale. Dans l’histoire de la philosophie, Hegel désigne un monde inverti, un moment capital dont l’inversion et la perversion sont extrêmement novatrices. Il s’agit d’une espèce de spinozisme à l’envers : un spinozisme dont Hegel avait encouragé la traduction en Allemagne et qui, au lieu de descendre de la nécessité vers l’infinie variété qui en découle jusqu’aux plus lointaines conséquences, va prendre son essor en partant de la richesse bigarrée du monde, de sa contingence radicale, pour s’élever vers la nécessité progressive qu’il promet. LA NÉCESSITÉ La nécessité n’aurait que peu d’intérêt si elle était la nécessité de ce qui est prévu de toute éternité. Pour exemple, le monde de Laplace, astronome de la fin du XVIIIe siècle… Ce dernier suppose qu’à partir de l’état initial de l’univers, en tenant compte de tous les paramètres, on pourrait calculer sa variation future… Ce serait comme calculer avec exactitude la combinaison sortante d’un tirage de loterie. Par conséquent anticiper sa forme à venir, supposée nécessaire, donnée. Mais que dire si l’univers était fait de bonds, de niveaux brisés comme aime à les développer la science-fiction récente, en suivant d’étranges vortex 250 ? Un dieu pourrait-il en rendre compte a priori ? Au mieux, l’existence la plus élaborée, la mieux calculée n’est qu’un acte idéaliste, « une bouteille jetée à la mer ». On peut parier certes que la poussière devienne homme, puis encore que l’homme surmonte la poussière et devienne dieu. Mais le dieu lui-même ne retournera-t-il pas à son tour en poussière ? « La réalité – l’histoire telle que nous l’avions connue ou déduite – n’était que la plus probable des trajectoires possibles. Il en existait d’autres, innombrables, réelles dans un sens différent : un ensemble immense mais fini de chemins non empruntés, une forêt spectrale d’alternatives quantiques, les rives d’une mer inconnue251. » Il n’y a, sur une telle mer, aucune certitude première, primitive, qui attendrait de se déployer comme ferait une vague de plus en plus puissante. Nulle essence ne se poserait en amont du développement de toutes ses phases. Sartre le redira en affirmant qu’aucune « essence ne précède l’existence252 ». Ce serait là une bien faible nécessité qui ne cautionnerait que les faits les plus conformes aux attendus de la causalité. Mais une nécessité si prévisible ne saisirait rien de probant devant des événements inattendus. Elle ne pourrait que s’étonner devant les changements réels, comme Bergson aussi le dira dans L’Évolution créatrice. Que telle cause produise tel effet, nécessairement, cela entre dans un mécanisme très peu créatif. Aussi, ce qui intéressait Hegel par toute son œuvre, c’était plutôt une nécessité paradoxale, la nécessité de la contingence elle-même. De la nécessité, il faut donc envisager qu’elle affirme la contingence comme un principe inévitable : « il faut la voir se produire à travers le mouvement de la contingence elle- même253 ». C’est une des propositions fondamentales de la Logique hégélienne. Il nous faut avouer que seule la contingence, pour Hegel, est nécessaire. C’est l’imprévu, le plus improbable qui pourtant s’avèrent finalement incontournables. Et dans Le Monde inverti, on voit bien que l’emportent le plus invraisemblable, le plus tordu, l’impossible qui trouve en fin de compte une équation intéressante, un accomplissement satisfaisant pour l’esprit. À tel point qu’à la fin du roman, la nécessité embrasse des réalisations opposées, Mann continuant de percevoir le monde de façon hyperbolique là où sa compagne semble témoigner en faveur d’un réel moins tourmenté. Sous un rapport comparable, Hegel dira que « le processus de la nécessité commence avec l’existence de circonstances dispersées qui paraissent ne pas s’ajuster l’une à l’autre, et n’avoir aucun rapport entre elles254 ». Une telle proposition est tout de même extraordinaire. Voici une thèse remarquable. Elle a le cran de saisir la nécessité, la nécessité du hasard lui-même, du plus improbable, du plus bigarré. Non pas en termes de fantastique, dans l’ordre de la fantaisie, mais dans une certaine forme de folie qu’on reprochera à Hegel, folie qui est celle de la fiction spéculative déclinée selon des registres particulièrement convaincants chez Priest, Dick, Baxter, Clarke… La science-fiction, sous ce rapport, a besoin d’une refondation de la nécessité par la contingence, d’une Science de la logique qu’elle confie, dans sa narration, à des personnages spéciaux, comme c’est le cas ici de Destaine, ou encore Hari Seldon pour Le Cycle de Fondation. L’un et l’autre ne sont rien de mieux que le révélateur, l’apparition d’un processus fou devenu incontournable, d’une contingence devenue essentielle et saisie par le Concept (la « psychohistoire » dans le cas de Fondation, la « topologie » dans le cas du Monde inverti). Ce qui fait évidemment de toutes ces expériences hypothétiques un terrain philosophique particulièrement saisissant, même si, en effet, il va de soi que tout ce qui se dit « science-fiction » est encore loin d’appartenir à ce genre, essentiellement logique depuis Van Vogt. La nécessité, envisagée à ce point de radicalité, Hegel la nomme nécessité aveugle, aveugle « parce que, de l’ensemble de ces circonstances, de ces conditions, est sortie une tout autre chose que ces dernières » ne laissaient augurer255, de sorte qu’une telle nécessité est si implacable, si intense, si brutale qu’on ne peut la prévoir à l’avance. Elle relève d’un saut, elle intègre des ruptures ou encore des événements inattendus. Une telle nécessité ne se soumet à aucune fin, aucune finalité déjà circonscrite, sans quoi on aurait, dans cette finalité projective, une forme d’anticipation, celle notamment de Laplace. Or la nécessité est davantage surprenante, cautionne la contingence ou encore la mutation. La science-fiction est saturée justement de mutagènes, de mutants. On trouve ainsi dans la contingence la poursuite du modèle littéraire, la matrice narrative qui convient au genre de la véritable SF. Dans le monde de Hegel, en tout cas, il n’y a pas vraiment de Providence : la nécessité est fille de l’aléa. Ce qui arrive ne répond donc pas à un Logos, à un Verbe déjà là, à ce qui aurait été pensé ou voulu à l’avance. Le nécessaire est d’abord hypothétique, de sorte que le hasard précède toute existence, qu’« un coup de dés, jamais, n’abolira le hasard », pour reprendre la formule clé de Mallarmé. Du parcours fortuit de la nécessité, il faut donc admettre une essence capable de raccommoder les phénomènes, mais en respectant leur caractère accidentel, leur « contingence essentielle », leur nature événementielle, l’événement étant « un tout qui résulte du concours de plusieurs conditions ; et bien que ces conditions soient des circonstances accidentelles, ce que l’on présuppose est un cercle complet de conditions qui est indispensable à la production des choses256 ». Voici donc une étrange roue. Elle peut valoir comme un cercle, un cycle, en-cyclo-pédique. Mais on peut tout autant l’envisager comme une roue de la fortune (au sens aléatoire de la fortuna) qui réussit cependant à tourner comme ferait le vaisseau spatial, déjà évoqué, en sa célèbre valse dans le film de Kubrick. Il tourne rond au sein du monde en dérive. Sous de telles conditions, on ne saurait compter sur des causes finales, ni sur des anticipations de ce qui doit arriver. Le « devoir être » s’effondre au bénéfice de l’hypothétique 257. Ne restent que des causes matérielles en quelque sorte passives, des circonstances aléatoires capables d’aboutir à une forme de contenu qui, une fois advenue, peut valoir comme une nécessité spéciale. Une nécessité qui ne saurait rester extérieure, posée avant l’événement, antérieure à ce qui arrive, puisqu’elle sera forcément non donnée selon un état supposé initial. Au départ, tout est insuffisant, rien ne conditionne suffisamment ce qui va suivre. On ne peut que repérer après coup des conditions favorables. C’est donc seulement au terme du parcours que le début prend enfin un sens, et nous permet de remonter à l’essence. Une fin qui n’est pas finalisée d’avance, qui n’est pas une vérité attendue, prophétique, saisie avant son advenue. La fin est la fin d’un « compte total en formation », d’un chiffre aléatoire dont elle réalise une espèce de pic, une nécessité statistique comme on pourrait l’affirmer des constellations, uniques en leur genre, pour ainsi dire éternelles, à l’image de l’étoile polaire qui les recentre, mais parfaitement contingentes. Il s’agit donc d’une nécessité en train de se faire, immanente à un processus complexe, essentiellement indéterminée, quasi miraculeuse, affranchie de toute prévision et par conséquent sans cause, les causes étant innombrables au point de s’annuler dans une convergence risquée, explosive. Avec des sauts, des ruptures qualitatives, des émergences. Une variation, une « processualité » que Schopenhauer reprochera fortement à Hegel en voyant dans ce genre de nécessité « un monde renversé 258 ». La formule curieuse de Hegel : « le nécessaire existe sans intermédiaire, et l’on peut dire de lui qu’il est nécessaire, parce qu’il est 259 » semble pourtant contredire notre lecture. Elle pourrait apparaître effectivement comme une absurdité aux yeux de la connaissance rationnelle, elle qui se fonde sur la prévision et l’anticipation des effets. Mais dire d’un événement qu’il est, et que cette existence avère la nécessité, c’est reconnaître sa retombée, son irruption qu’on n’avait pas les moyens d’anticiper, qu’il se pose d’une certaine manière sans fondement, sans raison. Voici un mode d’existence bien plus complexe que celui qui se trouverait simplement soumis au finalisme, à la cause finale, attendu par là. En effet, rien ne permet de formuler a priori ce qui s’impose si soudainement, aucun but anticipé, aucun terme moralement préférable. Ce pourquoi, jamais la moindre issue d’existence ne sera tracée a priori, et Schopenhauer, critiquant le monde renversé de Hegel, en regrettera curieusement la contingence. Ce monde ne peut en effet nous décevoir puisqu’aucune attente n’était requise, n’était formulée. Il ne convient pas même au pessimisme, tout en restant ouvert aux rencontres les plus insolites, les plus riches comme les plus risquées. Le monde renversé de Hegel, le monde inverti de Priest sont en effet ahurissants. Dans le cas de Priest, ce monde donne lieu à une Cité qui se déplace, une Cité réellement nomade, parce que, en effet, l’existence n’est telle que par le mouvement qui en constitue la seule nécessité, mouvement qui ne mène à rien, totalement absurde. Mais cette errance folle s’avère être la seule alternative, la seule finalité dans ce monde hyperbolique qui est réellement advenu, aussi incroyable qu’il soit. La migration, même la plus naturelle, est l’adaptation à un monde qui devient, qui change et dans lequel introduire une ligne possible, une existence nécessaire, une essence qui n’est pas la solution d’un problème réglé de toujours, mais une expression adéquate des circonstances, une forme d’expression d’un contenu en perpétuel changement. Ainsi du vol des hirondelles. L’existence migratoire ne relève que d’une contingence devenue nécessaire, d’une inversion hyperbolique, mais dont il faut attendre que mûrissent un concept, une équation concomitante. En ce sens, « le nécessaire est en soi le rapport absolu, c’est-à-dire le processus260 » : une forme processuelle qui tient ensemble une multiplicité de facteurs hétérogènes, une espèce de grand écart réussi entre des circonstances opposées et concurrentes. Autrement, la nécessité ne serait qu’une abstraction formelle dans laquelle on aurait soigneusement supprimé toute différence, tout rapport et d’ailleurs tout contenu, forcément rebelles au lissage d’un programme. Le réel est essentiellement hostile à l’identité trop vite anticipée par le finalisme. Il n’est donc pas envisageable de soutenir avec Leibniz un possible qui ne contienne pas de contradiction, ou que ce qui existe, c’est le non contradictoire. Une telle proposition, nous l’avons contestée déjà dans notre livre sur Borges, assez hégélien en son genre, Borges qui met en confluence des mondes inconciliables, des bifurcations faramineuses sur le mode inédit de ses Fictions 261. Le possible, chez lui, est comme un liquide qui devient progressivement solide quand chute la température. Et sa dureté, son tranchant témoignent en faveur de sa nécessité, de sa réalité. Le possible doit ainsi devenir réel en traversant les épreuves de la contingence la plus radicale. Entre le possible et le réel, la contingence est le moment essentiel. C’est dans Les Ruines circulaires que Borges se demande ce qui fait l’existence, comment faire passer dans l’existence un homme virtuel, une image d’homme, d’abord rêvée262. Comment envisager la création d’un individu une fois dit que sa genèse ne peut se produire seulement a priori, qu’il ne suffit pas d’en avoir un plan complet, ni l’ADN logique pour le réaliser ? Sous la plume de Borges, ce n’est donc pas le prétendant le plus raisonnable, le plus idéal qui peut soutenir l’épreuve de l’Être. Le candidat le plus crédible pour passer dans l’existence, ce n’est pas le plus parfait, comme chez Leibniz, ni le plus docile, mais le plus contradictoire, le plus négatif, celui qui sera capable d’épouser le choc d’un réel bigarré263. Card s’en souviendra pour peaufiner le devenir du Jeune Ender, parti de rien et qui, en entrant dans les arcanes d’un jeu, dans les combats les plus aléatoires, les plus impossibles, pourra par exemple crever l’œil du géant virtuel qui l’empêchait de continuer son évolution au sein de la partie engagée : « Ender fit sortir son personnage de l’œil du Géant. “Comment as-tu fait pour arriver ici ? lui demanda l’animal. Personne n’arrive jamais ici”264. » Et pour cause, il n’existait aucun passage. Il fallait le forcer, tricher pour venir à bout de la contradiction qui s’imposait à lui comme la menace d’un game over le faisant perdre ou toujours revenir en arrière. Le moins parfait, en l’occurrence, peut donc devenir le plus monstrueux comme le montre l’évolution des espèces, confiée à des échantillons sortis de la norme. C’est ce qu’on peut appeler en effet avec Card une stratégie. Et cette stratégie qui intègre le possible, ce processus qui aboutit à une nécessité concrète en traversant le conflit perpétuel, la lutte des éléments les plus extrêmes, les plus divers, adopteront seulement à ce titre le nom de substance (littéralement : « ce qui tient debout par soi-même » dans la tourmente, ou encore, ce qui soutient et intègre l’extériorité de l’existence). Ce mot latin, intraduisible, est important rapporté à Spinoza, à Hegel, comme à toute l’histoire de la philosophie, qui s’efforce à penser la relation de la substance à ses accidents, de saisir l’identité impossible entre ces deux formes qui mêlent la nécessité au hasard, la logique à l’existence, l’a priori à l’a posteriori. Nous voici soudainement plongés au cœur de la philosophie qui fait encore évidemment le cœur et le ressort de la SF… 2. Robert Charles Wilson, Vortex (2011), Denoël, 2012, Folio SF, n° 510. 3. Ibid., p. 389. 4. C’est le leitmotiv de Sartre dans L’Existentialisme est un humanisme, qui tourne autour de la formule devenue anthologique : « L’existence précède l’essence ». 5. Logique, p. 164. 6. Véra cite la Grande Encyclopédie, § 47. Il s’y réfère en note 1, p. 164 de la Logique. 7. Id. 8. Logique, p. 165. 9. Les Dieux eux-mêmes ne sont-ils point appelés des « hypothétiques » dans le cycle de Robert Charles Wilson (cf. Spin), un cycle dont la roue se clôt en tout cas sur un étrange Vortex… 10. Schopenhauer, « La Philosophie universitaire », in Parerga et Paralipomena, I-3. 11. Logique, p. 168. 12. Ibid., p. 169. 13. Nous nous permettons de renvoyer à l’ouvrage que nous avons réalisé autour de cet auteur incontournable : Borges, une biographie de l’éternité, éditions de l’Éclat, 2006. 14. Borges, Les Ruines circulaires in Fictions, Pléiade, Œuvres complètes, Gallimard, 1993, Vol. 1, p. 475. 15. Sur l’individuation à partir du moins parfait, cf. Logique, p. 191 : « un mouvement qui fait sortir le parfait de l’imparfait ». 16. Orson Scott Card, La Stratégie Ender, op. cit., p. 77. LA SUBSTANCE L’idée de substance est au centre de tous les récits intéressants de la science-fiction. Elle qualifie forcément tout ce qui reste : un fond perdurant malgré les transformations les plus folles, les dépenses les plus exubérantes, le gaspillage le plus redoutable. Le vaisseau spatial – quelles que soient du reste les différentes versions encourues – est une métaphore de la substance. Il en incarne l’endurance, affronte les pertes les plus graves qui pourraient l’endommager, le décomposer, l’entamer en tombant dans l’extériorité des matières. La dilution menace, l’entropie s’avère galopante… Et toute substance s’est toujours affrontée au risque de se dissiper. La moindre goutte d’eau, la moindre particule de sueur évaporée, la moindre fissure dans la carlingue constitueraient une remise en jeu de l’idée de substance, elle qui ne persiste qu’à la condition de pouvoir revenir en soi, récupérer la masse gaspillée, suivant en cela un cycle, un éternel retour. La substance est donc bien une force lorsque s’établit une régénération. Elle est une puissance de récupération, un principe d’économie, de contraction des dilapidations, de gravité par laquelle se confectionne une espèce d’étoffe vitale qui se suffit à elle-même, debout par ses propres ressources, indéfiniment recyclées, remises en jeu à partir des ordures, des excréments, des plantes consommées, des urines revenues en eau primordiale, en filtration d’essence. Et on ne peut compter sur aucun autre « fonds ». Cette substance – le principe de sa permanence cyclique – traduit la reprise de tous les corps qui meurent en se trouvant réinvestis dans le tout, replongés par exemple dans la cendre commune dont personne ne peut s’excepter sans diminuer la substance totale de sa force, de son pouvoir, de son énergie. « Rien ne se perd, tout se transforme ». D’où le besoin d’aller rechercher dans l’espace les corps qui se seraient égarés, les exclus abandonnés temporairement sur une planète, autant que ceux qui rêveraient de s’échapper de la grande barque dans laquelle l’humanité s’est réfugiée. Cette substance gravifique, sa gravité, est par exemple celle de l’Astron, le vaisseau du roman de Robinson, Destination ténèbres, dont nous avons déjà dit quelques mots et qui marque l’une des plus belles réalisations de la SF concernant le recyclage, le cycle qui revient sur soi après de monstrueux détours, même si la visée finale est peut-être plus nietzschéenne que hégélienne… S’y affrontent en tout cas deux maîtres dont l’un, le capitaine du vaisseau, pourrait être hégélien, et le second (son rival mutin) plus proche de Nietzsche, sans que nous sachions quel parti adopter, lequel est finalement le plus à même de porter cette substance à devenir sujet. Mais avant tout maître, avant tout esclave, il faut un corps qui réussisse sa singularisation, qui sorte de la substance commune pour devenir sujet. Et en pénétrant dans la pièce du « Recyclage » des corps, « Moineau », personnage décisif du roman, se sent en présence d’une morgue curieuse dont une machine complexe récupère tout : « personne ne tombe malade ici, mais nul n’est éternel, tout le monde finit par mourir. Et on ne gaspille rien à bord de l’Astron : nous vivons en circuit fermé et ne pouvons nous permettre de perdre de la masse265 ». Plantes, animaux et hommes vivent l’un de l’autre dans une compénétration universelle dont pourtant chaque réalisation, chaque individu doit conquérir sa liberté. Une lente quête de celui qui se nomme ici Moineau et qui, suite à une amnésie, cherche à reconquérir son autonomie, à redevenir le sujet dont une « notion » puisse rendre compte. Il faut bien supposer en effet que, de la substance unique, se forme, pour chaque individu, un concept, un processus qui l’élève au statut de « substance individuelle », singulière. Et ce qui est vrai de l’Astron, de son devenir, de sa substance, du devenir de sa substance, cela est valable également de toute écologie, de toute cosmologie. Comment en effet les choses en iraient-elles autrement pour cet univers ? Celui-ci est là, auto- engendré, incontestable. La substance désigne de toute éternité « ce qui se définit en soi-même et par soi-même » (c’est là, nous le rappelons, sa traduction même, « stance » signifiant « tenue » et « sub », le « fond » sur lequel prendre appui), une tenue qui a d’ailleurs une longue histoire en philosophie. Cette boucle sur soi vitale, cette reprise en soi de la substance qui en ventile et en récupère les éléments sont le plus souvent confondues avec le souffle primordial ou encore avec le verbe, la parole de Dieu. Qui d’autre que Dieu, en tant que nature ou univers, pourrait prétendre à pareille tenue, entendue comme cause de soi-même, reprenant dans sa gravité tout ce qui s’en écarte ? Au point d’ailleurs que Spinoza définira tout naturellement Dieu comme Substance cosmologique, bien plus que comme personne. On se doutera évidemment que cette substance ne pourra pas coller tout à fait avec l’essence accidentée, individuelle, si débordante, que Hegel met au cœur des phénomènes. C’est que, pour Hegel, cette force grave doit se finaliser dans la forme d’un sujet incarné, une subjectivation héroïque. Rien n’est donné au départ. Il faut supposer une lente conquête de soi capable de nous conférer une Histoire et d’affronter la contingence de la naissance, des aléas surpassés… Mais avant même qu’un Dieu naisse au monde, avant qu’un individu s’en détache pour se découvrir fils de Dieu, il fallait pour Hegel que le désordre des matières se réglât selon un concept, que son expansion fût ordonnée à la gravité. La substance ne serait rien si elle ne parvenait à générer une force supérieure entée sur la gravité. On pourrait donc comprendre, en raison de ce qui précède, que la substance hégélienne est ouverte à la singularisation : un auto- engendrement, un processus incessamment modifié dont l’accident fait partie intégrante lorsqu’il s’agit de partir à la conquête délicate d’un Sujet (quand tout chez Spinoza restait encore de l’ordre de la nécessité). La substance telle que Spinoza d’abord en produisit le concept, encore trop aristotélicien, ne connaîtra peut-être pas suffisamment la contingence. Elle ne fera certes jamais l’épreuve du négatif, de l’altérité, voire de l’inquiétude qui en mange le contour ou, au contraire, y impulse des formes et des contenus étrangers, toujours agités, toujours pris en dehors de ce qui se poserait tranquillement en soi. Il est donc plutôt question pour Hegel d’une substance en devenir capable d’envisager l’épreuve du tout Autre, de l’altérité radicale, pour s’incarner dans une dramatisation héroïque, dans un devenir-sujet qui change tout au sein de la substance elle-même. Un mouvement qui incarne dans le flot continuel de ce qui demeure une singularisation, une individuation qui signe la venue au monde de la liberté. En effet, une substance égale à elle-même, fond primordial en lequel tous les individus retourneraient pour ne rien laisser perdre, ne serait encore qu’une bouillie, un bain d’immanence. Il faut supposer bien plus que celle-ci se modifie, entre dans des modalités d’existence qui en extraient des Dieux et des héros, des individualités qui ne sont pas du tout données, préformées dans la substance, sans que celle-ci ne s’engouffre dans un processus de subjectivation et un drame qu’on pourrait bien nommer un Space opera. D’où peut-être, autrement mise en perspective, la formule décisive de la Logique : « la substance est la totalité des accidents par lesquels elle se manifeste comme leur absolue négativité266 ». Une substance tellement expansive qu’elle affronte l’épreuve de ce qui la nie, de ce qui en découpe les bords, en mange le contour pour qu’elle puisse apparaître sous les traits de multiples formes individuelles. Cette plasticité, on en croisera des expressions dans les romans de science-fiction selon des figures très variées, notamment dans l’œuvre de Gregory Benford – en particulier sous le cycle assez connu du Centre Galactique, dont nous retiendrons essentiellement le cinquième volume, Les Profondeurs furieuses 267. Gregory Benford, physicien reconnu, n’a évidemment pas lu Spinoza ou Hegel. Mais on retrouve chez lui d’étranges accents philosophiques, d’étranges similitudes, une nécessité apparemment comparable dans le déploiement d’un récit très surprenant sur le plan formel. Se répondent et s’intercalent des narrations étranges. Quelque chose prend la parole dont on ne sait s’il faut l’attribuer à une substance interne au vaisseau ou plutôt à un sujet qui va l’emporter et la modifier. Les premières formes du dialogue sont celles des personnages principaux qui prennent la parole. On sait de qui il s’agit, des héros tourmentés dont les discours restent facilement attribuables. Ces derniers sont d’ailleurs repris dans les réseaux incessants de l’informatique, de la transmission électronique passant par un serveur universel. Mais un autre ordre de phrases se superpose sans cesse aux différents échanges comme une espèce de bruit de fond qui rend la communication possible, qui soutient toute transmission orale. Un discours plus conceptuel, souvent impersonnel, comme s’il s’agissait du discours de l’univers lui-même. Benford intercale, entre les dialogues des personnages principaux, un certain nombre de propositions qui ne sont pas attribuables et qui relèvent d’une espèce de verbe lentement révélé. Du point de vue de l’intrigue, la chose est assez simple pourtant : l’Argo, vaisseau spatial intergalactique, plonge vers un trou noir. Celui-ci constitue, au sein de la substance, une force de négativité régnant au centre de la galaxie. L’astronef plonge vers ce centre absorbant pour échapper à des machines intelligentes qui ont déjà anéanti la planète mère. Ce faisant, la fuite entraîne l’Argo vers le centre dangereux de la galaxie détraquant les machines, et où il retrouve, dans cette accélération, le seuil sur lequel rejoindre l’information qui nous constitue chacun comme une idée nécessaire, déposée dans l’« entendement infini du cosmos ». Plus les outils de communication s’altèrent, et plus cette voix anonyme devient audible, nous révèle notre propre identité. De vous, de moi, de n’importe quel agencement, il y a une formule, un chiffre singulier, une Idée. Cette Idée, ce code dont nous ne sommes pas l’auteur, repose néanmoins dans la logique des possibles, dans l’information captée par le trou noir en question. Il s’agit ainsi d’une chute dans un puits d’information qui témoigne de la « substance » du réel. Mais cette substance – un tressage de combinaisons atomiques, cellulaires, organiques – n’est pas seulement l’entassement mécanique de codes sans esprit. Elle est logos, elle est animée de l’intérieur, comme à l’écoute d’elle-même et de toute émission. La substance dont on notera que « rien ne se perd » est donc déjà et en même temps « Sujet », capable comme dirait Galilée d’une formule, écrite en caractères mathématiques, redevable d’une pensée à l’œuvre. Des caractères que le roman de Benford s’efforce de déchiffrer. Sous cette apparente simplicité de l’intrigue, le monde de Benford ne cesse d’osciller entre deux fils. Il s’écrit sur deux faces. Il est matière et esprit, se déploie entre un système qui concerne l’étendue (l’espace) et un autre qui concerne la pensée (l’information). Deux systèmes, deux attributs de l’être qui ne cessent de s’exprimer, de s’entrecouper et se redoubler d’après un télescopage qui n’est pas simple à saisir par le lecteur que nous sommes. Alors, on entre progressivement en une articulation philosophique qui est celle du réel lui-même, du réel qui s’écrit par soi et se pense par soi. Un réalisme qui contient tout autant un idéalisme. Il s’agit bien en effet, dans cet affrontement de la matière et de l’information, d’une « substance devenue sujet ». Mais quel sujet ? Un dieu, une force anonyme, un intellect abstrait ? Le roman de Benford est redoutable par sa composition. Il est assez difficile à suivre, inventif, terriblement inventif. Une construction métaphysique qui ignore probablement Spinoza, autant que Hegel, mais qui renoue secrètement avec leurs thèses. Il s’agit d’une dialectique devenue folle, évidemment impossible à achever, et qui ne déplairait pas à l’auteur de la Logique ! En voici un aperçu, une première formule : « La pensée est infiniment ténue. » Infiniment veut dire ici que la pensée est d’une finesse sans borne, qu’elle est divisible en fibres de moins en moins matérielles, de plus en plus spirituelles… Mais tout autant que la matière se montre de plus en plus délicate, se rend indiscernable des fulgurations d’une pensée devenue électrique. Benford peut donc poursuivre : « L’esprit intérieur sautille le long des fines tiges de diamant noir façonnées à partir du cœur de vieilles supernovas. Les impulsions codées fusent en vapeur légère de noyaux polarisés et dansent sans répit en champs flottants. Les électrons se resserrent et sinuent, chargés d’idées luminescentes268. » Voici donc que l’idée est tombée dans la matière, à l’image d’un Novalis ou des frères Schlegel à l’origine du romantisme allemand… Le monde est devenu Idée. Il s’agit d’un réseau eidétique et corpusculaire pris à un degré de simplicité tel que ces deux attributs deviennent pour ainsi dire indiscernables, réalisent une espèce de Dieu naturel, un panthéisme radical. Les forces matérielles autant que les influx mentaux aboutissent à une correspondance parfaite, entrent en fusion. La frontière se perd dans une unique substance. Et, il faut bien en convenir, nous sommes placés par là dans un champ de forces, dans un maillage de cordes, de chaînes, de boucles capables d’établir la circulation d’une idée suivant une intrication active. Et cette intrication, qui rappelle les nouages du cerveau, a lieu bien avant cet organe, avant les formes intelligentes seulement issues de l’évolution du vivant. Les mailles qui ici s’enlacent ne sont pas celles du tissu cérébral ou même de la lente élaboration du néocortex. On dirait une forme plus primitive de transmission d’informations, physiques au lieu de biologiques, matérielles autant qu’inorganiques. Le processus eidétique, le dessin de l’idée sont déjà tirés dans les choses avant même d’être le fruit d’un organe. Comment Benford peut-il alors, de façon un peu cavalière, prolonger la fusion entre matière et esprit ? Il faut bien reconnaître que le cerveau est lui-même le fruit de l’univers, son résultat, sa nécessité devenue, au terme d’une évolution de plusieurs milliards d’années. Un peu comme s’il nous incombait de le considérer suivant le « devenir sujet » de l’être. Une forme de réussite de la matière par elle-même. C’est en effet la matière seule qui pense, qui a trouvé accès à la pensée issue de la complexion neuronale, composée de cellules matérielles. La question est de savoir si ce qui est vrai du cerveau ne peut pas se produire encore sur un autre plan. Il faut l’admettre comme un fait, la pensée est née de l’être, elle en réalise l’effectivité en même temps que l’être trouve par là son essence et sa manifestation. C’est ici l’univers lui-même qui a réussi cette résolution de la matière en esprit, la fusion des idées qui longent les ondes les plus élémentaires de la réalité. Il y a émergence, à partir de la matière, d’un réseau de liens entre des électrons qui forment des idées luminescentes pour aboutir à l’élaboration de l’intelligence. Dieu d’une certaine manière s’ébroue dans la matière qui est sa substance et s’engendre en elle comme devenir de l’esprit, un esprit avéré au demeurant dans sa version cérébrale. Sous ce rapport furieux, dans cette « profondeur furieuse », logique et existence communiquent selon un unique concept. Les Profondeurs furieuses est finalement le roman d’une exploration spirituelle, celle des confins où l’étendue se perd dans la pensée, comme si le passage de l’une à l’autre pouvait se faire selon l’infinitésimal, autrement que sous l’aspect trop humain de notre système nerveux. C’est bien mieux selon la finesse des particules, dans l’infra-mince où les catégories s’estompent. Gregory Benford envisage alors une logique proche de l’idéalisme, un idéalisme pourtant matérialiste qui se répète à différents niveaux de la matière. Il s’agit d’un monde lui-même aussi complexe que les influx nerveux, « monde-cerveau » dont la substance charrie des idées, une substance qui est immédiatement sujet, capable de s’auto- engendrer et de se penser elle-même. « Être » et « pensée » sont ici, comme dirait Parménide, « la même chose269 », les deux faces d’une même réalité, d’un même animal cosmique (anima). Esprit et Matière, au bord de cette profondeur, forcément communiquent, fusionnent dans l’infini. Il suffit de considérer les idées en leur forme la plus ténue pour ne plus faire de différence avec les filaments infimes de l’énergie et la diffusion d’une information. Passé le seuil de la profondeur furieuse, nous sommes soudain confrontés à un agrégat de poussières autant qu’à un réseau de connexions. Au niveau de l’infiniment petit, ces poussières réagissent les unes aux autres, entrent dans une géométrie qui les unit en un circuit d’une grande métastabilité. Il s’agit en l’occurrence de la géométrie négative du trou noir, une géométrie devenue alvéolaire à l’approche du néant, sur ses bords, mais dont chaque alvéole est elle-même remplie d’alvéoles plus petites, riches en information. Rien ici ne se perd de ce qui a été une fois exprimé. Tous les événements, tous les rayonnements convergent vers ce puits de gravité. Une « Idée » sans doute en témoigne, un codage en fait foi. Les idées, les vestiges qui les stockent, entrent en effet dans ces alvéoles comme leur forme d’expression ou leur bibliothèque. Elles sont de même géométrie sur tel gradient et varient quand cette géométrie se complique, s’invagine plus profondément en direction de son centre. On retrouve peut-être une illustration pour cette fusion de la matière et de l’esprit dans le film Interstellar, où les personnages remontent vers la topologie d’un trou noir. Ce dernier est comme le miroir de la voie lactée. Il contient un écho, une empreinte de tous les flux de la galaxie qu’il absorbe, qu’il intériorise et met en mémoire. On peut supposer que son bord contient nécessairement un reflet, une « image » ou une « idée » de tous les événements, et par conséquent enregistre les flux les plus contingents. Alors les pensées, les « idéations » se comportent comme des atomes d’évidence, des circulations entre éléments. Ici, des passages et influx relèvent d’une intelligence diffuse : une « âme du monde », pour reprendre l’expression de Schelling relativement à ses visions cosmo-théologiques. L’anachronisme qu’on pourrait opposer à cette comparaison n’est ici qu’une question de variation historique. Le niveau de connaissance n’est pas le même au XIXe siècle. Mais sur le plan conceptuel de l’intuition, la substance selon Hegel se place bien au même niveau de radicalité quant aux présupposés conceptuels que la « cosmologie à boucles270 ». Philosophiquement, matière et esprit ne sont sans doute que deux perspectives prises sur une même substance, ramenée à ses formes les plus élémentaires. Au lieu donc de considérer que seul l’encéphale humain témoigne d’intelligence, la science-fiction cherche d’autres formes d’idéations. Des éclairs intellectifs qui passent par des circuits comparables à ceux du cerveau, quoiqu’encore plus fins et pour « une chose uniquement constituée de champs magnétiques, sans masse ». Cette chose-esprit prend elle-même la parole, « stocke des vagues de temps d’une ancienneté dépassant notre imagination dans les boucles et les nœuds de [son] être (…). Mais ces termes et ces noms remontent par vagues le long des câbles de [son] être ». « À quel moment ces informations ont été chargées dans l’éternel enchevêtrement de mes nœuds de connaissance (…) ? Les vies infimes vacillent comme des flammèches sous mes pointes de pied. Ma seule motivation pour assumer cette forme de champ est de m’élever au-dessus de la mortalité des matières infimes271. » On peut voir dans toutes ces expressions d’allure parfois spirituelle quelque chose qui surnage, un sens qui « surexiste », un événement qui, dans la matière, persévère, fait reste, reliquat, cherche à persister de plus en plus à l’instar de la conservation du mouvement, même dans l’inertie. À même le plan inorganique des matières, on cherche à atteindre peut-être un processus de stockage plus ample, comme celui de l’espèce par rapport à l’individu ou de l’œuvre par rapport au sujet… La rétention de l’information est, avant toute conscience, un processus matériel que Hegel appelle une retenue ou une Aufhebung. Bergson avait exprimé quelque chose de semblable dans Matière et mémoire : une forme de rétention, de conservation qu’il hissera au sommet de sa philosophie. On assiste par là à une singulière confusion des processus spirituels et matériels, comme si la réalité était à la fois physique et mentale. C’est sur cette interface que Profondeurs furieuses compose son aventure. Alors « dans un flou précipité, ils foncèrent à travers des espaces arachnéens » (…) « un noyau d’espace-temps enchâssé dans un autre espace-temps, lui-même déformé272 ». La saga, composée par Benford, est un vertigineux enfoncement vers une limite sur laquelle la contingence trouve à conquérir sa nécessité. Une limite sur laquelle il n’y a plus de différence entre particules élémentaires et idées, entre les grains de la matière et les éléments de la pensée, entre temps et éternité. Comment vivre alors, comment entrer dans la substance universelle de l’absolu, s’y glisser avec son propre chiffre subsistant, son propre code et sa persévérance dans l’être ? On a pourtant le sentiment que Benford minimise cette spiritualisation de la matière, comme pris d’un vertige nihiliste. Toby, le héros du récit, semble comprendre que devant une telle vision de son essence « il était tout seul, d’une manière absolue (…). C’était peut-être ainsi que les choses devaient être, en fin de compte. Peut-être n’apprenait-on bien que ce que l’on apprenait rétrospectivement, en regardant derrière soi, le long couloir d’expériences que l’on avait tracé. Il fallait amener ce que l’on avait avec soi. Son courage, ses défauts, son ressentiment et tout le reste. L’univers essayait alors de vous accommoder, et il vous cassait si vous ne pouviez pas vous insérer. Certains trouvaient facilement leur place. Toby savait que quelque chose s’était brisé en lui, et que tout ce qu’il pouvait espérer, par la suite, c’était qu’il se trouvait renforcé à l’endroit de la brisure. Il avait grandi dans l’idée que l’univers était hostile aux gens, d’une manière qui les rendait importants. Ils étaient aux prises avec un vaste ennemi dans un combat titanesque. Mais la vérité était pire que ça. La vérité était que l’univers s’en fichait273 ». L’univers est en effet indifférent. Mais tracer un couloir en lui, cela peut créer des liens nouveaux et se laisser inscrire dans la mémoire du monde. Le sens du héros de science-fiction ne consiste plus à faire valoir quoi que ce soit contre la substance. Celle-ci peut d’abord lui apparaître sous la forme d’un obstacle étranger, une butée par laquelle il se laisserait submerger pour finalement se réconcilier avec elle. Mais c’est bien pis puisque l’univers s’en fiche de nous. Personne n’est assez important pour que le monde se dresse contre ses projets. La nature se suffit à elle-même, et l’individu n’en est qu’un élément négligeable. Il n’est rien de plus qu’un flocon, un produit de sa propre divagation. Il est cependant d’emblée uni à la substance qui est faite du même mouvement, du même pouvoir subsistant que lui, façonnée par une pensée qui l’habite de l’intérieur. Aussi, le héros, en passant par toutes les contingences effectives, s’accorde avec cette intériorité matérielle en laquelle trouver sa nécessité. Il entre en osmose avec elle, il acquiesce aux événements, dans l’amour de ce qu’il devient (amor fati). Il devient Sujet en suivant le mouvement par lequel la Substance s’entretient. À l’endroit de la brisure, entre le héros qui agit et le monde qui paraissait le submerger, le sujet trouve précisément ses raisons. Il y a là l’établissement d’un concept pour joindre les bords de la pensée et de l’être, du subjectif et de l’objectif. Il fallait donc que le couloir de l’expérience, avec toutes ses contingences, puisse entrer dans la subsistance, affirmer sa persévérance. Il faut supposer un chemin menant vers une place en laquelle s’insérer selon une idée nécessaire, d’une nécessité pourtant très différente de celle du destin, sachant que le héros n’est rien, que le monde ne pense pas même à l’écraser… On peut en conséquence affirmer, au nom même de la vie poursuivie avec obstination, que l’expérience de la conscience crée sa raison. Elle assume les fragments du hasard qu’elle rencontre pour en rejouer les dés, selon une formule favorable. C’est là l’histoire incroyable de Joseph Schwartz dans le roman d’Asimov, Un Caillou dans le ciel. Schwartz, simple retraité sans importance, sans aucun mérite particulier, avec le handicap de la vieillesse déjà en cours, s’y présente comme un individu parmi d’autres, quelconque, qui se promène tranquillement dans les avenues de Chicago. Mais cette promenade si contingente va le mener progressivement vers un point accidentel. Le voici parachuté vers une place hors du temps où se produit la révélation, le secret de sa conservation qui, entre masse et énergie, ouvre à un Savoir sur la subsistance, sur le stockage mémoriel du monde dont il incarne la vérité274. Au héros de la SF, il échoit de composer son propre champ eidétique, par lui-même, dans une matière qui établit également ses propres champs de force, capables de se prolonger, de s’étendre par eux-mêmes. On dira alors que Spinoza comme Hegel avaient sans doute eux aussi cherché une telle conception de l’absolu, quand il n’y a plus de différence entre la substance étendue et la substance pensée, l’une et l’autre étant de même nature, de même texture, mais dans des étirements différents, des prolongements et des extensions qui intègrent en un même mouvement, en un même chemin, les accidents, la nécessité des événements les plus bigarrés, les plus impossibles. Cette possibilité de l’impossible, cette forme incongrue, improbable, est souvent reprochée aux récits de la science-fiction, comme aux textes de la philosophie. Mais elle en constitue de fait l’élément moteur. Notamment sous la forme si peu crédible du récit de Benford. Ce dernier n’est pourtant pas une exception au sein du genre. On trouve ces formules excessives déjà dans l’œuvre d’Asimov, notamment à travers Némésis, roman qui déploie un monde très étrange au sein duquel le lecteur découvre que la matière est immédiatement mémoire. Nous rencontrerons encore d’autres récits d’Asimov, géant de la littérature spéculative. Bien après Un Caillou dans le ciel, un récit comme Némésis semble en tout cas relancer la machine narrative d’Asimov, un moment interrompue par l’absence de publications. Mais cette relance tardive ne trouvera plus le fil qui lui offrirait l’occasion de rassembler, autour de Némésis, le Cycle des robots avec celui de Fondation. Nous voici entrés alors dans une écriture qui consonne plutôt avec la mythologie : Némésis, la déesse de la colère, est ici le nom d’une étoile dont le roman cherche à produire la vérité275. Cette visée mythologique a toujours constitué, pour la spéculation, une source d’inspiration, une matière à relancer à travers la création des concepts. La philosophie, pour Hegel, n’est rien d’autre, sachant que sa Logique n’est peut-être que l’intégration réussie de la querelle des Titans, des figures mythologiques, lorsque le concept se mesure aussi aux conflits titanesques pour en dessiner les relations réelles. Sous ce rapport, la mythologie, par ses grandes batailles divines, contient une préfiguration extraordinaire de la révélation philosophique, comme Hegel le montre par sa défense de Creuzer, auteur d’un livre de son temps, Symbolik und Mythologie. Un ouvrage capital aux yeux de Hegel, qui rend manifeste comment des philosophes ont pu se servir de mythes pour saisir avec force les philosophèmes de l’imagination276. Mais avant cette approche scientifique du mythe, il fallait bien l’image dans ce qu’elle a de plus fantasque, il fallait l’intrigue, sa matrice parfois la plus naïve et la plus invraisemblable. Le genre de la SF n’est ni plus savant, ni plus inspiré que les récits que nous a légués la tradition. Il se montre aussi fantasque sans doute que la mythologie, et peut-être moins irréel que la projection universitaire de la dialectique sur l’œuvre de Hegel, qu’on ne trouve pas vraiment dans son texte277. 17. Destination ténèbres, op. cit., p. 107. 18. Logique, p. 175. 19. Le roman est publié en 1994, traduit par Guy Abadia aux éditions Robert Laffont en 1996, et réédité au Livre de Poche en 2014. 20. Les Profondeurs furieuses, op. cit., p. 27. 21. Parménide, La Voie de la vérité, 8, in Les Penseurs grecs avant Socrate, Jean Voilquin, GF, n°31, 1964, p. 95. 22. Carlo Rovelli est l’auteur d’une cosmologie à boucles, cf. notamment, Et si le temps n’existait pas ? Dunod, 2014, et surtout l’ouvrage très pédagogique, Par- delà le visible, Odile Jacob, 2015. 23. Les Profondeurs furieuses, op. cit., p. 164-166. 24. Ibid., p. 347-348. 25. Ibid., p. 458. 26. Asimov, Un Caillou dans le ciel (1950), J’ai lu, 1974. 27. Asimov, Némésis (1989), Pocket, n° 5514, 2012. 28. Référence signalée par Derrida dans Khôra, Galilée, 1993, p. 40, dont la note 3 renvoie au texte de Hegel, Vorlesung über die Geschichte der Philosophie, Werke 18, Suhrkamp, p. 103. 29. Véra – et c’est ce qui fait l’intérêt de sa traduction – ne l’utilise que de façon parcimonieuse. LIBERTÉ Entre Benford ou Asimov, l’approche de la matière est de même amplitude, une matière essentiellement intelligente, déjà habitée d’une pensée, un esprit du monde que la narration va rétablir dans son concept – et Clarke va retrouver également cette spiritualisation de l’être, cette idéation de la matière dans le second moment de la saga titré 2010, Odyssée deux. Commençons par Asimov, l’ancien qui entre peut-être ici en dialogue avec Clarke. Le roman débute au moment où la Terre est bordée de satellites artificiels. Ce sont d’énormes vaisseaux en orbite. L’un d’eux découvre la possibilité de voyager à une vitesse proche de la lumière et va s’installer sur Erythro, une planète du système de Némésis, la géante rouge. Bien après cette colonisation d’Erythro, une autre équipe terrienne, ignorant le trajet de ses devanciers, part également à la rencontre de Némésis et va découvrir la planète avec sa colonie établie depuis des lustres. Deux histoires se composent ainsi, deux points de vue, deux temporalités : le récit de la colonie qui s’est établie sur Erythro, et le récit des astronautes qui, de la Terre, sont maintenant en train de partir vers Némésis pour l’étudier, de sorte que les personnages du premier moment vont rencontrer effectivement les descendants du second, dont on peut imaginer qu’ils ont changé de mentalité. La chose est certes de l’ordre de l’impossible, l’impossible étant la clé des récits de science-fiction. Mais c’est un impossible dont la nécessité s’avère la plus authentique, un impossible dont la possibilité relèverait non du miracle mais plutôt d’une vérité à construire, d’un ordre de faits qui en dirait plus long sur l’essence que celui du quotidien tellement plausible, tellement prévisible… L’imprévisible sans doute est plus éclairant que la routine d’une pensée élaborée par l’entendement tatillon. Aussi, cette histoire rocambolesque contient en effet, comme toute fiction, une part de vérité qui fait l’intérêt de ce récit, une part de vérité qui ne saurait se révéler nulle part ailleurs, comme si elle ouvrait une porte sur l’absolu, une porte qui constitue l’essence de la SF avec l’intérêt d’y entrer et, par là, d’en prendre connaissance. Philosophie de la science-fiction par conséquent ! Hegel ne produira-t-il pas lui-même une expérience de pensée impossible et imprévisible qui trouvera chez Asimov un éclairage inattendu ?278 Dans le récit d’Asimov, il faut bien que la rencontre, l’événement qui met en parallèle deux histoires indépendantes (celle de la colonie lointaine et celle des astronautes qui partent la rejoindre), produisent une nécessité. Quelque chose comme une vérité, une réalisation. Tout événement est réalisation, même s’il est question de fiction. Il nous conduit vers une libération ou, pour le moins, revendique une idée de liberté fort particulière. Non seulement la contingence est capable de nécessité, mais la nécessité en intégrant la contingence s’élève elle-même vers l’effectuation de la liberté. « La liberté présuppose la nécessité, et elle la contient comme un de ses moments279 », mais faudrait-il rajouter, la nécessité est précisément celle de la liberté qui, elle, n’est jamais strictement nécessaire ni déterminée. Par la liberté, ce qui arrive de manière imprévisible trouve une forme exhaussée, voulue, ardemment affirmée. Notre liberté ne saurait évidemment être enchaînée à une nécessité. Mais elle devient pour ainsi dire incontournable, cruciale. C’est le plus difficile à réussir mais le plus spéculatif. Le cœur du roman d’Asimov est habité par une matière de plus en plus libérée de sa gravité, devenue esprit, esprit qui se révèle progressivement au devenir des hommes capables de se soustraire au déterminisme. Devenir qui va les aspirer ensemble vers une plus grande vie, vers une vie susceptible de rejoindre l’intelligence et activer une libération qui réside au cœur de l’Être. Ce que découvrent les héros de Benford au bord du trou noir, l’esprit qui anime la matière, nous le retrouvons déjà sur la planète Erythro. L’esprit, tel qu’Erythro en aura assumé la libération, se manifeste d’abord en rejetant les hommes incapables de liberté. Cela se produit sous une forme virale, étrangère, négative, agressive puis, au fil de l’évolution des personnages, de leur liberté conquise, l’esprit s’affirme selon une figure enfin bienveillante. Le récit d’Asimov se présente donc comme récit d’une libération : un exercice spirituel ou un roman de formation qui produit sur le lecteur des effets comparables à ceux de l’Éthique de Spinoza ou à ceux de la Logique de Hegel dans la manière de conjoindre Pensée et Être, Essence et Existence. Une telle logique ne manquera pas d’être paradoxale, et en premier lieu dans la façon d’envisager l’existence sans supposer une essence préalable. Si essence il y a, ce sera comme un événement. Elle arrive, advient à ce qui est, s’inscrit dans l’être en lui échappant, comme une force libérée du déterminisme. Une manière de rompre le cou au principe mécaniste de la causalité : « au progrès indéfini des causes et des effets est venu se substituer le véritable progrès, parce que ce développement de causes et d’effets a, pour ainsi dire, dévié de la ligne droite (si prévisible), et tourne maintenant autour de lui-même280 ». Cela est sensible davantage au niveau de la littérature du XIXe siècle, notamment pour le romantisme allemand, fantastique en son genre, ce qui n’est pas encore vraiment le cas de la science de l’époque. La littérature est une manière de suivre une histoire au montage parallèle, avec des séquences qui reviennent vers le passé pour en modifier le sens, changer la structure de ce qui était écrit, avec la possibilité de rejaillir sur la cause. C’est également le cas au cinéma par le recours exemplaire au flash-back. Dans une telle rétroaction, la suite des événements, lesquels généralement se succèdent de façon chronologique, n’est plus seulement vécue comme un cours qui coulerait d’amont en aval, une détermination linéaire qui enchaînerait les causes et les effets sur un axe irréversible. Elle tourne plutôt sur soi, produit non plus une droite régulière mais un retour, un reflux sur soi, une réflexion en laquelle l’effet rétrocède vers la cause. Asimov encore, est très hégélien sur ce point. Il invoque très justement en cela « le renversement de la cause et de l’effet ; connaissant l’effet, on ajuste la cause ». Je suis, fait-il dire à l’un de ses personnages, « un tisseur de toile d’araignée281 ». Ces constants points d’inversion constituent l’univers du fantastique ou encore du conte que Hegel, avec Novalis, connaissait fort bien. L’effet se montre toujours capable de s’arracher à une détermination inflexible et d’introduire ainsi une certaine liberté dans le jeu de la causalité. « L’effet est, par conséquent, cause, et il est cause vis-à-vis de sa cause, ce qui veut dire qu’on a une substance qui n’est cause qu’en étant effet, et qui n’est effet qu’en étant cause282. » Cela peut prendre une allure paradoxale mais pourtant habituelle en littérature, et bientôt au cinéma, allure très éloignée par exemple du mécanisme de roues qui tournent, de bobines avec leur déroulement physique. Le « mécanisme » était la pierre de touche de la raison classique, fondée sur une régression indéfinie dans l’ordre des causes : une ligne ordonnée sur laquelle, entre deux événements, il fallait d’abord supposer le maintien d’une distance, une irréversibilité du cours, de la chaîne réalisée. Un tel mécanisme formait le principe incontournable d’une matière qui, dans la perspective de Newton, ne connaît pas véritablement de mouvement propre, inerte dans son articulation. Pour le mécanisme, la causalité ne peut régner de façon tout à fait souveraine que dans le domaine passif d’une matière soumise à la loi des chocs, de la transmission du mouvement : une transmission indéfiniment replacée à l’extérieur, sans véritable origine attestée. On est soumis ainsi à l’absence de puissance interne, de conatus ou de liberté. La lune, nous l’avons déjà dit tout à l’heure, ne se meut pas d’elle-même ou en vertu d’un conatus (une force considérée comme occulte par le mécanisme). Les astres, les corps célestes sont, d’après Newton, dépourvus de vertu propre : leur force, pour autant qu’il s’agisse de force, se nomme inertie. Aussi loin qu’on aille, le mouvement est déjà là, transmis par un autre corps, lequel étant lui-même mû par un autre, etc. La Lune, la Terre, ni aucune planète ne possèdent de spontanéité, ne décident de leur trajectoire, cette dernière étant entièrement déterminée par la vitesse inertielle, toujours déjà présupposée. Or Wendel, héroïne du roman d’Asimov, invente une manière de voyager dans l’espace qui défie cette loi de la transmission du mouvement. Elle mise sur une force qui va au-delà de la gravité, comme de la vitesse de la lumière. Avec, pour conséquence, l’accès à une nouvelle vision de la matière dont l’organisation est intensive, flexible. Wendel passe à une matière qui vit d’elle-même et selon une animation qu’elle ne reçoit pas du dehors, qu’elle peut inverser, infléchir, réfléchir. Un principe de mouvement que la science avait abandonné depuis Newton et Descartes, mais qui tend à nous intéresser aujourd’hui avec plus de sérieux. En raison de cette rupture de la causalité amorcée par Hegel, Wendel, très proche d’une intuition de ce genre, fait l’hypothèse d’une « matière réfléchie », qui s’ourle de retours, de plis : un chiffonnement dynamique de l’espace qui n’est pas simplement l’effet d’un choc dans une partie de billard. Il faudrait imaginer davantage un jeu dont les boules seraient capables de s’activer seules, d’elles-mêmes, d’accélérer à l’encontre de toute gravité comme feraient non plus des atomes mais des « monades283 ». Et, ce faisant, Wendel va forcément se heurter à la condamnation, à la répudiation de ses pairs : « Ma chère Wendel, vous êtes naïve. Depuis plus de trois siècles, Einstein est le demi-dieu qui a inventé la cosmologie. Les gens, de génération en génération, se sont habitués à l’idée que la vitesse de la lumière est une limite absolue. Ils ne sont pas prêts à renoncer à ce concept. Même le principe de causalité – et on ne peut rien trouver de plus fondamental que : la cause précède l’effet – semble violé par votre découverte284. » Voici donc que tout le roman va basculer autour d’une inversion des forces, d’une vitesse de déplacement supérieure à celle de la lumière (supraluminique), en même temps qu’il peut promettre une pensée infinie. Cette idée d’une pensée instantanée permet d’envisager un court-circuit, un voyage par raccourci, un déplacement redevable à un « éclair ». C’est là une longue tradition qui remonte à Démocrite ou Épicure. L’idéation va plus vite que la formulation la plus rapide, « plus petite que tout nombre donné », extra-numérique en somme285. Pourquoi cela ne se produirait pas pour nos voyages et nos déplacements ? L’approche de cet éclair n’est pas simple. Il est question, dans ce mouvement intense, d’une connexion qui peut bifurquer et se pratiquer en un autre sens, prendre un autre cours. Ce qui est intense – une force infinie –, ce qui donc est au-delà de toute vitesse est toujours capable d’écart, de sortir de la ligne tracée, de la trajectoire. Il s’agit d’ailleurs moins d’une force de propagation que d’une absence de force, une forme imperceptible, négative, qu’on ne touche pas de façon directe, ni actuelle, ni visible. C’est une ligne qui se parcourt seulement en virtualité. Et la manière dont Wendel s’en acquitte ici ne nous permet pas de la saisir par l’entendement, trop lent et méthodique. « C’est compliqué, continua-t-elle. Regarde… Nous allons d’un point de l’espace à un autre par l’hyper-espace en un temps zéro. Mais nous devons suivre un certain chemin, différent à chaque fois, qui dépend du point de départ et du point d’arrivée. Nous n’observons pas ce chemin, nous n’en faisons pas l’expérience, nous ne le suivons pas vraiment, à l’inverse de ce qui se passe dans l’espace-temps. Il existe d’une façon incompréhensible. C’est ce que nous appelons un “chemin virtuel”. J’ai moi-même élaboré ce concept286. » De manière très spéculative, Wendel institue dans ce roman une rupture à l’intérieur du parcours successif de l’étendue, de son extension ordonnée. L’espace peut se traverser autrement. Aux relations actuelles qu’on peut dénombrer, il faut ajouter d’autres liens, d’autres voies qui sont infinies et loin d’être évidentes (des trous de ver). La relation des régions dans l’espace se voit ainsi doublée par des passages qui ne sont pas attendus. Il en va comme de la suite qu’on attribue aux nombres (l’ordre qui fait de 2 et de 3 des successifs naturels de 1). On peut imaginer des suites virtuelles, désordonnées comme pour les nombres premiers. Il s’agit alors d’une traversée pour ainsi dire cardinale par rapport aux chaînes successives, aux suites de la causalité. L’extensivité de l’espace était jusque là trop orientée. Elle supposait in fine des distances indécomposables, faites d’éléments discrets dont l’ordre se pratique « l’un après l’autre ». Un seul chemin par conséquent qui suppose un arrangement contraignant, un sentier incompatible avec d’autres parcours possibles. Dans sa manière de raisonner, Wendel renverse ce monopole de l’ordre et des distances par la considération d’un processus virtuel. Un processus qu’elle va développer selon un modèle mathématique qui, à l’instar de la Logique de Hegel, joue sur l’opposition du positif et du négatif : « si quelque chose se déplace à une vitesse supraluminique, alors sa vitesse est positive et l’autre chose qui était positive doit devenir négative (…) la gravitation devient une répulsion287 ». Némésis ne développe pas vraiment cette équation sur le plan de la physique mathématique. Il est question simplement de se libérer de la gravitation pour un mouvement devenu libre et par conséquent sans limite de vitesse. Asimov avait abordé déjà cette liberté dans un roman à part, Les Dieux eux-mêmes en 1972, entièrement consacré à une telle inversion. Dans ce dernier roman, il y a une variation extraordinaire autour de l’idée de force positive et son inverse négatif avec le sentiment d’un univers qui se modifie en fonction de l’intensité. Aussi, « si une force est trop faible pour être détectée ou pour exercer une quelconque influence sur notre univers (…) elle n’existe pas dans cet univers (…). Mais qui peut dire ce qui existe ou ce qui n’existe pas (…). S’il existe un nombre infini de forces dont chacune peut varier à l’infini en intensité, en prenant l’une d’elles comme norme, le nombre des différents Univers possibles est infini lui aussi288 ». Voici une Logique vertigineuse pour qualifier le plurivers d’Asimov, quand les forces faibles, négatives, sont le signe d’une autre réalité, la porte d’un autre univers. Alors les idées de possibilité, de contingence, de nécessité, de causalité entrent dans une nouvelle articulation qui réclame le recours à une logique très éloignée de celle d’Aristote, comme c’est, au demeurant, le cas de celle de Hegel. En ce qui concerne la composition de Némésis, cette rupture de la causalité, entreprise par Wendel, n’est pas vraiment démontrée. Elle semble acquise pour permettre d’échapper à la gravitation, pour conquérir une vitesse répulsive et instantanée. Elle s’impose dans le récit pour le besoin de la narration, comme un présupposé que le lecteur bienveillant admettra sans rechigner. L’essentiel du roman en effet est ailleurs. Une autre quête nous attend, portée par un personnage également féminin. Là où Wendel, dans sa recherche spatiale se libérait d’une vitesse d’abord prisonnière de l’inertie et du temps, là où elle échappait à une étendue composée de distances impossibles à contracter, là où elle reniait les nombres qui se suivent seulement en ordre, Marlène, habitante d’Erythro, interroge davantage une forme plus spirituelle, celle de la pensée, la vitesse de la pensée correspondant à un tel espace. Elle se confronte ainsi à une idéation étrange, qui cesse d’être humaine, au bénéfice d’un cogito propre à la matière elle-même. Cette action réciproque d’un chemin qui serait simultanément positif et négatif, attractif et répulsif, cette fusion de deux modalités spatiales inverses, cette rupture de la causalité qui peut renverser son cours sont certes les constances de la Logique de Hegel. Autant de principes qui ont dérangé tous ses lecteurs et qui lui valent bien des rejets, des condamnations d’obscurité, des mises à l’index formulées par des détracteurs sévères. Et Asimov a connu également les siens, se heurtant à des adversaires qui refusent de voir en lui le plus grand écrivain de l’époque contemporaine. Pourtant, Némésis, l’un des derniers romans d’Asimov, culmine sans conteste au firmament de la SF. Il y explore l’Être selon deux versants complémentaires que constituent la matière et l’esprit. Il y va d’abord de la force physique, découverte par Wendel, et qui donne à chaque élément un degré infini de puissance : un conatus capable de se libérer de la gravité d’après une nouvelle « philosophie de la nature ». Reste donc encore à expérimenter l’autre aile du récit, le second aspect. Il s’agit d’une « philosophie de l’esprit » qui se réalise sur Erythro sous la houlette de Marlène, toute l’intrigue poussant Asimov à lier cet esprit objectif (physique) à un esprit subjectif (psychique), d’associer à une « logique objective » une « logique subjective ». Le « Tout » se bouclant à la fin lorsque Wendel la physicienne et Marlène, davantage psychologue, se rencontrent finalement sur Erythro pour rendre circulaires les deux processus endurés et de les nouer en une véritable ontologie. On dirait du Schelling ou du Hegel revisité par Spinoza : un sommet de la spéculation, de la fiction spéculative très proche du vocabulaire de l’idéalisme allemand. Marlène, dans son expérience, fait en tout cas preuve d’une sensibilité qui déborde totalement ce que le corps humain – son « pattern » sensori-moteur – a pris l’habitude d’engranger, d’intérioriser. Le corps réalise d’ordinaire une captation dont nous savons qu’elle est très variable, l’Esquimau par exemple ne rencontrant jamais des conditions de survie analogues à celles du citadin. Ce pattern se voit donc soumis aux conduites humaines, à une histoire, à une culture. Marlène va beaucoup plus loin, plus extérieure encore aux conditions de survie dans le Grand Nord. Elle affronte l’extrême, l’extrémité du monde habitable, le désert d’une planète apparemment hostile. Elle se montre en mesure d’excéder cet ensemble de conventions sensori-motrices pour se mettre à percevoir de manière pure, devinant dans l’apparaître, dans ce qui apparaît, l’essence, des essentialités largement étrangères à ce que depuis Kant on nommait « sensation ». De sorte qu’elle ouvre d’autres formulations, d’autres formules possibles dans l’ordre du sensible. Elle ajointe son corps à des dimensions qui la forcent à sentir autrement, selon une esthétique dont les a priori ont fortement variés. En effet, la manière d’articuler nos sens est nommée « esthétique » par Kant. Chaque monde correspond à une esthétique différente. N’y a-t-il pas sous ce rapport des arrangements inédits ? Voire une autre collaboration des facultés qui puisse assembler le témoignage des sens de manière forte, habituellement insensible ? Le ressenti de l’Esquimau est inaccessible, disions-nous, au citadin. On peut aller plus avant et imaginer l’appréhension de conditions autrement extrêmes… C’est ce débordement du pattern humain qui fait l’intérêt de l’expérience conduite par Marlène. Que puis-je percevoir sur Erythro, et ne faut-il pas élargir le dispositif « esthétique », le pattern capable de filtrer puis de composer les données dans la construction d’une apparence véritable ? Une apparence d’abord dérangeante, redevable d’une essence encore jamais atteinte, inesthétique puisqu’étrangère à ce qui rentre dans l’ordre habituel du senti… Ce faisant, Marlène éprouve une sensation de la matière, toute une logique de la sensation qui n’est plus celle que son corps a connue au contact des hommes, de son éducation encore trop terrestre par bien des aspects. Elle se libère de ce carcan historique pour de nouvelles configurations, une nouvelle intelligence de la matière dont elle se met à ressentir les actions réciproques, jusqu’à percevoir les rapports entre des éléments microbiotiques. Ce qui apparaît à ses sens se trouve configuré de telle manière que se révèlent une essence insoupçonnée jusqu’alors, une substance dont la subjectivation correspond à une véritable révélation. Celle d’un être inconnu, d’une pensée plus puissante que le système cérébral dont les réseaux restent par trop enracinés dans une histoire limitée, tout un égouttoir qu’il faut ouvrir à d’autres flux : « La seule vie que nous ayons jamais trouvée sur Erythro, ce sont des procaryotes, les minuscules cellules qui ressemblent à des bactéries (…). Est-il possible que ces petites cellules, qui semblent séparées, soient en réalité les composantes d’un organisme planétaire ? Le pattern de son esprit serait alors dispersé. Il serait simple en chacun de ses points et complexe lorsqu’on le prendrait dans son ensemble. Et il ne serait pas fragile, car même si une grande partie en était détruite, l’organisme planétaire serait à peine touché dans son ensemble289. » Rien ne nous interdit de penser d’ailleurs que la Terre elle-même soit soumise à une hypothèse de ce genre, à une divinité, une substance élevée à hauteur de l’esprit du monde nommé Gaïa 290. Mais comment penser justement un tel esprit ? « Ce qu’il nous faut maintenant, ce sont des concepts flambant neufs qui vont bifurquer vers des territoires inexplorés291. » Rien que cela ! Et c’est Asimov qui en revendique l’exigence ! Asimov qui en appelle à une autre logique de la sensation pour la découverte d’un esprit insoupçonné, d’autres cadrages, d’autres paramétrages, et surtout une nouvelle manière de circuler entre eux. L’absolu, tel qu’énoncé par Hegel, n’est pas autre chose qu’un excès de ce genre, de sorte que l’apparence la plus immédiate pointe vers des essences inédites, la contingence vers l’élaboration d’une figure spirituelle, la nécessité des matières les plus dures, les plus figées, vers la liberté conquise de l’esprit. De cette liberté, Hegel aura longuement parlé dans ses cours. Et le centre le plus délicat de la Logique consiste à découvrir comment la diversité élémentaire de ce monde peut se reconnaître de manière qui ne soit plus seulement analytique, mécanique, mais dynamique et vivante. Et, en outre, comment ce « pattern » des éléments peut-il s’élever à la constitution d’une substance devenue sujet ? Par conséquent, il sera nécessaire non seulement de faire l’inventaire de ces éléments dans une espèce d’analytique des catégories, mais de retracer le chemin qui nous élève de la matière vers l’esprit, d’établir comment l’essence produit l’événement d’un sujet devenu vital, manifestant la liberté d’une véritable délivrance. « Cette délivrance en tant qu’elle existe pour soi est le moi ; en tant qu’elle a reçu son entier développement est l’esprit libre 292. » Quelque chose donc ici se voit libéré du carcan mécanique du déterminisme, « une puissance qui domine la nécessité, et elle constitue la vraie liberté293 ». La substance élevée peut-être par Hegel au mystère de la personnalité supra-humaine… Et cette délivrance constitue bien la métamorphose abordée par Némésis où, derrière la rumeur de tous les organismes élémentaires, « les inondant et les noyant, il y avait les émotions, les sentiments, les vibrations neuroniques qui fracassaient Erythro en un réarrangement de concepts294 ». Un agencement vital qui conduit finalement Asimov, vers la fin du roman, à utiliser le langage de Hegel lui-même dans une proximité d’intention dont on laissera au lecteur le soin de juger sur pièce à travers la formule de Marlène : « C’était l’esprit qui devenait conscient de lui-même295 »… 30. Asimov était ami avec le philosophe allemand Gotthard Günther qui fit sa thèse sur Hegel, auteur d’un livre sur les fondements d’une logique non- aristotélicienne et encore d’un essai sur la Cybernétique. 31. Hegel, Logique, p. 190, note. 32. Ibid., p. 180. 33. Asimov, La Fin de l’éternité, op. cit., p. 231. 34. Logique, p. 188, note. 35. Ce concept de Leibniz concerne une substance capable d’être elle-même et de devenir sujet, matière réfléchie en soi. Elle entre en opposition avec l’idée d’atome, la monade étant une matière dominée par la force. Contestant l’inertie du mécanisme, ce concept est repris par la SF notamment sur le mode dystopique dans Les Monades urbaines de Robert Silverberg, réédité au Livre de Poche. L’analyse de la monade est développée par Hegel dans La Grande Logique, Vol. II, Kimé, 2010, p. 211. Philip K. Dick l’évoque dans son Exégèse, op. cit., p. 388, 391, 473. 36. Némésis, p. 200. 37. Deleuze commente Démocrite, Épicure, Lucrèce pour des pensées plus rapides que tout nombre in Logique du sens, Minuit, 1969, Appendice Lucrèce et le simulacre, p. 307. 38. Némésis, p. 318. 39. Ibid., p. 320. 40. Asimov, Les Dieux eux-mêmes (1972), 1973 pour l’édition française, Folio SF, n° 120, p. 388. 41. Némésis, p. 334. 42. C’est l’hypothèse d’Isabelle Stengers, plus proche de Whitehead, et qui place ses recherches sous le nom de Gaïa. On retrouve Gaïa dans le dernier volume du « Cycle de Fondation », Terre et fondation, p. 608. 43. Némésis, p. 339. 44. Logique, p. 194-195. 45. Id. 46. Némésis, p. 386. 47. Némésis, p. 402. LE CONCEPT LA NOTION La progression de l’œuvre d’Asimov tient de la patience conceptuelle, patience d’un chemin de vie qui monte de la matière vers des tours de plus en plus spirituels. Un matérialisme spirituel qui n’est plus à un paradoxe près. Une telle construction se réalise en retrouvant le chemin de croix caractérisant la vie de Hegel. Toute son écriture tend vers la réconciliation, la synthèse entre le « matérialisme » de la Première Fondation et le « mentalisme » de la Seconde, notamment en lisant entre les lignes du livre le plus conceptuel qui achève le cycle par Terre et fondation et, de manière abrégée, au milieu des pages de Némésis. Livre somptueux s’il en est. La Logique de Hegel elle aussi reste, comme nous venons de le clarifier, le lieu d’une délivrance qui, sur bien des points, entre en consonance avec les Cycles d’Asimov. Au lieu que, comme une pierre, tout le mouvement soit le résultat d’une impulsion extérieure, il faudrait traquer dans la matière le mouvement de la liberté, de ce qui est capable de se mettre en marche sans aucun choc, sans aucune détermination étrangère : un mouvement certes contingent, sans raison, qui réclamerait ainsi une sorte d’intériorité, une force qui soit d’elle-même antigravifique. De manière cependant à ne point rompre avec la gravité, profitant au maximum de toute la puissance de l’inertie. Peut-être en s’adossant à la force la plus intense découverte dans l’extériorité. Autrement, la libération ne serait que caprice et circonstance vaine, chose que Hegel réprouve fortement296. La liberté n’est grande que par la quantité incommensurable d’inertie à laquelle elle résiste. Elle doit compter sur cette force adverse pour réussir son lancement suffisamment puissant, un bond capable de l’envoyer dans l’espace, de rompre avec la suprématie de la gravité qui renvoie tout vers l’enfoncement le plus nocturne… S’enclenche ainsi une spiritualité curieuse, romantique plus que gothique ou simplement New Age, un nouveau romantisme qui détonne par rapport à la philosophie, moins aride, plus ludique que ne l’est la Logique. On attendait plutôt de ce dernier livre qu’il prenne ses distances avec des préoccupations d’ordre spirituel. Et pourtant, la Logique est bien l’ouvrage d’une « libération ». Il nous faudra examiner alors en quoi on peut soutenir que, dans le Concept, on touche à un point d’indépendance, une force qui nous emporte comme un courant d’air. Pour le comprendre, il nous incombe désormais de saisir ce que peut vouloir dire ici Hegel en affirmant que « le concept est la puissance libre, substantielle qui existe en et pour soi297 ». Qu’est-ce qu’une telle puissance ? En tout cas, si l’objet de la Logique est bien la liberté, la SF nous permettra peut- être d’entrer dans le récit d’une liberté comparable. Ce que nous pouvons dire pour le moment, c’est que la Logique de Hegel nous a conduits de la substance la plus matérielle (qui fait son être) en direction d’un processus qui, semblable à la fumée libérée du feu, lui échappe, le dépasse complètement. Il est notable que l’intelligence est entrée dans le monde. Elle est visible dès que la pensée se met en route à partir du corps qui l’initialise. Il y a un mouvement dont nous pouvons témoigner en écrivant, en entrant dans le verbe qui maintenant s’extrait de l’être comme feraient ses caractères les plus propres, le chiffre de leur articulation naissante. Ce cogito que la SF abrite montre un cheminement essentiel traversant les déterminations les plus opposées, les plus hostiles, les contingences les plus radicales, mettant ainsi en œuvre la naissance d’un sujet capable de compter sur soi. Et il n’est pas seulement question ici d’un individu. Certes les organismes vivants, chimiques, accèdent à des formes de conscience variées. Mais, au-delà de la vie des organes et du tissu cérébral qui déjà montre une étonnante complexité, il n’y a pas seulement l’élaboration d’une pensée individuelle capable de dire « je ». Celle-ci est elle-même dépassée selon un devenir plus grand, notamment par des communautés nées du logos et de la philosophie qui s’y exprime. Une philosophie qui déjà entre en rapport avec un corps politique ou avec un corps social, de grands vaisseaux témoignant toujours d’une Cité et d’une Politique. La compréhension du monde, de son déploiement, nous hisse ainsi jusqu’au point d’une conception, d’un Concept qui peut faire époque ou embrasser un nombre d’éléments complexes. Des lignes de subjectivation qui ne sont pas celles du seul moi. Se lève ainsi, dans la danse des éléments, dans la complexité des rapports élémentaires et des essences parcourues, une sociologie dynamique, spirituelle, chargée de Dieux, bien plus large que le « moi » et, pour cette raison, nommée « Esprit »… On trouve des pages de Clarke, dans 2010, Odyssée deux, qui s’inscrivent sous une « phénoménologie de l’esprit » somme toute comparable. On en citera un paragraphe significatif dont la naïveté est loin d’être acquise, et qu’il faudrait mettre en parallèle avec d’autres développements du même genre et du même auteur pour en saisir la profondeur. Il s’agit d’une lente montée de l’esprit dans la matière, qui s’achève par un Dieu naturel : « Parmi les étoiles, l’évolution se chercha de nouveaux objectifs. Les premiers explorateurs du système solaire avaient atteint depuis longtemps les limites de leur enveloppe charnelle, et dès que leurs machines dépassèrent les possibilités de leur corps, ils allèrent de l’avant. Ils transférèrent d’abord leur cerveau, puis seulement leurs pensées, dans les habitacles tout neufs de métal et de plastique, pour s’élancer dans la galaxie. Ils ne construisaient plus de vaisseaux spatiaux. Ils étaient eux-mêmes des vaisseaux. Mais l’ère des entités-machines ne dura pas. Grâce à leurs expérimentations incessantes, ils apprirent à enregistrer la connaissance dans la structure même de l’espace, à préserver éternellement leur pensée dans des réseaux de lumière captive, à devenir des êtres faits de radiations pour se libérer enfin de la tyrannie de la matière. Ils se transformèrent ainsi en des créatures de pure énergie, et sur des milliers de mondes les coquilles vides qu’ils délaissèrent s’agitèrent quelque temps dans une danse macabre et insensée, avant d’être réduites en poussière (…). Mais malgré leurs pouvoirs quasi-divins, ils n’oublièrent pas complètement leurs origines, leur naissance dans la vase tiède d’un océan disparu298. » Schelling n’est pas loin d’un tel parcours et, il faut bien le reconnaître, Bergson qui le lira est lui-même pris dans « une machine à fabriquer des Dieux », dans un élan créateur de ce genre, dans une évolution créatrice qu’on pourra reconnaître également par la façon dont la Logique hégélienne enchaîne le « mécanisme » au « chimisme », le « chimisme » au « vitalisme » jusqu’au firmament de « l’Idée » qui en émane. Il y a dans Le Cycle de Fondation quelque chose de comparable, la transmission de l’esprit du monde dans des univers extrêmement éloignés du point de vue de l’espace et du temps. Et malgré cette immensité astronomique, une essence les articule, un concept se met à cheval sur leur différence. Nous ne savons pas s’il nous faut suivre à la lettre ce processus du Concept, ou seulement en parcourir les points saillants afin de ne pas perdre le récit de la Science-fiction qui est l’objet de cet essai. Il est en tous cas notable que le langage de Hegel et celui de Clarke offrent des ressemblances par des moyens fort dissemblables. On ne parlera pas d’imitation, mais de recréation pour rendre compte de cette complicité. Clarke n’est d’ailleurs pas le plus fort sur ce plan-là. Les problèmes rencontrés par les personnages d’Asimov, dans Némésis, ou encore par ceux de Frank M. Robinson embarqués à bord de l’Astron, expriment une difficile identité sur fond d’un clapotement universel nommé substance. Tous ces personnages en difficulté renouent, du fond de leur substance, avec la formule si singulière de leur corps, l’individuation dont ils sont capables, chacun pour soi alors qu’ils baignent dans un fond, une matière ou une cendre commune qui forme le recyclage du Tout. Mais qu’est-ce qui se trouve transmis dans un tel recyclage des corps ? Seulement des organismes qui naissent les uns des autres ? Cela ne serait rien encore si ce recyclage, cette circularité ne se soumettaient pas à un destin spirituel, à la fonction que chacun occupe à bord, au Concept qui les articule et selon lequel ils décident de ramener l’Astron vers la Terre à la suite d’une consultation de la communauté, des peuples qui s’y succédèrent. Il fallait que le héros, nommé Moineau, nom animal et chétif qui saute de cycle en cycle, empruntât celui d’Esprit. Concaténé dans cet Esprit, on peut supposer, au-delà du nom de Moineau, celui d’une personnalité advenue qui se montre capable de prendre conscience d’un tel chemin de pensée, chemin en mesure de chevaucher les générations. C’est proprement la problématique de Frank M. Robinson. Il ne s’agit plus évidemment pour lui du seul nom d’un individu, d’un sujet humain, d’une personnalité particulière, mais d’un devenir héroïque dans le néant du cosmos, dans la nuit et les ténèbres traversées. Une telle logique est placée au cœur de la littérature, qui procède à une véritable transformation de l’individu en écriture, en personnage littéraire, mythique, religieux, conceptuel. Et il est probable que le philosophe également vive un tel devenir, que Hegel par exemple se montre en effet capable d’un tel avenir finalement plus ample que la biographie d’une personne. Hegel, qui vit en Allemagne, à Weimar ou Bamberg, avec sa femme, ses enfants et tout le ménage conflictuel, n’est pas tout à fait Hegel, le philosophe que nous lisons et qu’il avait à devenir. Ce nom de Hegel autant que celui d’Asimov résonnent comme ceux d’une divinité issue d’un lent mouvement devenu sujet. Et c’est ainsi que nous entrons dans la troisième partie de la Logique qui reprend, à un niveau plus élevé, les deux ailes déjà déployées, celle de l’Être et celle de l’Essence, d’après un palimpseste dont les ramifications se lisent de façon de plus en plus dense, ramassée, intense. Un développement spirituel qui nous « élève à ce degré de la connaissance où tout ce qui apparaît dans la conscience vulgaire comme un être immédiat et indépendant n’est pour elle qu’un moment de l’Idée299 ». Pour Hegel, le concept n’est pas juste « la collection extérieure de plusieurs éléments300 », une catégorie issue de l’abstraction classificatrice qui ne retient que la forme générale. Ce n’est pas, par exemple, comme pour la notion de « Feuille » qui résume toutes les feuilles de manière générale dans une forme morte et vide, excluant les particularités, le découpage de chacune. Nietzsche et Bergson feront également l’analyse critique de ce processus du langage qui nous permet d’abstraire, de réaliser des tableaux, des classifications élémentaires en ne retenant ainsi que le squelette des choses. Ces formes « ne sont pour ainsi dire que des réservoirs vides, inertes et propres à recevoir toute espèce de représentations et de pensées. Leur connaissance n’est qu’un récit insignifiant et sans objet ». Au contraire, il faudrait concevoir des formes qui « sont l’esprit vivant de toute réalité (…). Mais on n’a recherché jusqu’ici ni quelle est la vérité intrinsèque de ces formes, ni leur connexion intime et nécessaire301 ». Il y va donc bien d’un autre récit. Pour Hegel le concept doit en effet être considéré comme une entité, un processus vivant. Un peu comme lorsque nous parlons de la genèse de la « pomme » à partir de la fleur qui se transforme et se supprime pour devenir fruit. Il s’agit d’une métamorphose dont l’homme aura à endurer la transformation et les différentes chrysalides à son propre niveau de croissance. Il est donc question, par un mouvement de ce genre, d’un réel développement 302. Les traducteurs de la Logique parlent tantôt de Concept, tantôt de Notion pour dire le même geste d’éclosion. La notion est un mot bien plus proche de cette coulée, de ce mouvement. Il est dérivé du grec ancien signifiant « juteux » au sens d’une sève qui circule et porte les choses à croître, à se transformer, comme la fleur qui sort de ses plis. Une irrigation qui emporte les éléments nutritifs, qui assemble, compose au point d’atteindre la conception intime d’un être. Un tel être qui irrigue les sols et réussit à brasser les particules élémentaires dans un ensemble vital, une chose vivante, un organisme capable d’esprit, est le sujet même de Némésis. Mais on en trouve mention également dans le roman de Clarke 2010, Odyssée deux publié en 1982, antérieur de quelques années à Némésis. On y rencontre des formes d’élaboration qui ne sont pas seulement la définition d’une personne ou d’une chose individuelle. Ce sont des compositions dont le concept, dont la notion quasi végétale ne peuvent pas se caractériser par un individu au sens habituel. Elles relèvent pourtant dans leur organisation progressive d’une forme d’esprit, de pensée qui ne passe pas seulement par l’homme. Le tout s’achevant par un esprit à l’œuvre dans la cohésion de chaque corps céleste, une partition cosmologique de pensées déjà matérielles. Il est évident que l’animal aussi suit un chemin qui court en direction de l’esprit. Hegel a beaucoup parlé de l’animal, dans sa difficulté de s’élever au-delà du sommeil, dans son effort pour sortir de l’attraction mécanique de la terre, retombant dans le cours de la matière qui lui reprend sa vie. Mais il se rend attentif néanmoins au sursaut qui lui fait dépasser la rumeur anonyme de l’être. Par son corps, l’animal développe un processus qui n’est pas seulement mécanique, comme chez Descartes qui le réduisit à une machine. C’est l’hypothèse célèbre d’un « animal-machine », un agencement d’ailleurs que la science-fiction également connaît. Sous la forme certes mécanique de drones, mais encore dans l’accession de la machine au concept, computeur et concepteur devenant tout un303. Le film Matrix inaugure ainsi une dialectique complexe entre le règne des hommes et le règne des machines : c’est le sujet même de cette trilogie dans une forme devenue christique, Néo étant une hybridation réussie des deux, incarnant la figure du sauveur tout en étant un logiciel particulier, incarné. La machine a évidemment donné lieu, chez Asimov, à un cycle : Le Cycle des robots, d’après un lent processus faisant monter en elle un esprit – un esprit qui témoigne en faveur de son devenir vital304. Tout le cycle d’Asimov envisage l’existence des robots du point de vue de la logique, selon des paradoxes qui abritent la contradiction, et dont on trouve bien sûr chez Hegel, puis Russell, le constat de leur activité. En suivant des lois inviolables, qui valent comme des véritables principes, en s’y conformant de façon rigoureuse, les robots en expérimentent également certaines limites, des failles de la logique classique dont ils seront amenés à transgresser la cohérence en raison même de cette cohérence. Respecter à la lettre un principe logique peut aboutir à son contraire. Notamment par un programme qui veut par exemple qu’un robot ne puisse porter atteinte à l’humanité dans son ensemble, principe protégeant un humain qui peut cependant la menacer… Mais si l’humanité se menace elle-même, ne faut-il pas alors la supprimer pour la protéger ? Dans Raison (1941), Asimov met en scène un robot capable de raisonner, notamment par l’énonciation de la formule « Je pense donc je suis ». Certain de soi, il se met à douter de l’existence des hommes, bien trop faillibles comparés à ses fonctions impeccables305. L’homme est dans l’erreur, lui jamais. Raison suffisante pour douter de l’existence des humains. Mais ne lui faut-il pas alors l’éternité ? Ne lui faut-il pas invoquer un Dieu capable, par la machine ainsi mise en œuvre, de la faire tourner toute seule et surveiller l’être pour les siècles et les siècles ? La machine, dans ce cas, n’est pas seulement abordée par des processus hydrauliques, équivalents du sang, mais par des réseaux électriques comparables au système nerveux et, de l’intérieur de cette tuyauterie, parviendra à la formulation de son cogito propre. 2001, L’Odyssée de l’espace est un roman qui reprend ce principe. Le récit est entièrement articulé autour des propositions de la logique, notamment celles énoncées par Asimov306. Il s’agit de résoudre un problème d’algorithme par une machine qui, en raison de la contradiction rencontrée, accède à la pensée. Et c’est l’insoluble, le paradoxe qui la font devenir pensante. Au point que son être sera pris en charge par une essence de moins en moins calculée, de moins en moins informative, de plus en plus hésitante, de plus en plus humaine… Du cœur de la logique naissent les paradoxes qui la font basculer hors d’elle, empruntant des notions qui la rendent vivante, vitale. En effet, la formulation de la mission qui pousse l’ordinateur Carl à gérer le voyage vers Jupiter est affectée d’un paradoxe. Un paradoxe tel que la machine se voit forcée à devoir juger, à penser pour résoudre le conflit. « Ici tout le travail de la pensée consiste à trouver une détermination pour une représentation qui n’est pas suffisamment déterminée », dirait Hegel307. La pensée est née d’une indétermination. Naît un problème insoluble à l’aide du seul entendement mécanique. Ce dernier, au lieu de conduire à un bug, va amener l’ordinateur Carl à redéfinir le principe de la mission pour laquelle il a été construit, jugeant que l’homme constitue un obstacle majeur. L’énoncé qui vaut comme principe fonctionnel auquel se soumet Carl est le suivant : « Si l’équipage vient à disparaître ou s’il se trouve réduit à l’impuissance, l’ordinateur de bord doit assurer le commandement308. » Un tel énoncé est en fait soumis à ce que la philosophie depuis Kant nomme jugement. La machine est placée ici dans une situation critique, judicative. Elle vit un problème qui appelle, de la part de ses logiciels, une évaluation capable de lui faire prendre le pouvoir. L’ordinateur Carl montre ainsi que sa mémoire d’abord mécanique, pur artefact matériel, est engagée sur le sentier de l’esprit affrontant un paradoxe interne à ses fonctions pour devenir intelligence (ce qu’on nommerait véritablement intelligence artificielle). Un tel paradoxe connaîtra d’importants développements dans l’ordre de la science-fiction. À commencer par Philip K. Dick dans Blade Runner, dont la formule paradoxale se résume à la loi : « tu ne tueras que les tueurs309 »… Mais, en tuant les tueurs, comment ne pas devenir soi-même un tueur ? Blade Runner formule l’aventure de Rick Deckard (consonance anglophone de René Descartes), pris dans cette chasse d’androïdes devenus des tueurs. Et dans cette traque, il découvre que « l’animal-machine » est en fait bien plus humain que l’homme. Tout le récit tourne autour de cette capacité pour la machine – les répliquants – à devenir humaine, comme si elle entrait dans la sphère du jugement, de la conscience : « les androïdes ont-ils une âme310 ? » Il y a une indistinction de l’animal, de l’homme et de la machine qui tisse la trame de fond de l’intrigue à laquelle Philip K. Dick avait donné un autre titre : Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? L’animal est-il différent d’un mouton électrique ? Et la machine, comment la rapporter à l’homme ? « Même les animaux… même les anguilles, les serpents, les araignées sont sacrés (…). Tout ce qui vit. Tout ce qui est organique et qui frétille, qui se tortille, qui fouine ou qui vole, qui grouille ou qui fouille ou qui311… » Et, dans ce cas, pourquoi pas les androïdes, et quelle différence établir entre eux qui peuvent tuer mais également Rick Deckard qui les poursuit pour les tuer ?… et dont on pourrait soupçonner à la fin du récit qu’il est lui-même un répliquant, par sa froideur, sa traque méthodique… La froideur trop mécanique de l’entendement ne suffit cependant plus à juger d’un cas. Même la machine ne peut régler ses paradoxes sans penser. Le logiciel binaire de la programmation doit donc se dépasser à la faveur du bug, énorme trou dans le calcul qui fait advenir une autre faculté qui est celle de la raison. À cette capacité de la machine déjà en mesure de s’organiser pour réaliser une forme de conscience dépassant la contradiction, à cet étrange univers spirituel, la science-fiction va superposer encore bien d’autres formes notionnelles, d’autres modes de composition en mesure d’engendrer des figures pensantes qui ne sont pas seulement celles de la cybernétique ou du transhumanisme aujourd’hui en vogue. Cette formule qui suppose le dépassement de l’entendement dans un esprit, une « âme du monde », est bien plus prometteuse qu’une humanité augmentée (elle qui rêve par trop d’une éternité prothétique, issue du capitalisme, un fantasme de classe, de vieux riches comme ceux auxquels pense Ridley Scott dans Prometheus). Et cet « Esprit du monde » s’était éminemment imposé à 2010, Odyssée deux auquel Némésis d’Asimov avait sans doute emboîté le pas, bien plus idéaliste dans sa logique que ne l’est aucun transhumanisme. Il y a, en tout ce processus, une montée immanente du jugement à l’intérieur même de la matière. Un mouvement qui montre bien que la notion est interne aux choses elles-mêmes, des plus élémentaires aux plus complexes. Nous avons certes eu à cœur de suivre la manifestation de tout être à travers ses différences, ses contingences et aléas. Mais les bifurcations qui ourlent la manifestation d’un être de tant d’hétérogénéités, de tant de diversités ne doivent pas reconduire à des divisions tranchées, dividuelles, comme on distingue des attributs ou même des usages bien découpés pour tel ou tel objet. Il ne s’agit pas d’un classement établi « par notre cerveau312 » pour les besoins d’une mise en ordre, d’une table des matières qui annonce un programme. Il nous faut sortir de ce saucissonnage de l’entendement. Qu’il y ait une multiplicité d’univers ne contrevient pas à l’idée qu’ils forment un bouquet, avec des lignes d’excroissance, de développement dont l’essence parcourt des niveaux hétéroclites, des expressions insolites. Le concept est pour cela même réel, il est dans l’être comme pour en former les plis, les axes de polarisation313. Ce pourquoi, précisément, une machine tout autant qu’un animal peuvent s’élever vers des formes de conscience inchoatives, faire preuve d’un esprit qui pointe à travers toutes les tendances vitales. Nul ne sait ce dont la matière est capable ! L’ordinateur Carl n’est pas humain pour notre plaisir de le définir. Il le devient en cherchant à résoudre les paradoxes de son propre logiciel. De tels paradoxes sont au cœur de la matière, qu’elle soit inorganique ou organique, mécanique ou dynamique, physique ou déjà chimique. Elle se heurte à un problème insoluble qui exige qu’elle se modifie pour le résoudre. Ce qu’on peut appeler le devenir. L’être est en effet le lieu d’une logique qui révèle en lui l’élaboration lente et patiente d’un concept. Et c’est ce concept que poursuit la philosophie, et c’est par la rencontre d’un tel concept que la science-fiction se met à faire de la philosophie au moment même où la philosophie ne saurait se passer de science-fiction. La SF est son laboratoire. Sous ce rapport, le concept ne se développe pas parce qu’il y a ici des sujets, là des personnes volontaires ou des intentions humanistes, morales, rêvant à dispenser des vérités. Ce développement, dit Hegel, n’est pas déjà élaboré dans le sujet. Celui-ci se heurte à des problèmes bien plus essentiels que des attributs secondaires et accidentels. Il n’y a pas primauté d’une substance, posée en sujet central, qui peut, par une telle position première, s’associer à des accidents inessentiels, dérivés. Le sujet va au contraire naître par les attributs qui le prolongent moyennant des croisements explosifs. Il va se déployer dans la diversité des prédicats : « ce n’est que dans le prédicat qu’on exprime la nature du sujet314 ». C’est là que celui-ci devient réel, se différencie, parcourt la totalité des contradictions selon lesquelles il va se formuler, croître et s’épanouir. Et cette expansion, cette diffusion du concept dans la matière constituent l’intrigue des romans les plus intéressants de la SF. 48. Grande Logique, Kimé, Vol. II : « Cette peinture en arabesque de l’histoire, qui, à partir d’une tige chancelante, fait sortir une grande figure est par conséquent un traitement (…) hautement superficiel », p. 245. 49. Logique, p. 197. 50. Clarke, 2010, Odyssée deux, 1968, J’ai lu, n° 1721, p. 256. Cette spiritualisation de la matière est reprise par Baxter qui collaborait avec Clarke, notamment dans les développements de Espace, mais en portant plus d’attention cependant aux existants singuliers que nous sommes, et par conséquent à ceux qui peuvent mourir, que la mort rend peut-être plus intéressants que la progression vers l’éternité (Les Univers multiples II, 2001, Pocket, n° 7000). 51. Logique, p. 197, note 1. 52. Ibid., p. 210. 53. Ibid., p. 205. 54. Ibid., p. 199. 55. Jacques Goimard se réfère à Hegel pour faire du rapport homme/machine, je cite, « une ultime application de la dialectique du maître et de l’esclave », Critique de la science-fiction, op. cit., p. 101-102. 56. Asimov, Le Cycle des robots, 6 vol., repris par J’ai lu, 1984. 57. L’androïde David, dans Alien Covenant, renoue avec ce doute. 58. Asimov formule dans L’Homme bicentenaire (Folio, 2011) les trois lois de la robotique selon lesquelles 1/ un robot ne peut porter atteinte à un être humain ; 2/ un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains ; 3/ sauf si cet ordre entre en contradiction avec la première loi. Dans ce cas rare, ce dernier connaît un processus de doute et de pensée. Greg Egan reprend également ce paradoxe dans Isolation. 59. Logique, p. 229. 60. 2001, L’Odyssée de l’espace,, op. cit., p. 124. 61. Philip K. Dick, Blade Runner (1968), J’ai lu, n° 1768, 1985, p. 38. 62. Ibid., p. 141. 63. Blade Runner, p. 167. 64. Logique, p. 229, note. 65. C’est ainsi que Hegel met en œuvre une forme de jugement qui n’est pas catégorielle mais qui est déjà placée dans les choses. 66. Logique, p. 231. JUGEMENT Asimov, en publiant Un Caillou dans le ciel, réfléchit à une nouvelle articulation du sujet et de ses attributs. Un lien actif entre des choses et des effets, prolongés par des puissances et des appariements inédits. Et une telle association a lieu en débordant la position spatiale et temporelle impartie aux personnages, notamment en raison du devenir-robot de Schwartz, de sa mutation. Celui-ci avait été irradié et, perdant ses anciens caractères, va conquérir de nouvelles facultés, subir le traitement d’une machine qui réalise des associations cérébrales originales. Ce sera l’occasion de développer, entre lui et ses puissances, entre le sujet agissant et les prédicats qui s’y associent, une logique inespérée. Celle dont Hegel s’enquiert au début du troisième volet de son livre dévolu au Concept. Comment conquérir de nouveaux pouvoirs, de nouvelles puissances ? De quelle libération le sujet est-il capable une fois dit qu’il n’est pas une unité préalable, une fois accordé qu’il n’est pas un principe immaculé, immuable, préexistant à son existence ? Rien, en effet, n’est inné. En réalité, Spinoza comme Hegel avaient déjà compris que le sujet n’existe que par des modifications, par des modes entre lesquels il passe pour nouer et tisser des rapports qu’on ne peut réduire à ceux d’un repérage, d’une définition stable. Les rapports ne sont pas seulement grammaticaux ou mathématiques, langagiers ou propositionnels. Ils sont liés à des modes, des modifications très variables. Ce sont des agencements, dirait Deleuze, qui peuvent être tout autant chimiques que neuronaux, idéatifs que conceptuels. Ce lien à réaliser, cette relation virtuelle, pleine de promesses, nous l’appelons couplage. Toute aventure spatiale entreprend de nouveaux couplages en territoire inconnu. Et cela ne peut se faire par simple déduction mais seulement à travers des rencontres étranges qui les forcent et les appellent, lorsque Schwartz, héros principal d’Un Caillou dans le ciel, se trouve parachuté soudainement dans un autre monde, dans un tout autre langage. En logique, ce couplage se nomme encore une « copule ». Une copule est comme une ligne de traverse, un enchaînement, des accouplements qui ne sont rien d’autre que la vitalité, la force du concept, quand le concept est précisément une puissance qui relie des termes étrangers dont il n’existe pas d’abord de sujet. Le sujet, il faut le tracer. On ne peut plus le présupposer, prémâché dans sa pure définition, comme s’il pouvait exister avant ses prédicats. Un tel préalable abstrait ne veut rien dire. Il s’agira plutôt d’entrer dans un processus dont le sujet est une résultante, un devenir. Et la machine n’est peut-être pas exclue de ce devenir. C’est tout le sens de l’écriture de la Logique, elle qui part de l’être, d’une substance multiple polarisée en essences variées et en laquelle un sujet parvient à s’extraire doucement, progressivement, selon des modalités historiques qui ne sont pas seulement celles de la grammaire. Hegel découvre ainsi la puissance du prédicat. Le prédicat, il faut l’assimiler, le digérer de manière chimique. Et c’est la difficulté d’une telle assimilation qu’Asimov envisage en écrivant Un Caillou dans le ciel 315. Une importance extraordinaire est ainsi conférée à la copule, à la relation, au lien jeté vers l’inconnu. Nous ne pouvons plus souscrire depuis Hegel à la présupposition d’un sujet qui serait accessible par un jugement abstrait posé au fondement de la personne. Pour Hegel, le jugement est plutôt une capacité à construire du lien, à polariser des liens nombreux pour en extraire des composés toujours ouverts, en devenir. Il réalise des associations plus ou moins solides, parfois provisoires et, pourquoi pas, mécaniques, chimiques, organiques et spirituelles au niveau de leur consolidation. Dans le roman d’Asimov, Schwartz est le sujet qui advient au sein d’un devenir de ce genre. « L’esprit de Schwartz était un tourbillon (…). Une partie de lui-même avait parfaitement la situation en main et une autre partie, plus vaste, n’arrivait pas à y croire316. » Incroyable machine à synthèse qui, au terme d’une opération chirurgicale, en fera comme un alliage avec la robotique, une machination capable d’étonnantes articulations de ses puissances, de ses exposants et degrés. « La multiplicité des contacts mentaux et la confusion qui régnait dans ses pensées, engendrées par la peur et le désespoir, étaient telles qu’il était incapable de détecter ses véritables ennemis317. » Il fallait désormais apprendre, apprendre à juger autrement. Le « jugement », pour Hegel, atteint des paroxysmes comparables traçant une forme vivante qui anticipe l’ennemi. Il n’est pas seulement une façon d’ajouter des éléments à un sujet donné, mais pas davantage un processus subjectif qui n’aurait lieu qu’au sein d’un raisonnement retranché dans la pensée réfléchie. Il ne s’agit pas du théâtre de la représentation, trop pauvre pour le réel. Ce théâtre reconstruit, de manière trop mentale, un simple catalogue. Mais juger n’est pas seulement comparer. C’est un acte de guerre qui relève d’un flair nouveau capable d’entrer par là dans une forme d’urgence, un syllogisme vital, réel. Un syllogisme dont la croissance enveloppe d’incroyables vecteurs différents. Les nombreux combats titanesques de la SF ne cessent de varier autour de ces impensables figures martiales, une « logique de la guerre » qui touche à son paroxysme dans l’œuvre de Card, par La Stratégie d’Ender, ou encore dans celle de Iain M. Banks, logique qui est fortement revendiquée par Asimov déjà. Voici, sous ce rapport antagoniste, l’extraordinaire affirmation de Hegel : « toute chose est un jugement318 ». Non pas que nous la jugions nous-mêmes ou que nous la comparions à une autre avec laquelle établir des différences ou des similitudes. C’est la chose elle-même qui juge, discrimine, associe des éléments divers dans une espèce de querelle, et avec des formes de négations violentes. Elle produit par elle seule des associations. Elle forme une composition qui se réalise en son cœur ! La chose est une opération qui naît de la jonction de phases hétérogènes. Des forces sont concrétées par la seule vertu de leurs préhensions. Une telle proposition selon laquelle le jugement est déjà dans les choses est tout à fait sidérante. Ceci explique sans doute l’intérêt de Hegel pour les phénomènes magnétiques. Mais dans la Logique c’est un modèle végétal qui s’impose. La rose, reconnaît Hegel, est en effet rouge319. Du point de vue de cet énoncé grammatical, elle constitue le sujet, tandis que la couleur sera un prédicat, ce qu’on appelle aujourd’hui un adjectif, une adjonction. Mais cette grammaire n’est pas ce qui fonde la véritable logique. Il faut entrer dans des formes bien plus vitales, voire virales. Il y a une logique qui produit du réel et selon laquelle la réalité s’articule de manière dynamique et conflictuelle. En fait, ce n’est pas moi qui impose à la rose la couleur rouge et qui en conclurais le prédicat. C’est elle qui contracte le rouge. Cette qualité, cette puissance est incluse dans la rose elle- même comme une conquête, une annexion. Un prédicat ouvre pour ainsi dire un champ de bataille qui fait devenir toute chose, un mixte, une mixtion qui peut s’intensifier, se transformer, rosir, jaunir s’il le fallait. « Ce n’est pas moi qui réunis, pour la première fois, ces deux termes320. » C’est déjà fait, déjà arrivé sans moi de sorte que le réel est lui-même déjà en lutte, animé par le concept, ouvert à une dimension stratégique. On voit donc que, si tel est le cas en chaque chose, il y aura rencontre d’une incroyable prolixité de prédicats différents. Et, en s’attribuant à un sujet, ces derniers le prolongent, le font entrer dans une articulation plus large, plus étoffée. Raison pour laquelle le particulier tire des fils, sort de ses gonds, s’élargit par tout un réseau impliquant que « l’individuel est universel321 ». C’est que le prédicat comporte une plus vaste circonscription que le sujet. Le rouge de la rose varie et peut également déborder, s’attribuer à la tulipe, connaître d’autres accouplements qui font que cette chose-ci, rouge comme bien d’autres, n’est plus tout à fait particulière, longe l’universel avec lequel elle compose des rapports. Jusqu’à épuisement de ce lien, jusqu’à perdre le contact parce que la distance entre le sujet et les prédicats devient trop grande, infranchissable. C’est le cas d’associations dangereuses, acides. Notamment la mort qui vient rompre le rapport, distendre le jugement comme processus vital. La Logique doit composer ainsi des rapports dans l’inédit, contractant des régions inaccessibles et acosmiques. Elle hasarde des constellations qui sont viables, disparates mais pourtant ouvertes à la construction d’un pont, d’un passage. Aux éléments les plus individuels se couplent une infinité de processus, hétérogènes par leurs perspectives, qui les dépassent largement, mais dont l’extension recroise à la fois leur matière brute et la part subtile de la trame, « leur corps et leur âme322 ». L’étoile non moins que la rose, si elle déborde ainsi de sa définition, si elle entre dans une composition qui inclut une infinité de prédicats, fait corps avec un rayonnement : une âme envahissante dont l’amplitude sera quasi illimitée. Il n’y a pas chez Hegel une dualité de la matière et de l’esprit, de l’âme et du corps. Chaque chose est déjà animée, mise en excroissance par un jugement. Jugement dans l’âme entre pensées, jugement dans le corps entre éléments, tout conspire en un concept, un énorme syllogisme ou panlogisme qui fait de la nature et de l’esprit un seul absolu. Nul doute que le monde d’Asimov aspire à une telle unité dans un « chaosmos » vivant. Une unité dont Schwartz, personnage étrange d’Asimov, incarne à la fois la démesure autant que l’échec. C’est que le nom de « Schwartz » est « noir ». Il vient du noir et aura à établir des liens, des stratégies vitales. Il provient d’un temps et d’un espace complètement invertis. Il parle de la nuit du monde, qu’il va sauver d’une certaine manière de la destruction par la puissance de sa pensée. Schwartz est emprisonné. « La seule réalité immédiate se limitait pour lui au décor qu’il avait sous les yeux – une petite pièce dont les murs n’émettaient qu’une lumière diffuse, meublée de deux bancs durs et d’une table, comportant un renfoncement servant de cabinet de toilette. Il n’y avait pas la moindre fenêtre par où l’on aurait pu distinguer un coin de ciel et la gaine de ventilation ne laissait passer qu’un faible courant d’air. » Une situation en quelque sorte beckettienne. Dans un tel état d’indifférence, Schwartz ne saurait associer beaucoup de choses. Peu de couplages se réalisent dans une pièce sans issues. On ne pouvait rien y distinguer, rien en juger. Mais après avoir subi une opération, après son ionisation, il se sentait capable d’une autre sortie, d’un nouvel attouchement, un attouchement de l’esprit capable de passer les cloisons, « un talent troublant dont il ignorait la nature, dont les possibilités lui échappaient. À présent, c’était un don d’intérêt pratique qu’il convenait d’étudier ». Immobilisé sur place, son esprit pouvait gagner des sphères nouvelles, des cercles dont la logique restait à explorer, selon des lignes de jugement ouvertes dans la nervure des choses. « N’ayant rien à faire depuis vingt-quatre heures sinon ruminer sur son emprisonnement, il aurait pu devenir fou. En fait, il parvenait (…) à projeter d’ultimes tentacules mentaux jusqu’au lointain bureau du commandant de la place. Il feuilletait délicatement son esprit comme un livre, le sondait et les esprits s’ouvraient comme des coquilles de noix desséchées d’où les émotions et les pensées tombaient à l’instar d’une pluie soyeuse323. » Du fond de cette cage, il va gagner une bataille, il entre en guerre contre des ennemis qui rêvent de confisquer la vie. Depuis l’obscurité de son cachot, Schwartz certes ne réussit pas à s’évader physiquement. Il s’en sort mentalement et sur un mode proche du délire. Délire qui entre dans le nœud, dans le nexus tissé par les choses elles-mêmes. On peut considérer que sur un tel plan, les associations restent incertaines. Schwartz ne réussit pas d’emblée son syllogisme vital, projeté davantage en la figure d’un sauveur décalé, impromptu, qui veut s’enfuir, retourner en arrière, renouer avec les siens, avec son temps pour ne pas affronter le destin de l’univers à venir. Le héros de science-fiction partage peut-être avec le héros hégélien la contradiction et la contingence, la finitude éclatée par l’infini qui le fait totalement dérailler. Mais il ne réussit pas à raccommoder tout à fait les bords effilochés du réel dans lequel son jugement pourra se glisser comme par une gaine d’aération. Il ne peut jamais clore la somme des prédicats qui l’emportent, dont l’enchaînement ne produit que rarement des joints sans faille, toujours placé au bord du déraillement. Ce qui produit suspense autant que dépaysement. On ne saurait donc souhaiter une véritable clôture, ni une forte réconciliation. Toujours se préserve une ouverture dans le tissu du réel. C’est là évidemment la limite poreuse de la Logique de Hegel, une modernité que la SF lui emprunte en portant sa dialectique au-delà de toute limite. Une dialectique qui certes ne réussit pas toujours à faire l’unité, qui même chez Hegel peut se nier elle-même, rester entr’ouverte comme c’est du reste le cas des trois lois de la robotique formulées par Asimov : un ensemble de contraintes qui réclament le jugement et qui sont vécues cruellement par l’ordinateur Carl, mais également par Schwartz, porté au paradoxe. Une telle dialectique, dans son inachèvement, dans son éclatement, ne peut que rester indécise, négative, sans pouvoir concilier les prédicats qu’elle enveloppe. Il s’agit d’une logique qui ne conduit vers rien d’autre qu’une forme d’incomplétude tout à fait essentielle, portant le récit vers un genre pluriel qu’on nommera avec Borges Fictions. Schwartz, par exemple, ne saurait rétablir les conditions initiales du récit, le monde d’où il est parti, d’où il émigre, entraîné brutalement dans un autre temps. Il est lui-même emporté vers une passoire, débordé par une variable du jugement, du syllogisme que sa vie doit construire. Si, en effet, le concept est au fond de toute chose et si, comme le veut Hegel, « toutes choses sont un syllogisme324 » – ou encore une forme d’association –, la moindre forme de vie aura alors à risquer les traverses dangereuses de ce syllogisme, à entrer ainsi dans une synthèse peu ou prou réussie. Ce qui veut dire, pour le moins, que toute chose est le théâtre d’un conflit permanent. Les attributs, les prédicats ne sont pas des formes extérieures. Ils sont enveloppés dans l’objet, « se trouvent concentrés » en lui325. Aussi, toute vie se verra-t-elle littéralement secouée par des paradoxes qu’elle ne saura clore en les soumettant à une unification rationnelle. Au contact des choses, la guerre est partout de rigueur. La bataille est pratiquement infinie, incessante, et la capacité de joindre les bouts qui appelle en nous un héros, reste relative. Elle témoigne en faveur d’un bricolage, d’un jugement aussi désarçonné que celui que vont connaître les robots dans l’œuvre d’Asimov : des tensions obscures que les codes chimiques, les compositions biologiques que nous sommes, vont d’ailleurs devoir eux-mêmes endurer. Le fini, la clôture sur soi du récit et du jugement qui le consolide, se voient ébréchés selon une constante réouverture de la trame narrative, un halètement qui prend le nom de l’infini. Mais l’infini dans le fini ne peut que faire céder ce dernier. Placer entre des limites une force qui les excède, voilà qui confine à l’explosion. L’infini s’introduit dans le fini comme un dérangement créateur. « Le réel est un, mais de manière à donner, pour ainsi dire, passage aux différents moments de la notion ; et le syllogisme est comme le mouvement circulaire de ces moments à l’aide desquels le réel pose son unité326. » Certes les différences, les passages, les ouvertures ne peuvent tout laisser filer. Il faut bien qu’ils composent des croisements, des carrefours, des réseaux. Ils auront à trouver la formule de leur tissu, de leur agencement, d’un assemblage plus solide. La maille doit prendre, entrer dans certains nœuds coulissants. Et, si circularité il y a, si le tout revient sur soi pour se fermer, rien ne nous assure pourtant de son caractère hermétique. Un trou noir toujours laisse passer un vaisseau spatial, amorce d’un autre côté. Une fusée s’en échappe pour un autre monde, portant avec elle les reliquats de l’ancien. Il faudrait ici reconnaître que sur le bord de la limite, Hegel lui-même conserve cette ouverture et ne saurait produire vraiment une suture sans faille. Cette dernière est davantage une spirale qu’un cercle, un vertige, une attraction vertigineuse à chaque fois mise en écart par l’infini qui la travaille de l’intérieur. L’ouvert est peut-être le nom le plus approprié de ce à quoi la science-fiction comme la logique de Hegel vont se heurter, incessamment, toujours ailleurs, déportées vers l’extériorité radicale. Cette morsure du dehors, cette tangence catastrophique, un roman de Wilson va en affronter cruellement le débordement, si cruellement qu’il dira dans Bios que l’être est laminé par une béance, qu’il affronte une infection pour laquelle cet auteur utilise précisément une qualification qui se veut « hégélienne » ! C’est, on le verra ici, la science-fiction elle-même qui, de façon très surprenante, en appelle bien sûr une dernière fois à Hegel… 67. Le roman est traduit par Michel Deutsch qui a longtemps œuvré avec Philippe Lacoue-Labarthe, notamment autour de Hölderlin et de sa vision du théâtre, proche de Hegel. Cette traduction s’inscrit dans une folie comparable, excellente par le montage dramaturgique, qui en fait une tragédie très contemporaine. 68. Un Caillou dans le ciel, J’ai lu, p. 209. 69. Ibid., p. 148. 70. Logique, p. 227. 71. Un exemple développé page 238 de la Logique qui montre que tous les jugements ne contiennent pas le même degré de réalité. 72. Id. 73. Sur ce couplage de l’individuel et de l’universel, cf. Logique, p. 242-247, note 1. 74. Logique, p. 230. 75. Un Caillou dans le ciel, p. 184-185. 76. Logique, p. 263. 77. Ibid., p. 310. 78. Logique, p. 263-264. Et Hegel d’ajouter que « cette contradiction du syllogisme se produit ici de nouveau comme un progrès à l’infini » (remarque, p. 269). Bien sûr, il est ici question de l’entendement. Mais rien n’interdit d’en appeler à une différence supérieure au niveau du concept lui-même, différence qui n’est certes pas figée, mais qui en constitue la vie qui poussera Hegel à parler d’un « syllogisme disjonctif », p. 286. LA CHOSE Aucune chose ne saurait se soustraire au jugement. Il faut supposer une activité synthétique en chaque grain de sable. Chaque pousse rassemble, prend ensemble des éléments, se fraie un chemin… On aura donc compris que le concept n’est pas une entité abstraite, mais traduit une espèce de syllogisme qui se trouve déjà inscrit dans le déploiement/déboîtement de choses concrètes, enchaînées aux prédicats les plus lointains, les plus fous. Et ce, même quand il s’agit de leur forme apparemment la plus mécanique. L’objet, tout objet est le lieu d’un agencement, d’une composition qui inclut des éléments très distants et qui, d’une certaine façon, vont d’abord le détériorer ou l’exclure : « l’objet est l’unité d’éléments différents (…) un agrégat » fait de « rapports extérieurs327 ». Une extériorité, ouverte par des tiraillements étrangers, des forces contraires qui doivent bien être niées dans l’objet pour « [entrer] en lui-même et [acquérir] ainsi son indépendance. Cela produit une unité négative, un centre, un sujet328 ». À savoir, une espèce de subjectivité objective réalisée par un repliement sur soi de la chose. C’est pourquoi Hegel va envisager la chose d’abord du point de vue du mécanisme, puis très rapidement passera au chimisme aboutissant au vitalisme. Une telle progression constitue l’originalité de sa philosophie vivante, et portera l’hégélianisme vers sa gloire. Il y sera question en effet d’une philosophie de la nature autant que de l’esprit. La nature n’est pas moins synthétique que l’esprit : deux ailes dont la jointure est assumée par la Logique, elle qui se nichera dans cette intersection pour saisir l’Absolu… Un tel hégélianisme, on le retrouve non seulement en philosophie, il court tout autant le long des œuvres de la SF pour des raisons similaires. À commencer d’ailleurs par les livres de Wilson, lui qui invoque le nom du philosophe allemand. Nous en avons déjà abordé quelques-uns précédemment. Nous retiendrons pour cette séquence un roman exemplaire portant le titre de Bios. Beaucoup d’auteurs de science- fiction recourent parfois à l’exigence d’une forme de darwinisme supérieur, habité par une Idée vitale, celle de la lutte féroce pour la poursuite de l’existence. C’est particulièrement le cas du roman de Greg Bear, L’Échelle de Darwin 329. Mais nul autre roman que celui de Wilson n’atteindra la forme libre et sauvage de la vie, de son concept réel. C’est la notion qui se trouve ainsi déployée dans l’aventure hégélienne de Bios 330. De quoi s’agit-il ? Comment entrer sous ce récit qui fait de la vie une fissure, un danger terrible, un écart à traverser ? Il faut reconnaître évidemment des préalables à une telle aventure vitale et toujours un peu virale sur ses bords. Solaris, roman de Stanislas Lem, avait en effet déjà abordé une telle rencontre avec l’étrange331. Peut-on assimiler l’autre ? Et l’autre se laissera-t-il assimiler ? Il existe du reste plusieurs adaptations cinématographiques de cette question, qui l’ont rendue célèbre. Y règne pour le moins une forte atmosphère de mystère. « Inquiétante étrangeté », « dépaysement », « ambiance lourde » qui pèse sur une station spatiale close. Comment entrer dans ce qui est fermé plus solidement que Troie ? Quelle Hélène y parviendra ? On dirait une inclusion de prédicats exclusifs, disjonctifs. Quelque chose d’absolument autre, un événement altérant qui constitue comme un bug dans la mémoire, dans le récit et autour duquel va se nouer l’intrigue. Il s’agit d’une espèce de vortex psychique ou de tache aveugle qui s’instille dans la narration. Les personnages de cette aventure, très psychédéliques, sont d’une certaine manière visités par des souvenirs. Ces « images-souvenirs » se réalisent en chair et en os ! Ce sont les femmes, irrésistibles : clones idéatifs, mémoriels, des échos du passé qui ressuscitent la compagne du professeur Kris Kelvin, personnage fascinant. Elle se nomme Harey et revient en être autonome, belle et amoureuse. Cette incarnation d’un souvenir, d’un simulacre qui pense par lui-même et vaut comme une chose vivante, réelle, une « personne » dont la vie renaît, s’origine autour d’une forme miraculeuse, impossible et désespérante. Comment expliquer que revienne la femme que Kelvin a tant aimée ? D’où surgit-elle, et quel cheval de Troie peut en rendre le passage possible ? Sa réalité, troublante certes, ne peut être le fruit du hasard. Elle est forcément le produit de la rencontre insolite avec Solaris, planète autour de laquelle orbite leur station spatiale, et qui cherche à éliminer peut-être ainsi tout intrus qui passe à son voisinage. Un écho venu de l’océan qui nimbe Solaris, produisant ainsi un miroir, un rêve réel, actualisé, une forme de syllogisme mortifère, négatif, qui supprimera finalement les explorateurs. Il les conduit au suicide, ramenant avec eux la charge de tous les problèmes ayant infecté déjà leur passé, Harey s’étant en effet donné la mort il y a longtemps, rappelant des vicissitudes impossibles à gommer, même par la reprise, la répétition d’une nouvelle vie. Comment unifier de telles contradictions, des êtres si contradictoires sans se supprimer soi-même ? Le roman de Lem a de quoi fasciner. Il est porté par un drame psychologique, des versions contradictoires qui entraînent les sujets à se démembrer par la mort qu’ils portent en eux-mêmes, pour ainsi dire sous leurs murs, intra muros. Une forme de compulsion à la répétition. Et il suffit d’un souvenir pour en réactiver la part virale. Mais dans ce passionnant démembrement, Lem ne parvient pas à se placer cependant sur le même terrain que Bios, beaucoup plus matérialiste. Il s’agit d’une autre forme de répétition. D’une mémoire de la matière elle-même. Bios est un ouvrage extraordinaire. Il relate la conquête d’un monde absolument hostile, pourtant verdoyant, mais dont la moindre molécule représente un danger pour des êtres non acclimatés aux conditions de vie qui règnent sur la planète Isis. Une contrée extrême qu’on retrouve du reste dans le film Avatar qui en atténue considérablement la menace332. Berceau d’une vie fondamentalement différente de la nôtre, Isis accueille une équipe de scientifiques qui y installe une station de survie. Il s’agit d’un complexe de laboratoires hermétiques, avec toutes les dépendances nécessaires au développement de la nourriture, au retraitement des déchets. Un travail considérable capable de réaliser une autarcie absolue, de vivre sans s’exposer aux menaces de cette terre hostile. Vivre sur Isis réclame en tout cas un système parfaitement étanche. Même les tamis les plus sophistiqués, les filtrations les plus fines, exposent les souris ou autres cobayes à une mort certaine, brutalement, quand ce n’est pas au bout d’un temps plus ou moins long en fonction de la qualité des filtres utilisés. Chaque sortie de la station implique, pour le retour, que « l’atmosphère d’Isis fût évacuée et remplacée par de l’air stérile issu des piles d’échange, puis [que] la zone fût assainie trois fois, d’abord par des aérosols stérilisants, puis par des ultraviolets et enfin par la chaleur radiante333 ». Et il faut sans cesser lutter contre la végétation envahissante et des micro-organismes corrodant les joints réputés inusables. Se constitue en quelque sorte une bulle stérilisée. On peut dire alors que, dans un tel complexe, dans un tel site parfaitement maîtrisé, il fallait atténuer ce qui est différent. On se rappellera à cet égard le principe hégélien : « les différences ont disparu dans l’objet et elles se trouvent en lui à l’état d’indifférence ». Tout a été scrupuleusement mis entre des parenthèses en acier, paralysé, stabilisé, équilibré au sein d’une « totalité » parfaite, close sur son enceinte. Ce serait là l’idéal même d’une cité hégélienne, cité dont le cercle, dont le syllogisme parfaitement réussi accoucherait d’un système bien achevé, fermé sur sa frontière, le fini et l’infini trouvant un seuil, un équilibre sur lequel stabiliser l’affrontement. Mais une telle barrière de protection pour isoler la différence est-elle assurée de réussir, de se maintenir en l’état ? N’est-ce pas là l’illusion qui vise à croire que le mécanisme pourra triompher de l’exubérance de la vie ? Le récit va s’organiser alors, dans la fente d’une telle question, « au bord vertigineux des profondeurs abyssales334 ». Tout se centralise autour d’une fissure inévitable, d’une corrosion de la belle indifférence sanitaire, scrupuleusement entretenue. Une porosité des barrières de protection peut réactiver soudainement des différences insoupçonnées laissant émerger, dans la chose, le démembrement, l’hétérogénéité radicale impossible finalement à contenir, à cercler sans laisser passer quelque part une lésion inaperçue, un écart, une faille mortelle, ou encore « la contradiction absolue de plusieurs existences335 » pour parler avec Hegel. La corruption guette. L’accident est de règle. Les virus menacent. Et il ne s’agit pas seulement ici de l’autre, comme ce sera le cas d’Alien qui devait sans doute reprendre le roman de Van Vogt, La Faune de l’espace 336. Van Vogt s’était en effet déjà confronté à un adversaire impossible à rejeter, qui certes vient du dehors mais qui va parasiter de l’intérieur le système qui cherche à l’éliminer. Il s’est installé par son récit sur une frontière, celle de l’immunité. Une rétro-immunité depuis laquelle la négation de l’autre devient instable, comme si l’adversaire se nourrissait des armes qu’on lui oppose, vivant de la négation, l’affûtant et la rejetant sur ses victimes en se servant de leurs propres défenses. Et dans Bios, il s’agit d’une lutte bien plus intime encore qui affecte la station artificielle établie par des moyens robotiques très performants, des préservatifs de plus en plus sophistiqués. Pour se prémunir sans doute d’une réelle rencontre de l’autre, refusant la mixité, la fusion avec l’Absolu. Mais c’est peut-être un Dieu qui aura finalement raison d’une telle résistance et qui viendra perforer le monde profane de la mécanique, la prudence de la station, sa méfiance et son rejet en introduisant, dans ce vide sanitaire, les traces sacrées de la vie. Ce laboratoire, conçu sur Isis, réalise en effet une forme d’intériorité absolue. Rien normalement ne saurait s’y introduire. Une circulation est pourtant requise, une ouverture à l’être qui en justifie la conception. En effet, dans cette unité parfaitement étanche, dans cette « monade337 », il est prévu d’aménager des sas afin que Zoé Fisher, missionnée pour explorer Isis, puisse sortir et circuler vers un monde si hostile, mais avec le risque d’introduire, au sein d’un ensemble hermétiquement fermé sur ses portes, le vertige du dehors. Aucun sas ne peut être parfait. Il s’agit donc en cela d’un risque majeur. Le récit de Wilson s’expose, nous expose à un monde radicalement autre. Le nœud de l’intrigue est ici celui qui vient renouer avec « l’autre », sans cesse contourné, maîtrisé, subissant dès lors de perpétuelles contingences qui viennent affecter la clôture sanitaire du lieu. Entrent alors en jeu « des forces immenses, impersonnelles, hégéliennes 338 ». Vous avez bien lu, c’est Hegel lui-même qui s’invite sous la plume de Wilson pour qualifier l’horreur, l’inquiétude du négatif, lui qui va tout corrompre, ronger le bel édifice de l’intérieur… Le livre de Wilson est une tragédie qui dépasse les réquisits de la personne, fermée sur elle-même, retranchée derrière la protection de l’uni/forme, de la combinaison garantissant la survie de l’individu et sa manière mesquine de lutter pour la vie. Zoé Fisher dépasse de telles considérations. Elle monte finalement au front d’un danger supérieur. Elle va donner son corps à Isis, lui laisser ses entrailles, ses neurones, ses cellules qui vont s’introduire dans la mémoire de la planète, de sa biosphère : « Isis l’aimait et ne la laissera pas partir. Zoé, l’essence de Zoé pouvait durer indéfiniment dans la matrice [anthropophage] de la biosphère isinienne. C’est ainsi qu’Isis lui parlait, par des entités virales qui se glissaient dans son système nerveux et transformaient ses neurones terrestres en cellules isiniennes flambant neuves. Qui la tuaient, mais se souvenaient d’elle339. » Son sacrifice ne sera pas vain. Sa mort sera sauvée. D’autres hommes pourraient ainsi venir sur Isis dans le futur, quand sa génétique sera digérée. Elle sera intériorisée, mémorisée par l’absolu. Mais avant que ce syllogisme réussisse, que le partage de la vie ait lieu à travers une évolution séculaire, à travers les entrailles assimilées de Zoé pour donner à Isis l’occasion de s’acclimater à sa mémoire génétique, ce sera la maladie, l’infection, la bataille qui feront rage. Bios est le livre de cette confrontation absolue. La confrontation est effectivement au centre des préoccupations que Bios, le roman de Wilson, met en intrigue. Mais cette confrontation est mal acceptée par les terriens, au niveau individuel de leur survie (comme cela va de soi pour chaque être qui veille à sa propre conservation). Ces derniers ne voient naturellement que la sécurité de leur personne, et on les comprend bien. Sur le plan de l’intérêt individuel, règne la nécessité d’affronter l’altérité, d’accueillir l’altération pour la domestiquer autant que possible. Mais en douceur. Il faut la rendre compatible avec un système autonome qui doit filtrer certains éléments chimiques venus du dehors. La tâche constante, si difficile, sera de retraiter, de conditionner les apports du monde extérieur, en sorte d’annuler les altérations. Au point que « les différences auront disparu dans l’objet ». Or, ce monde objectif qu’édifie la station conçue sur Isis, malgré tous les efforts consentis, n’est finalement autonome qu’en apparence. Rien en elle ne peut en rester à un « être immédiat » puisqu’elle aura besoin de la « médiation » d’un tas d’éléments qui proviennent du dehors. L’identité totale, réalisée par cette cité artificielle, est donc très relative. Son absolue autonomie se voit menacée de dissolution. L’absolvant rencontre les dissolvants. Tel est le constat de toute l’œuvre de Wilson. Aussi, dans une aventure si extrême, Hegel sera- t-il mis à l’épreuve de son hégélianisme le long d’une faille qui rapporte instamment le même à l’autre, le dedans au dehors, l’absolu au dissolu. Hegel avait en effet toujours douté de la capacité monadique d’un système. La monade est le concept même de l’enceinte. Leibniz invente ce mot pour remplacer l’idée d’atome. La monade, c’est disons un atome vivant, fondé sur l’immunité. Elle ne s’ouvre sur le monde que par des échanges dynamiques. Elle est une cellule infiniment petite mais constitue néanmoins une espèce de coupole, de dôme, de chambre étanche, sans trouée sur le dehors. La « monade », qui abrite un ensemble clos, peut se laisser comparer à des formes macroscopiques comme la station développée sur Isis, elle qui fait preuve d’une étanchéité, d’une forme d’intériorité dont chaque « partie » sera harmonique, parfaitement soudée à l’autre dans une entente parfaite. Mais une telle rétraction derrière une enceinte supprimant les médiations, une telle immunisation vis-à-vis des souches virales ne sont à la portée d’aucun laboratoire. Elles sont techniquement impossibles dans un réel dont nous savons qu’il se nourrit de la fuite, de l’échange, du passage des frontières. L’absolu, parfaitement homogène, n’est qu’un idéal qui ne peut rendre compte du Concept réel, lequel reste toujours exposé, obligé de « faire avec autre chose ». Il se heurte à une altérité qui s’impose à lui du dehors, loin par conséquent de l’idéalisme de Leibniz ou celui de Fichte, auxquels Hegel va se mesurer en rédigeant la Logique 340. Et, dans cette voie de l’hégélianisme, Bios apparaît selon bien des aspects comme le roman de l’absolu soumis à la dégradation, au mal qui le ronge, à la négation qui en constitue le moteur tout autant que le calvaire. Tout dans cette station spatiale part à la dérive, se met à virer dangereusement en son contraire : « l’ennemi, c’était la négligence, l’ignorance, ou bien l’imprévu341 ». La contingence est sans conteste une part essentielle dans l’élaboration de tout système qui doit compter avec elle. « Le système parfait n’existait pas (…) les systèmes étaient imparfaits, ou imparfaitement adaptés à la biosphère isienne342. » Nous sommes toujours d’une certaine manière stabilisés sur une ligne d’affrontement, « une zone de combats343 ». Et la station établie sur Isis ne pouvait ressembler à rien d’autre qu’à « une bulle de lumière jaune dans une obscurité sans lune, au milieu des espaces vacants » avec « dans toute cette immensité bleue, la mort encore344 ». L’accident minimal dans de telles conditions est inévitable. Confrontés aux chocs du dehors, à la différence qui cherche à reprendre ses droits, à s’infiltrer dans l’espace pacifié du « même », de « l’identique », rien ni personne ne peuvent demeurer tranquilles : « nous ne sommes plus ce que nous étions345 », tel est le constat. L’inquiétude constitue la règle. Les joints les plus parfaits de la station établie dans la sécurité de ces filtres se voient remplacés, mais le rythme des menaces s’intensifie et la végétation, les micro-organismes s’associent pour en venir à bout, les manger et les corrompre. La perforation est à l’œuvre et menace l’équilibre de la monade. De part et d’autre de cette frontière, « la vie regardait la vie346 », la vie entrait en contact avec la vie dans un effondrement de toute barrière sanitaire. Civiliser l’univers avait supposé « l’établissement de divisions, de murs et de barrières qui divisaient le chaos de la nature en cellules organisées d’imagination humaine. Il suffit que la jungle envahisse le jardin pour que la raison soit réduite à néant (…). La tragédie d’Isis était celle des murs rendus vains347 ». Les découpages abstraits n’ont aucune chance de tenir tête à la vie. Aucune cellule, aucune intériorité ne sont jamais abouties, et l’identité de notre immunité n’est qu’un mythe. Seules règnent la différence la plus négative, l’inclusion de l’exclusif qui obtient raison de tout système. Aucun prédicat n’est innocent. Il porte avec lui une association rebelle. Une différence qui s’introduit au sein du sujet pour abattre les cloisons centrales de l’entendement, les mécanismes d’isolation sur lesquels s’appuient et se crispent la stabilité, le refus de l’altérité. On est déjà par là conduit au ras de l’obstination à être, au ras de l’inertie, dans quelque chose de plus dynamique. C’est que « les rapports mécaniques sont les rapports les plus abstraits et ils ne s’appliquent qu’à la matière élémentaire qui n’est pas encore développée (…). Les phénomènes physiques proprement dits, la lumière, la chaleur, le magnétisme, l’électricité, etc., ne sont plus de simples phénomènes mécaniques348 ». On entre ainsi dans le chimisme et le vitalisme. Et Zoé mieux que Bios va comprendre qu’elle doit livrer son corps à la nature d’Isis pour que cette dernière prenne le temps d’en intégrer le Concept, de connaître ou reconnaître chaque fragment de cette vie si différente de la sienne. Il faut bien qu’Isis annule, suivant les siècles de l’évolution à venir, l’immunité de chaque membre introduit subrepticement dans sa nature. Une nature qui en assimile progressivement les codes, les cryptogrammes, selon une synthèse chimique chargée de promesses, portée par un syllogisme à venir. Zoé va mourir. Et le problème de Zoé, comme de Wilson qui en fait la formule de son œuvre, pourrait bien être celui-ci : « comment construire une vie sous la menace de l’extinction349 ? » La science- fiction est le royaume du négatif parce qu’elle part dans des contrées nocturnes dont chaque poussière est hostile à la survie. Elle emmène, de la Terre, ses virus et maladies. Elle exporte elle aussi et hors de la Terre des formes de vie qui ne sont pas compatibles avec les quelques éléments de ce monde étrange. Elle est le récit de l’inquiétude absolue, hégélienne en son essence. Mais Zoé comprend ici ce que l’extinction, la négation engendrent comme restes, reliques et reliquats. Elle comprend qu’elle laisse ainsi au cryptage de sa génétique la possibilité d’être lu et d’entrer dans la composition si incompossible d’Isis. Elle comprend ce que ses compagnons n’avaient pas saisi. Menace pour Isis, il lui faut maintenant léguer son matériel génétique pour une intégration future de l’espèce humaine sur ce sol foisonnant. Rien ne sert de se barricader derrière les murs. Il fallait sortir de la station inutile dans un sacrifice qui n’est qu’une mort partielle. Il fallait la mort, sa mort, mais en mourant Zoé laisse sa formule entrer dans la langue d’Isis, dans sa logique pour une éternité inscrite à même la mémoire de la nature, de la nature naturante. Spinoza avait pensé une éternité comparable. Hegel la parachève. Et les récits de la science-fiction affrontent forcément cette nouvelle monadologie, ouverte, libérée de l’harmonie, de la compossibilité génétique350. La station spatiale, établie sur Isis, ne pouvait en effet tenir sa forteresse contre une force vitale si autre. Ni tenir aucune promesse pour les générations à venir. Là, dans cette atmosphère viciée, les murs de l’entendement, les calculs de survie n’étaient fondés que sur des différences indifférentes ; à savoir l’installation d’un ordre qui tenait à se perpétuer toujours de la même manière, derrière des enceintes. C’est à une tout autre logique que Hegel souhaite apporter sa pierre de touche, une pierre de touche mobile, variable, capable de muter avec les conditions dans lesquelles elle est accueillie. 79. Ibid., p. 304. 80. Ibid., p. 307. 81. Greg Bear, L’Échelle de Darwin, Le Livre de Poche, 2005. Mais encore Darwinia, livre de Robert Charles Wilson, Folio SF, 2003. 82. Robert Charles Wilson, Bios, 1999, Folio SF, n° 80, 2001. 83. Stanislas Lem, Solaris, 1961, Folio SF, n° 92, 2002. 84. Avatar, film de James Cameron sorti en 2009. 85. Bios, p. 43. 86. Bios, p. 25. 87. Logique, p. 299. 88. Van Vogt, La Faune de l’espace (1939), J’ai lu, n° 392, 1971. 89. Hegel tente de cerner sur le plan philosophique l’unité de telles monades : « L’absolu est l’objet, s’applique spécialement à la monade de Leibniz qui est un objet doué de la faculté de se représenter l’univers » et où « rien ne vient du dehors », Logique, p. 300-301. 90. Bios, p. 112. 91. Ibid., p. 298. 92. Cf. Logique, p. 300, pour le rapport à la monade. 93. Bios, p. 113. 94. Ibid., p. 150. 95. Ibid., p. 114. 96. Ibid., p. 115. 97. Ibid., p. 120. 98. Ibid., p. 213. 99. Ibid., p. 246. 100. Logique, p. 305, note 1. 101. Robert Charles Wilson, Spin, Folio SF, n° 362, p. 77. 102. Hegel est en constante discussion avec la monadologie leibnizienne, cf. notamment Logique, p. 310-315, note 1. Mais il faut bien reconnaître que c’est Deleuze qui aura été le plus loin vers l’idée d’une nouvelle monadologie, dans Le Pli, Minuit, 1988, et nous avons nous-même abondé en ce sens dans L’Image virtuelle, Kimé, 1996. LA VIE Par sa mort sur Isis, Zoé livre donc son corps à l’assimilation de sa formule, de son immunité. Elle s’intègre ainsi dans une chaîne de vivants autrement constitués, leur léguant son patrimoine vital, se laissant assimiler par un syllogisme supérieur. D’autres vivants que l’homme vont évidemment connaître des synthèses aussi disjonctives que celles requises sur Isis. Ils auront à affronter des syllogismes extrêmes aux prédicats fortement démembrés, apparemment exclusifs. Et c’est précisément pour les avoir imaginés que l’œuvre de Vernor Vinge s’inscrit au firmament de la science- fiction. Il nous faut alors nous mesurer à cette nouvelle osmose de corps si différents pour entrer dans le royaume de l’esprit matériel. Il nous faut lire, ce faisant, Un Feu sur l’abîme qui confère à Vinge le prestigieux prix Hugo351. Il s’agit d’un livre qui compose des corps hétérogènes, indépendants du point de vue organique. C’est la logique seule qui les articule. On aura affaire ainsi à des formes de synthèses trans-organiques, synthèses qui rappellent fortement Deleuze dans l’agencement de leurs membres disparates, et dont la multiplicité sera plus sauvage, plus libre que celle de Hegel. Il s’agit, un peu comme pour des figures militaires, d’un composé de plusieurs corps groupés entre eux de façon souple. Et un tel arrangement, un tel « corps sans organes » ne sont pas cependant sans rappeler cet agencement que Hegel réussit en en appelant à un syllogisme supérieur que ne connaissait pas la logique classique, et qu’il nommera « le chimisme ». Une faculté de « s’agréger avec d’autres objets » est alors requise, mais de telle sorte « qu’elle n’est pas une unité qui exclut toute autre unité352 ». Du moins faut-il entendre en cela que le prédicat le plus extérieur fait l’objet d’une inclusion. Et cette faculté nous entraîne de plein front dans la lecture du livre de Vinge, assez extraordinaire, il faut bien le reconnaître. Le texte de Vinge est fort surprenant au départ. Il excède tout entendement, nous fait glisser vers des raisons étrangères au cloisonnement d’un corps. Au départ nous sentons quelque chose d’étrange, mais rien ne nous dit encore avoir affaire à des assemblages de différences, à des meutes. À la lecture, nous évoluons progressivement vers un plan de composition chimique qui s’exprime entre plusieurs corps, au milieu d’eux, comme s’ils fonctionnaient par grappes, par groupes de plusieurs. « Ils se déplaçaient toujours par petits groupes, rarement plus de six. Au sein d’une même meute, ils se frôlaient et coopéraient avec grâce et habilité. Mais [on] ne voyait jamais deux groupes se rapprocher à plus de dix mètres l’un de l’autre. Vus de loin, les membres de chaque meute semblaient vraiment faire corps, et [on] avait l’impression de voir avancer des monstres aux membres multiples qui prenaient bien soin de se maintenir à bonne distance [des autres meutes]. La conclusion s’imposait maintenant avec force : Un seul cerveau par meute 353. » Deleuze est évidemment plus enclin à nous rendre sensibles à de telles meutes, notamment par la rédaction de Mille Plateaux auquel collabore Félix Guattari, son complice, comme pour réaliser un corpus à plusieurs354. Mais c’est Hegel qui nous explique déjà avec beaucoup d’entrain cette composition de rapports, la fusion qui associe toute chose à d’autres, étrangères et éloignées. Et c’est le Concept, la création d’un concept qui réalise une forme d’expression survolant les différences, associant les individus réunis dans cette multiplicité, dans cette neutralisation des extrêmes les plus tendus (« das neutrale seiner gespannten Extreme 355 »). Extrêmes en effet, au point de rendre l’identité problématique : « une meute de cinq entra (…) mais tellement disparate ! Un membre était si vieux que les autres devaient l’aider à marcher. Deux étaient à peine sortis de la très jeune enfance, le premier bavant continuellement. Le membre le plus massif avait la cornée entièrement blanche356 ». D’où la difficile stabilité d’un tel agencement dont les membres se renouvelaient, remplaçaient ceux qui sont morts, donnant une vie plus longue à l’ensemble, calculée ici en plusieurs centaines d’années… Il faut, en tout cas, supposer que la « notion » a la vie plus dure que ses composantes. Elle survit aux membres disparates qui la constituent, comme les cellules qui se régénèrent tout en laissant indemne l’identité de celui qu’elles composent. Le concept qui est « la notion, l’universel concret, rentre par l’intermédiaire des différents objets particuliers dans l’individuel, et dans ce produit il ne fait que rentrer en lui-même357 ». Voici une étrange unité à plusieurs qui est chimique. Pour consister dans l’individuel, pour s’individuer, la notion a besoin des éléments. Elle aboutit à un individu, composé de particules hétérogènes, lui-même articulé à d’autres individus dont l’éloignement peut être extrême. Plus que d’un syllogisme, il s’agira ici d’un oxymore vital. « Le chimisme présuppose, en tant que rapport réfléchi des objets et, à côté de la différence de leur nature, leur indépendance immédiate358. » On voit se constituer par là une forme de tension en même temps qu’un arc, un passage qui réussit une synthèse de membres disparates. Cet événement advient dans le « produit » neutre ainsi obtenu, neutre jusqu’à un certain point et à une certaine échelle, mais actif encore en ses composés qui peuvent retrouver leur indépendance lorsqu’on les chauffe ou qu’ils s’évaporent pour former des combinaisons nouvelles. Telle est, en effet, l’eau dans la nature359. Un composé très unifié en lequel se neutralisent l’hydrogène et l’oxygène mais qui, sous d’autres conditions extrêmes, les libère à nouveau par dialyse ou évaporation. Tout en se rattrapant par l’autre bout, intégrant depuis l’océan de nouvelles particules élémentaires réunies par condensation, par la pluie retombée. Ce qui se trouve posé au fond de ce processus, de ce mouvement de composition et de décomposition, c’est la vie, dont les finalités se rendent autonomes vis-à-vis des éléments de base. Des éléments qui se trouvent associés et « préhendés » par tel ou tel corps. La vie capture. Elle appelle une arabesque, avide de brassages insoupçonnés, fort d’un but qui lui est propre360. Elle n’est pas simplement faite d’éléments comme une maison de briques. Elle les remplace, leur survit comme une forme vient parasiter la matière et se transforme. En elle se produit une succession insistante, une relève pour prendre le mot de Hegel (Aufhebung), comme cela se dit d’« une relève de garde ». La relève est un mouvement qui dépasse la seule immédiateté, le seul décompte de ce qui est. L’inventaire des cellules n’est rien. Tout tient à leur remplacement. À ce qui est là, s’adjoint forcément la relève des membres morts, une myriade, un peuple de particules avec une histoire. C’est de cette façon que se produit le développement d’une essence qui s’empare de l’être au travers d’un concept. Par conséquent d’une finalité autonome, d’un nouveau genre d’existence plus conquérant, plus haut dans sa formulation, dans son algèbre pour reprendre l’expression d’Iain M. Bank361. On retrouve dans le livre de Vinge une problématique comparable. On y voit des membres jeunes, d’autres très vieux, entrer dans la même composition de rapports. Et dans cet agencement, dans ce réseau les êtres meurent, remplacés par de nouveaux individus au fur et à mesure, prolongeant la forme de la meute bien au-delà du temps organique. Au lieu de se contenter du peuple de cellules qui façonne un corps, Vinge s’intéresse aux corps déjà organisés pour les faire entrer dans de nouveaux composés, dans de nouvelles formes d’expression, comme pour une figure de danse qui convoque plusieurs danseurs. Alors la vie tend non plus seulement vers l’individuation chimique, mais sans doute déjà vers l’individuation figurative de l’Idée, de quelque chose qui réunit les organismes dans des sociétés et des politiques qui font l’objet des romans tout à fait sidérants de Vernor Vinge. Ce n’est donc pas seulement dans des meutes physiologiques que Vinge semble trouver les synthèses disjonctives, les unités distributives, les multiplicités les plus intéressantes. Au-dessus des cellules moléculaires, au-dessus des corps (ainsi formés comme des entités plus larges que les molécules qui leur servent de briques), Vinge va poursuivre la composition des rapports, s’élever vers des figures collectives, des esprits, des Idées au cours plus ample encore. Le problème du chimisme est que les deux extrêmes s’annulent dans le produit obtenu et se trouvent neutralisés en tant que forces, perdant ainsi leur nature primitive, atteinte par une finité irrémissible. Le chimisme trop souvent, comme les acides et bases, annule les tensions vitales, les différences qu’il faudrait plutôt conserver, garder intactes par le désir, la puissance, le conatus qui les destine à d’autres compositions. L’Idée pour Hegel est justement capable d’une endurance qui dépasse la contingence initiale. Elle aussi réalise des associations, des figures encore plus durables, plus intéressantes que les corps qui se composent et se recomposent, étonnamment bonifiés, capables de remplacer des membres défunts pour perdurer au-delà de toute raison. Certes une société n’est pas autre chose qu’une relève, mais cette dernière ne peut s’envisager que par l’existence du Concept qu’elle réalise362. Au lieu de s’annuler dans l’ajointement des hétérogènes, au lieu d’égaliser les opposés, l’Idée au contraire survit dans et par cette concrescence. Elle reste active au sein du produit réunissant les opposés. Elle est le but poursuivi par toute vie qui manifeste « une tendance à persévérer dans son être », comme dirait Spinoza. Et ce n’est pas pour rien que Hegel aborde cette finalité par le biais du désir susceptible de se prolonger et s’étendre au-delà du moment de la satisfaction363. Prolongation, subsistance, perexistence, autant de synonymes pour dire ce qui, du temps, cherche à s’en libérer, à entrer dans une forme de décrochage durable, en vertu de sa puissance. L’Idée parvient, tant bien que mal, à surnager, à s’élever au-dessus du fini. Elle le fait en tant que « puissance », en tant que libre existence, sans que les différences et les tensions meurent en elle. Et c’est là l’objet d’une éternité, d’une infinitisation qui constitue le sujet d’un autre roman fleuve de Vernor Vinge, également primé par le prix Hugo, Au Tréfonds du ciel, qu’il dédicace à Poul Anderson et dont nous reparlerons bientôt. Là aussi, il s’agit d’une espèce d’individuation à plusieurs, tissée non plus entre les hommes mais entre des espèces d’araignées dont la pensée réussit à former des groupes, des sociétés vitales sous un système solaire qui, en vérité, connaît des hivers séculaires, placés hors du temps, avec des phases d’hibernation extrêmement longues auxquelles il faut survivre en tant que mémoire et Idée. Comment une association, un groupement interindividuel peuvent-ils persister malgré un sommeil de plusieurs siècles ? Telle est la question terrible de ce roman qui tend de plus en plus à se dépasser vers une forme d’éternité générée par le temps, dans le temps lui-même comme sa coupe intemporelle. Hors du temps dans le temps ou à partir du temps, entre ses intermittences, ses plages de vacuité. Une autre temporalité dans le temps, logicielle, informatique… Une espèce d’intemporalité temporelle… Et ce faisant, on sent dans un tel problème la résonance d’un sursaut hégélien, d’un accent que le philosophe pose au cœur de sa « logique ». Alors, depuis une forme vitale dont le but est la conservation et la persistance, comment ne pas passer à la pensée qui s’en arrache et réussit des combinaisons nouvelles ? « Par là l’Idée de la vie s’affranchit non seulement de quelques individualités immédiates, mais de cette première forme immédiate, et elle entre en possession d’elle-même, de sa plus haute réalité, en se produisant comme genre qui existe pour soi dans sa liberté364. » Et cette libération par computation pénètre dans un nouveau royaume, le royaume de la présence infinie, celui d’une pérennité inconditionnelle. Il nous reste donc à bien comprendre ce mouvement de l’Idée, elle qui subsiste par-delà la mort de l’être vivant individuel qui l’a enclenchée. Il nous reste à l’anticiper par une forme d’exploration, un principe d’espérance qu’Ernst Bloch devait appeler « une utopie concrète » pour l’opposer aux abstractions simplement imaginaires365. La Logique trouvera sans doute, par le biais de cette réécriture « uchronique », sa station, sa concrétude, rêvées grâce aux prolongements risqués de la science-fiction. 103. Vernor Vinge, Un Feu sur l’abîme (1992), Robert Laffont, 1994, Le Livre de Poche, n° 7208, 1998. 104. Logique, p. 311, note 1. « Cela fait qu’ils (les objets) peuvent être indifféremment unis ou séparés, et qu’ils sont aptes à rentrer dans tout rapport, dans toute combinaison et dans tout arrangement. » 105. Un Feu sur l’abîme, op. cit., p. 171. 106. Deleuze/Guattari, Mille Plateaux, Minuit, 1980. 107. Logique, p. 315. 108. Un Feu sur l’abîme, op. cit., p. 152-153. 109. Logique, p. 316. 110. Ibid., p. 317. 111. L’exemple de l’eau est développé p. 319, note 3. 112. Chose que Hegel qualifie de « ruse de la raison » qui « soumet l’objet à sa puissance » placée au-dessus de l’intérêt individuel ou élémentaire. L’expression est donnée en p. 330 de la Logique. 113. I. M. Bank, L’Algébriste (2004), Bragelonne/L’Ombre, 2006. 114. Gabriel Tarde, auquel Deleuze sera le seul à être attentif, est très proche de cette sociologie monadologique. Mais il est aussi l’auteur d’un des premiers récits de science-fiction, Fragment d’histoire future, un rêve de contingences réussies, de compositions infinitésimales, postface de H. G. Wells. Cette attention de H. G. Wells en fait le père de la SF. 115. Logique, p. 323. 116. Logique, p. 356-357. 117. Ernst Bloch, Rêve diurne, station debout et utopie concrète, éditions Lignes, 2016. DE LA MATIÈRE À L’IDÉE Science-fiction et Logique, qu’on s’en accommode ou qu’on le déplore, sont toutes deux animées par un désir réel, concret : un désir de « sur-vie » qui forme le parcours le plus riche de la littérature en même temps que de la philosophie. Il appartient à Vinge de le montrer encore, et on aurait attendu avec plaisir la possibilité de rencontrer le nom de Hegel à même son texte, comme ce fut le cas de Mitchell ou encore, plus près de nous, de Wilson. Mais la fiction se doit plutôt de célébrer d’autres personnages, plus incroyables en ténacité. Nul doute cependant qu’on y rencontrera Hegel sous les traits d’un homme, dénommé Larson, dont l’identité endure la mort en refusant l’éternité qu’on lui promet seulement par des procédés chimiques, lui préférant la survivance atteinte par le Concept. Pham, quant à lui, dans un dialogue central du livre, se contente de zapper le réel entre des milliers d’années, en embarquant dans une bulle temporelle. Un régime d’entre-temps, de zapping hallucinant, de cuisine chimique et pharmaceutique. Pham pourra, ce faisant prétendre de manière finalement illusoire qu’il forme une coupe dans le temps, une coupe pour ainsi dire placée hors du temps : « J’ai vécu cent vingt-sept ans, sommeil cryostatique non compris, bien entendu366. » Or, c’est dans ce « bien entendu » que se niche un problème redoutable. Ce sont ces phases de sommeil, non prises en compte dans son âge civil, ces phases « zappant les mondes », qui constituent des sauts d’une tranche temporelle à une autre. Ce sont des intermittences, des collapsus qui jettent autant de ponts quasi hors du temps367. Le tout se joue dans un caisson de protection qui permet au corps de fonctionner comme dans un cercueil, en état de mort clinique. Mais comme le sait également Hegel, il faut une continuité : « le phénomène chimique ne donne qu’un produit neutre, et lorsqu’il cesse, il ne saurait se recommencer ou se rallumer368 ». Comment en effet se réveiller après une telle neutralisation, une telle absence ? Où trouver la flamme ? Pham est un écumeur de la durée qui va de vague en vague, de sommet en sommet, chaque pic temporel étant placé à des années- lumière l’un de l’autre. Entre les deux, règne un sommeil artificiel : « dans un millier d’années quand Larson ne serait que poussière, quand sa civilisation se serait effondrée, inévitablement, comme toutes celles basées sur une planète – d’ici mille ans donc, Pham continuerait de naviguer au milieu des étoiles (…). Je dors des décennies entières d’une étoile à l’autre. Pour nous, les civilisations comme la vôtre sont éphémères369 ». Sans doute, il nous faut concéder que toute vie est éphémère. Mais celle de Pham ne vaut guère mieux. Il s’agit d’une vie constamment refermée. Elle subit des hoquets, un régime de clignotements soumis à un interrupteur qui permet d’étaler la vie infinie pour y prélever des séquences finies. Alors « nous recueillons ce qu’il y a de mieux et lui conférons l’éternité370 ». Un recueillement qui intériorise les espaces traversés pour les contracter dans une unique mémoire. Il y a, d’un point à l’autre, une durée énorme que le sommeil cryostatique va réduire finalement à « un battement de paupières371 ». Un battement de cils résume l’espace traversé en dormant. Lui manque peut-être la continuité pour reprendre et répéter le souvenir. Celui-ci aurait pu se dissoudre dans l’oubli d’une vie anesthésiée. Une coupure qui ne nous protège pas du délire, de l’hallucination, d’une suite d’idées placées de plus en plus hors réalité. Cette espèce de flèche intemporelle, tissée entre les mondes, existe autrement. Nous pouvons la percevoir de manière plus naturelle, plus directe, la nuit. Le ciel étoilé est une image qui mêle plusieurs passés. Chaque étoile se place à une distance plus ou moins éloignée, plus ou moins profonde, avec une image issue d’un autre temps. Il s’agit d’un spectacle asynchrone. Entre les étoiles le regard balance et prend le relief de tous les temps de l’univers. Et c’est d’une façon assez précise que Wilson également devait pressentir ce tracé dans Spin, au moment où l’atmosphère se trouve éclipsée par un singulier effet de lumière : « Le ciel s’est illuminé d’une étrange lumière (…). Cela ressemblait plutôt à une série d’instantanés du ciel, des minuits consécutifs compressés en microsecondes, avec des images rémanentes s’effaçant telle la trace d’une ampoule de flash ; puis le même ciel un siècle ou un millénaire plus tard, comme les séquences d’un film surréaliste. Certaines images étaient floues d’une exposition trop longue, qui aurait transformé les étoiles et la lune en fantomatiques orbes, cercles ou cimeterres. Certaines étaient des clichés nets qui s’effaçaient rapidement (…). Le ciel pulsait au-dessus de nous comme un cœur372. » Une telle configuration se produit sous la même étincelle et s’allume quasi dans l’instant. Sur une tranche donnée, ici vue depuis la terre, dans l’articulation de ce qu’on peut qualifier de Spin viennent s’enlacer, comme sur une vis unique, des temps différents. Chose que Robert Heinlein avait prise également pour sujet de son roman très stimulant L’Âge des étoiles 373 au moment où la relativité se mêle à la simultanéité… Un instant pulsé, avec des micro-intervalles à franchir. Mais cette ouverture panoramique des temps s’étale selon une spectrographie dont en vérité Pham, pour en revenir au roman de Vinge, se trouvait démuni. C’est entre chacune de ces pulsations qu’il est placé en sommeil artificiel. Il passe de l’une à l’autre sans lien. Il ne saurait épuiser dans l’instant une telle configuration. La vitesse de son déplacement et les phases de repos lui permettent de couvrir cette carte immense comme si, dans son existence finie, il pouvait contracter l’infini. Il n’était en cela d’aucun monde, il pouvait les relier tous. À ce projet démesuré, incarné par Pham, son interlocuteur Larson peut répondre, avec autant de vérité, que ce chemin est celui de la négativité : « vous avez tout prévu d’avance dans un univers où tout meurt et où rien de positif ne s’accumule374 ». Ce que Pham entreprend, c’est une collecte qui laisse derrière elle des temps morts auxquels manquent la flamme, le pouvoir de rallumer le souvenir. À chaque sommeil, tout s’éteint. C’est une traversée stroboscopique de l’univers, d’une lumière à l’autre, avec entre leur clignotement, une nuit, un endormissement qui dure des siècles, sans véritable prolongement. Danse macabre qui passe sur les vivants en les voyant déjà sous terre, en poussière. Comme si, dans son trajet intersidéral, Pham ne pouvait qu’aspirer la mort, conserver dans le formol d’un musée les clichés qu’il aurait capturés comme autant de photographies d’un temps différent. Il raisonne par échantillons. Et, en effet, pour Pham, son avenir réside essentiellement dans le zapping : « nous avons brisé la roue de l’Histoire. Sur un millier de mondes, l’Humanité s’est battue sans trêve (…) tout ce qui peut sauver notre race, c’est le temps et la distance375 ». Se développe ici l’illusion qu’on peut fuir le temps, prendre de la distance, une distance qui est tout autant une manière de ne pas voir la vie qui passe. Raison pour laquelle Larson ne peut adhérer à cette fuite vers l’avenir qui anime le trajet de Pham, auquel il oppose de sérieuses réserves, doutant d’une telle survivance « qui briserait la roue du temps376 ». Ce doute avait déjà affecté Frank M. Robinson dans Destination ténèbres quand, dans les appartements du capitaine, à bord de l’Astron, celui-ci se contente de collecter le cadavre de ses femmes, de ses amis qui se succèdent sur plus de mille années, dans les 900 cercueils dressés à la verticale comme au fond d’un mausolée napolitain377. Entre ces souvenirs, ces reliques congelées, « je me morcelais, incapable d’intégrer en moi toutes ces facettes, de vivre cent vies distinctes en même temps378… » On a sans doute trop souvent confondu la philosophie de Hegel avec une telle remémoration, et il est possible qu’il ait longtemps hésité devant cette forme de mise en bière. Mais ce n’est certes pas de manière aussi artificielle que Hegel devait en effet affronter l’articulation du temps et de l’éternité, de la mort et de la résurrection. Hegel ne réclame, pour leur dialectique, qu’une seule vie, la sienne. Et celle du lecteur tout autant qui revisite diverses mémoires, traversées d’un désir continu. Il faut supposer un désir, une puissance de persévérer dans l’être, persévérance qui fasse du fini le réceptacle de l’infini : une poussée illimitée qui certes corrode les barrières, rompt les horizons de la finitude pour pénétrer dans un absolu toujours vivant. Le Concept, du reste, n’est pas fait de tranches discontinues. Au lieu de se satisfaire d’échantillons, il intériorise tout de façon vitale. La négativité n’a pas pour seul sens de se nier elle-même comme le serpent se mord la queue et s’anéantit entre mille éclampsies. La négativité hégélienne est inscrite dans la mutation, dans la manière dont la peau du serpent se renouvelle, se déchire au bénéfice d’une résurrection, d’une transformation incorporelle, accouchant de l’Esprit, le traînant avec lui, dans ses ondulations, dans ses spirales vivantes. C’est ainsi du moins que la Logique peut nous apparaître en visant la liberté, liberté de l’Idée parcourant, comme par des mouvements en spirale, une galaxie de sens. Que la science-fiction puisse féconder en retour la philosophie dont elle s’inspire, François Laruelle le soutenait récemment par l’idée d’une Philo-fiction, nourrie par des approches conceptuelles « non- standards » dont les concepts n’ont plus rien de corpusculaire mais se comporteraient de manière quasi quantique : une microphysique des concepts qui varient le long d’une pensée ondulatoire et particulaire379. Et la philo-fiction, envisagée sous cette tentative intéressante, cherche dans la science-fiction des parallèles mais sans vraiment entrer dans ce continent échevelé, dans cette archive de la littérature. Un seul roman de science-fiction parvient, nous semble-t-il, à une telle hauteur spéculative, même s’ils y tendent tous en un idéalisme tout droit sorti de la complexité de la matière. Un seul d’entre eux va intégrer, le long de son trajet fou, la capacité à s’organiser, passant du mécanique vers le chimique, du chimique vers la vie, de la vie vers des quanta de plus en plus ténus, noués selon des champs et des expressions qui s’en libèrent pour composer de nouveaux langages. Et c’est le récit de Poul Anderson, Tau Zéro, qui entrera en une véritable aventure d’Idées ; un périple matérialiste qui va effectivement laisser pointer, sur son seuil, l’esprit. Ce roman exemplaire porte la profondeur du concept à sa plus exacte lumière, à sa plus vive ténacité380. C’est avec ce récit d’une terrible portée philosophique que la science-fiction entre enfin dans l’infinité hégélienne. Alors on pourra bien sûr comprendre en quoi « l’Idée » devient « absolue381 » – une Idée à ne pas confondre avec une représentation simplement extérieure, avec l’opinion ou l’image « juste » qu’on peut établir relativement à une chose. Il s’agira plutôt ici d’un processus créatif qui fait la richesse du réel lui-même, promettant « l’unité de l’idéal et du réel, du fini et de l’infini382 ». Voyons alors, pour finir sans finir, ce récit singulier qui fait entrer la SF dans le royaume de l’esprit absolu. 118. Vernor Vinge, Au Tréfonds du ciel, op. cit., p. 408. 119. L’expression « zappeur de mondes » revient à Philip K. Dick, Le Zappeur de mondes, op. cit. 120. Véra commentant Hegel en reprenant son vocabulaire dans la Logique, p. 333, note 1. 121. Au Tréfonds du ciel, p. 409. 122. Ibid., p. 411. 123. Ibid., p. 416. 124. Robert Charles Wilson, Spin, op. cit., p. 124. 125. Robert Heinlein, L’Âge des étoiles. En voici une formule saisissante : « La matinée a duré un million d’années », op. cit., p. 251. 126. Vinge, Au Tréfonds du ciel, p. 412. 127. Ibid., p. 639. 128. Ibid., p. 415. 129. Robinson, Destination ténèbres, p. 492. 130. Ibid., p. 496. 131. François Laruelle, Philosophie non-standard, générique, quantique, philo- fiction, Kimé, 2010. On doit à Laruelle une analyse d’Alien in Philosophie et science-fiction, dir. Gilbert Hottois, Vrin, 2000, p. 145. 132. Poul Anderson, Tau Zéro (1970), Le Bélial’, 2012, Pocket, n° 7160, 2015. 133. Logique, p. 339. 134. Logique, p. 341. INFINITÉ On ne saurait évidemment présenter de manière exhaustive l’œuvre de Poul Anderson, assez mal connue en France, auteur de La Patrouille du temps, si puissamment philosophique. Nul doute que les périples au sein du temps culminent en ce texte aux formules incisives. Une formulation soulevée par la vie, qui trouve dans cette littérature ses issues créatrices, nourries de physique, de chimie et de philosophie, inspirant sans doute Cameron pour sa version d’Avatar. Mais c’est incontestablement dans Tau Zéro, publié en 1970, que l’œuvre touche à son acmé. Le livre est accueilli par la presse comme « le récit de science-fiction ultime » (un mot de James Blish). Là, nous entrons sous un portail énorme, un porche vers l’infini. Il s’agit de tous les temps ouverts par le ciel étoilé, un relief de distances hétérogènes culminant d’une étoile à l’autre. Peut-être par un trait qui les raccorde dans la forme réelle du voyage, de l’exploration qui ne se contente pas de rester mythique même quand tout débute par le mythe. Comme bien des récits qui nous ont vraiment inspiré, il est question d’un vaisseau, le Leonora Christina, du nom de la comtesse danoise qui écrivit son autobiographie au cours des deux décennies qu’elle passa en prison. Et si tout vaisseau peut prendre la forme d’une cellule, il s’agit ici d’un voyage en huis clos dont la clôture réalise aussi une ouverture… Tau Zéro est le récit d’une course de plus en plus rapide. Le vaisseau entre en effet dans un itinéraire absolu, ne cessant d’accélérer, traversant l’univers selon un temps de plus en plus ramassé au sein de l’habitacle tandis qu’à l’extérieur la durée de l’univers se contracte et compulse des millénaires en quelques secondes. Ce roman relativiste nous permet ainsi d’affronter les espaces infinis. Il nous invite à en traverser l’étendue en une seule vie. Une vie certes limitée, celle d’une poignée d’humains que la distance ne peut plus gêner en raison d’une célérité dépassant celle de la lumière. Dans l’intériorité de ce qui est absolument clos, dans cette monade technologique, se met en œuvre un périple endiablé même si, initialement, la destination était plus modeste et devait s’achever avec l’étoile Beta Virginis, à 32 années-lumière de la Terre, afin de coloniser une nouvelle planète. On est donc, sous l’inspiration d’une telle intrigue, dans la même configuration narrative que Bios ou La Traversée des ténèbres, voire encore L’Âge des étoiles. Roman incisif qui tient d’un sens tragique absolument contemporain. Sauf que le récit n’est en tout et pour tout que le récit du voyage lui-même. Voyage hors du monde connu, voyage hors de soi. L’essentiel se produit dans le vaisseau. Il présente un espace confiné où rien ne pouvait laisser pressentir le surgissement de l’infini. Tau Zéro est d’une certaine façon l’installation dans un voyage définitif, fini par son ambiance peuplée de personnages qui, comme vous ou moi, ne vieillissent qu’à un rythme humain, mortel. Ce sont ces mêmes personnages qui vont aller d’un bout à l’autre de l’infini, comme en mathématiques on peut franchir la limite entre deux nombres, dont pourtant les divisions sont supposées infinies. Le Leonora Christina va par là même absorber l’infini, le traverser de part en part… Mais comment franchir physiquement l’infini dans les bornes du fini ? Tel est le sujet de cette intrigue absolument métaphysique. Ici la résolution est technique, un moteur Bussard rendant en effet possible une accélération constante. Le passage à la limite est une difficulté que Hegel évoque à plusieurs reprises mais davantage sur un plan mathématique. Notamment dans sa discussion assez complexe avec les tenants du calcul infinitésimal. Un calcul qui réduit par exemple dans l’infiniment petit la différence entre la courbe et la tangente. Quelque chose d’infranchissable est franchi selon la quadrature d’un étrange cercle. Hegel, du reste, critiquera ostensiblement la façon dont les mathématiciens tentent de désamorcer la tension entre les deux langages que forment la droite et la courbe. Du carré au cercle, la différence reste infinie même s’il existe un moyen de franchir cette limite par un polygone aux cotés infinis. Mais, il s’agit d’une approximation. Et Hegel critique en effet l’évanouissement des inégalités, la résolution du conflit qui distingue la courbe d’une ligne tangentielle383. Il en va de même de Tau Zéro où des êtres finis peuvent affronter l’infini tout en restant finis, parachutés aux limites de leur vie. Il y a bien un point infinitésimal où, par exemple, cette boîte ronde, qui roule sur la table, touche au plan : un point qu’on localise et qui appartient à la circonférence de la boîte autant qu’à la droite de la table. Un point de « touche » dont le contact n’est plus un cercle ni une ligne. Mais, entre la courbe et la droite, il reste en effet un angle minimal, une bifurcation, un clinamen selon lequel la différence sera sensible. Il s’agit d’un écart infini impossible à réduire, à annuler, sans quoi jamais la boîte en question ne pourrait continuer à rouler… Le calcul infinitésimal devrait plutôt, pour cette raison, envisager la mise à l’œuvre de l’infini lui-même dans le fini moléculaire. Ce qui est vrai de la droite qui réussit à franchir la distance qui la sépare de la courbe, ce qui est vrai de Tau Zéro qui réussit à faire passer des êtres finis dans l’infini, cela vaut tout autant pour le paradoxe de Zénon, déjà abordé, affirmant qu’Achille aura à traverser l’infini pour rattraper la tortue. Zénon n’abolit peut-être pas ici le mouvement. Il le rend problématique, « immobile à grands pas » pour reprendre l’expression de Valéry… D’une certaine manière, il affronte la difficulté de l’infini, il y entre jusqu’au cou, mais en restant bien un être fini. Entre deux bornes, entre la ligne du départ et celle de l’arrivée, ne faut-il pas supposer que le parcours est en lui-même infiniment divisible ? Mais alors, si tel est le cas, ne faut-il pas reconnaître que celui qui court ainsi d’un point à l’autre franchit l’infini ? Si Achille passe la ligne, dans un temps fini, son parcours n’en reste donc pas moins illimité, et c’est dans ce saut instantané qu’a lieu l’infinité d’une tension, d’une puissance qui est le cas de chaque vie prise entre la naissance et la mort, mais dans l’intervalle de laquelle se produisent un potentiel, une force et une énergie qui libèrent forcément une infinité dans la finitude. Il y a chez Hegel la possibilité de relire le paradoxe de Zénon en l’inversant, au point qu’on ne peut plus séparer le fini de l’infini – de sorte qu’au final « la figure finie ne présente chaque fois qu’elle-même et son inquiétude infinie384 ». L’infini, en s’y glissant, transforme le fini. Voilà le mouvement réel, voilà le concret dont il faut reconnaître pour cette raison qu’à partir de cette différence maintenue « toutes les choses sont en soi-même contradictoires385 ». Il en va de même pour le parcours paradoxal de Tau Zéro qu’aucune limite ne peut plus arrêter. Entrons alors dans cette contradiction maintenue en activité qui fait l’absolu. Acceptons de faire le voyage avec Tau Zéro, quand le Leonora Christina franchit l’univers infini dans un laps de temps fini montrant qu’une vie vaut la peine d’être vécue dans son intervalle pourtant si faible, limité comme toute forme finie. Le vaisseau sur lequel advient un tel franchissement, même si nous ne sommes pas des immortels, même si nous n’avons que quelques années devant nous, trouvera les moyens de toucher à l’absolu, de traverser d’un bord à l’autre des distances qui sont non seulement énormes mais incommensurables. Le raisonnement est vertigineux, hégélien dans son principe logique, einsteinien dans sa réalisation physique. Une vraie vie, qui nous donne envie de vivre, d’aller – en un laps de temps déterminé – voir ailleurs, un nouveau monde. L’absolu est effectivement accessible pour nous qui sommes mortels. L’univers, sa vastitude sans bornes nous sont ouverts quelle que soit l’étroitesse d’un temps qui nous est toujours compté. C’est ce qu’il nous faut reconnaître ici, devant Hegel, mais c’est ce que nous avons toujours cherché pour notre compte, depuis notre livre sur Borges ou encore sur Spinoza. C’est notre affaire, notre grande préoccupation. Le fini est épuisement de l’infini. Rien de plus fort. La finitude se voit déconstruite dans sa conception étriquée, amorce d’une puissance et d’un désir affirmatif. C’est ce que nous disons depuis le début de notre recherche philosophique. C’est ce que nous avons toujours voulu au nom de la philosophie qui est la nôtre. Retrouver ici cette variation, dans un récit de science-fiction, n’est que pur bonheur sous ce rapport. L’idée que développe Anderson dans Tau Zéro est à la fois simple et profonde, profonde à la mesure de sa simplicité, simplicité qu’il ne faut pas confondre avec facilité. Nous avons seulement une vie. « Une », « unique » veut dire bien sûr qu’elle est limitée par un début et une fin. Deux bornes font son unité, toute unité n’existant que par cette frontière incontestable. Mais d’un bord à l’autre, c’est pour le philosophe une intensité qui peut véritablement monter en puissance, trouver des régimes inédits. On a beau être mortel, si dans cet intervalle se voit mis en œuvre un voyage capable de contracter le tout de l’espace, aucune borne ne peut s’imposer à une telle exploration. La SF renouvelle considérablement les récits de voyage déjà abordés par Poe ou encore Jules Verne. Alors, dans une expédition qui se donne les moyens d’affronter un temps relativiste, la vie la plus misérable peut se rendre élastique, gagner en ampleur et affronter la durée de l’univers en son entier non sans en franchir la frontière. Un absolu est alors affronté, exprimé, parcouru. Et pour le comprendre, il faut repartir de l’idée que le temps est relatif, qu’il n’existe pas de manière substantielle, qu’il est une forme variable, une variation. À de très grandes vitesses, ce qui était considéré comme immobile devient flexible, et ce qui était successif, distant de plusieurs siècles, devient simultané – au point que Heinlein avait également joué de ce paradoxe dans L’Âge des étoiles. Paris en TGV est temporellement plus accessible qu’avec une rame plus classique. Mais, si comme le veut Einstein, le temps se contracte avec la vitesse, plus le mobile sera rapide plus son temps propre se différencie de l’univers extérieur. Autrement dit, à la vitesse de la lumière, et à son approche, il faudrait considérer que ce qui correspond à une durée astronomique, en dehors du vaisseau spatial, sera bien plus compressé à bord de ce dernier. La vie finie, en atteignant de telles vitesses, peut franchir des espaces énormes. Elle devient infinie comparée à une référence extérieure. Il suffit donc de quelques instants, à vitesse supra-luminique, pour traverser l’univers dans sa totalité, avec la possibilité de survivre dans une forme d’éternité relative, l’instant présent valant une durée pharaonique comparativement à ce qui se produit hors de l’habitacle des voyageurs. Dans ces conditions, une vie finie est tout ce qu’il faut. Elle suffit à nous donner « l’expérience de l’éternité », du moins son péril, le risque de passer les frontières. Le Leonora Christina est un vaisseau dont le moteur « Bussard » implique que la vitesse ne peut jamais cesser de croître. « Derrière eux, un grand tourbillon de soleils pâlissait et se contractait. Un autre s’épanouissait lentement devant eux (…) le Leonora Christina fût frappé d’un effet d’étrécissement einsteinien causé par sa vitesse386. » Mais, à cette vitesse croissante, se superpose l’idée que les voyageurs vieillissent bien moins vite que ce qui est placé au dehors. Ce phénomène se vérifie au moment d’approcher la célérité de la lumière et par conséquent expérimente non plus la « vitesse dans l’espace » mais tout autant « l’écoulement du temps » en lui- même. C’est le temps propre du voyageur qui gagne en amplitude par rapport au temps initial. Aussi, pendant que les doigts de la belle Lindgren caressent les cordes du luth, à l’extérieur, ce sont des centaines d’années qui défilent. Là, dans la finitude du lieu et pour les personnages mortels qui se répondent et vivent cette aventure, c’est une infinité d’espace et de temps qui se voit dévorée par la machine. Et, par rapport aux compagnons qu’ils ont laissés sur Terre, trépassés depuis longtemps, les navigateurs de l’espace ne peuvent que reconnaître que « nous sommes des fantômes387 ». En un an de temps passé à bord de la station spatiale, la vitesse est telle qu’on franchit une période approchant les cent années- lumière, avec une courbe exponentielle de croissance. Et, dans cette quête effrénée, naissent des discussions entre les membres de l’équipage… Rien d’autre ne leur vint à l’esprit, au titre d’une comparaison possible, que le roman de Moby Dick poursuivant une baleine blanche, avec la même obstination d’aller au bout du naufrage, comme pour traverser l’impossible. Que l’océan soit fini ne suffisait pas au capitaine Achab qui sert ici de référence. Il s’agissait pour lui d’aller par le fond, de franchir la muraille que désigne le corps de ce grand cétacé, symbole de Dieu, impossible à rattraper, placé dans une distance sans fin. Dans cette poursuite ultime dont Melville constitue la source, quelques-uns à bord du vaisseau ont le sentiment que, par eux, l’homme est sur le point de « survivre à son Dieu388 », franchissant les portes du Big Bang vers un autre univers et une nouvelle vie qui recommence. Sur la pente d’un temps devenu fou, décliné en accordéon, la science-fiction aborde plusieurs manières de traverser l’infini. Il s’agit parfois d’un infini étalé : une surface faite d’événements plus intéressants que d’autres, de pics surplombant l’obscurité, émergeant comme certaines falaises visibles de loin. Il est question alors de sauter de crête en crête, comme si le temps faisait des vagues et que le voyage recoupait leur sommet en ligne droite, de façon stroboscopique. Alors, par un tel survol, on entrerait soit dans une espèce de patchwork, dans un cubisme informel que le héros rencontre comme autant d’épisodes décousus, passant d’un monde à l’autre un peu comme on pourra le voir peut-être dans la BD, où il nous faut sauter les cadres et les marges, les « entre-images ». Soit, au contraire, on dévale de manière continue la pente du temps en gagnant l’infinité dans le fini par une vitesse relativiste. S’ouvrent alors des gouffres qui sont comme des portes temporelles, des trouées dynamiques, systématiques. Les deux tendances constituent une alternative en laquelle la SF se clive, suivant des conceptions de l’éternité qui hésitent, indécises entre le chaos nietzschéen, fait d’instantanés, ou le concept hégélien fait de cycles – et la SF procède régulièrement par cycles comme sa formule la plus prometteuse. Il s’agit, pour tirer des traits grossiers, d’une part d’un temps anachronique, poursuivi par Philip José Farmer dans Le Fleuve de l’éternité et, d’autre part, d’un temps longé par un ascenseur comme le propose Asimov dans La Fin de l’éternité. D’un côté, se présente une temporalité fêlée, fendue par des phases de sommeil ou de temps mort. On se trouve alors face à une durée en éventail qui compose une espèce de livre aux pages alphabétiques, sans lien véritable, qui rappellerait plutôt le dictionnaire mêlant les époques et les genres. Ou alors, en optant pour l’autre méthode, se présente un temps cyclique, un temps vivant qui se suffit à lui-même, qui s’abolit et renaît de ses cendres comme un labyrinthe associe l’entrée à la sortie. Les deux versions de cette folie sont belles et puissantes. Parfois elles se croisent et se mêlent de telle sorte qu’il nous serait difficile de choisir l’une ou l’autre de ces procédures. Elles méritent en tout cas d’être parcourues sur les deux fronts. L’un, rapide et court, dans de petits livres brisés comme en composent Stross ou Heinlein. L’autre, lent et majestueux, un peu comme de longs opéras difficiles à clore. Ces deux formules font la tension et le plan de composition de la SF, sa dialectique négative, impossible à concilier, la première étant plus proche de la BD tandis que la seconde trouvera sa meilleure expression au cinéma. Des « planches fixes » contre « des séquences en mouvement »… Commençons alors par la version morcelée, par la superposition d’images aux liens faibles, séparées comme ferait une BD. Il s’agit de la ligne que tracera Farmer dans Le Fleuve de l’éternité, dont le premier tome, Le Monde du fleuve, devait obtenir le prix Hugo. Pour Farmer, il y a toujours des failles quelque part qui viennent rompre la digue du temps. On pourrait les nommer des rides temporelles. Il semblerait que, entre ces creux, dans le point mort de la durée, advienne soudainement un cri déchirant, un cri qui réveille des milliers d’individus, nus, dont chacun est en réalité issu d’un autre temps, de sorte que par exemple Richard Burton, Sam Clemens (alias Mark Twain), Jean sans Terre, Hélène de Troie, Cyrano de Bergerac, Mozart ou encore Ulysse se croisent sur la berge d’un fleuve qui mêle des personnages réels à d’autres issus de la littérature. La totalité des êtres humains ressuscite dans une version fort anachronique de Babel ou du Paradis389. Il ne subsiste ici aucun ordre temporel, l’éternité levant tous les verrous de la succession, de la continuité. Toutes les tranches de l’histoire, toutes les époques coexistent. Le cours et l’ordre de la durée se trouvent par là même brisés, éclatés en mille pièces simultanées de sorte que Burton, le traducteur des Mille et une nuits, cherchera à recréer les hiérarchies et découvrir qui ou quoi se trouve à l’origine d’une telle machination. Burton, qui connaît par cœur le fil des Nuits, apparaît comme le meilleur protagoniste d’une telle entreprise de mise en ordre. Il recompose, tisse et taille tant bien que mal le cadre de ce puzzle. Et rien n’interdit de penser que peut-être tous ces personnages sont le rêve d’un Dieu ou peut-être d’un dénommé Peter Jairus Frigate, qui n’est rien d’autre que Philip José Farmer lui- même à en juger par les majuscules similaires. On trouve déjà cette idée dans une fiction de Borges, notamment une nouvelle nommée L’Immortel 390. C’est un peu comme si l’historioscope, dont nous avions évoqué l’intérêt qu’il exerçait sur les contes de Mitchell à la fin du XIXe siècle, se remettait à fonctionner ici. Une espèce de télescope braqué sur l’histoire globale de l’humanité qui serait parcourue au hasard, avec un zoom ici ou là. On obtiendrait ainsi des prises de vue sur le temps qui feraient coexister des images fixes, différentes, des époques sans aucun ordre, le cours du fleuve s’étant comme immobilisé afin qu’on puisse le remonter dans tous les sens et sous tous les angles. Et Borges ne rêve que d’une chose, trouver un autre fleuve qui nous permettrait d’échapper à cette éternité en morceaux : un second fleuve qui nous redonnerait accès au temps. C’est cette seconde ligne qui nous intéresse au plus près. La première ligne se montre trop brutale. Elle enchaîne, le long de sa surface devenue immobile, des périodes qui peuvent se parcourir de manière réversible, dans une forme de simultanéité avalant le temps lui-même, comme mangé par l’espace. Tout peut ainsi se replier sur le même plan en un ensemble de photographies sur un mur pour composer une mosaïque, un imbroglio également développé dans Palimpseste, roman de Charles Stross, assez hégélien de facture, mais sans entrer véritablement dans la vie glorieuse du Concept. Cette espèce de « désordre pur », cette composition de photomatons hétérogènes forme la thématique principale de Farmer qui trouve sa plus haute expression dans L’Univers à l’envers. Cette fois-ci, c’est en enfer que se retrouve ce désordre, dans un monde sans pesanteur, sans haut ni bas, ni gauche ni droite où les gens flottent comme des ballons de baudruche avec un décor inverti, un ordre inversé : « un retournement de situation (…) puisque l’Enfer n’était qu’une image, déformée certes, de la Terre391 ». Une image, un relevé photonique qui continue de flotter à la vitesse de la lumière et porte avec lui l’ombre presque numérique contenant la génétique de chaque corps. Nous pouvons tous nous rencontrer dans ce désordre qui clone les vivants et les morts. Il s’agit d’une espèce d’« enregistrement définitif de ceux qui se sont accumulés de façon permanente dans la quantum392 », des codes génétiques que la mort libère dans le « Grand Tout » comme des milliers de diagrammes éternellement actifs, des formules génétiques, des spores de chacun de nous. Palimpseste de Charles Stross retrouve autrement ce dynamisme. Mais c’est un désordre comparable qui se compose sous nos yeux. Il n’use pas, par exemple, des faux raccords de la bande dessinée mais joue plutôt de « la barre des tâches », celle d’un ordinateur qui nous permettrait de passer d’un écran à un autre de manière immédiate. Une espèce de mise en parallèle d’histoires différentes. On dirait une « synthèse disjonctive » entre des fragments de temps dissemblables qui sont accumulés par une espèce d’historioscope numérique. Et dans cette mémoire dure, il faut retrouver accès à l’historique qui sauve l’essence de chaque individu et de chaque civilisation avant qu’elle ne touche à sa mort, le tout se trouvant consigné à « la fin des temps » où sont archivés les événements, ceux qui sont advenus et les non advenus. La fin des temps contient en quelque sorte la bibliothèque numérique des événements. Il s’agit d’un gros diamant un peu particulier, un « diamant mémoire » où se compresse l’infinité des possibles. Une infinité qui n’est plus couchée sur papier comme c’est le cas de Vélum, autre roman qui juxtapose les strates du temps sous la plume de Hal Duncan, lui qui réécrit une espèce de « livre de toutes les heures393 ». Il s’agit plutôt pour Stross d’une bibliothèque qui se trouve écrite dans la mémoire éternelle d’un diamant massif. Le texte se voit couché sur des pages aussi fines que leurs atomes, comme si l’infini pouvait s’effeuiller. Il se trouve replié, de plus en plus mince, dans le fini d’un morceau cristallin aux tranches infimes. Le diamant est limité par sa taille, fini par son contour, mais il contient un nombre infini de pages puisque chacune sera d’une épaisseur quasi nulle, inférieure à l’atome, mémorisée sur la tranche des particules élémentaires : un compte qu’on pourrait bien appeler le « savoir absolu ». Ce cristal se laisse découper par des feuilles dont l’épaisseur est négligeable. Il ventile des séries infinies inscrites dans la transparence pure de ce cristal de temps. Il forme une espèce de livre infini. Aussi « la Bibliothèque regorge de chronologies qui se contredisent entre elles (…). C’est un palimpseste. L’information que vous êtes venu chercher est enterrée sous une pile quasi infinie de non-Histoires394 » avec des endroits qui sont altérés et où l’on peut retrouver, entre les trous, ici des chutes, là des rushes, des réécritures du cours temporel, brefs d’autres temps exclusifs l’un de l’autre… Nous voici donc, comme le soutient Quentin Meillassoux – dans une perspective différente de celle de Farmer ou Stross qu’il n’évoque pas –, nous voici donc soumis à « une variation éidétique poussée jusqu’à l’étouffement (…) [où] une intensité précaire plongerait à l’infini dans sa pure solitude, sans environnement autre que l’éboulis pour y explorer la vérité d’une existence sans monde395 ». Mais ce n’est pas cette direction de l’éboulis, de l’entassement, de l’effondrement que prendra finalement le réseau de l’image-cristal, pour reprendre ici une expression chère à Deleuze. Un compactage de ce genre n’est encore, comme le reconnaît Greg Bear, que l’ossature de quelques mondes « capturés et mis en conserve396 ». Le stockage ne suffit pas à composer une éternité. Il conduit à ce que Greg Bear, dans Éternité, nomme la déchéance des dieux397. À leurs excréments et déchets. Il nous faut, au lieu de jouer de la divinité, pratiquer « des cercles autour de la vérité398 », et rejoindre l’autre bout du temps, composer des temps dont la distance est hors du temps mesurable399. Pratiquer par conséquent de véritables alliances, « composer finalement ce qu’il y a de mieux en nous400 ». C’est que, outre cette segmentation du temps par tranches, par pages, outre cette stratification de la durée compactée en un diamant, il faudrait tenir compte d’une autre ligne de la SF, plus lisse, et dont nous avions annoncé qu’elle est signée par Asimov, notamment dans son roman La Fin de l’éternité, titre étrange inscrit sous une perspective nettement plus hégélienne et vitaliste qui consonne pour ainsi dire avec l’Idée absolue. Laquelle ne sera pas un diamant mais une forme de circulation plus cyclique, plus vertigineuse. Le Cycle de Fondation était certes porté par une Encyclopédie, une Arche où devait se résumer tout le savoir de l’humanité dans une forme encore livresque, paginée. Avec la mission d’instruire les générations futures et redonner au Concept la possibilité de sortir de l’oubli, au Livre la chance de s’actualiser en événements réels. Comme si cette encyclopédie était faite d’énoncés capables d’intervenir sur le cours du temps, de trouver dans la matière des étoiles un diamant, une imprimante susceptible de les réinscrire dans le monde, ou peut-être encore d’en réactualiser la grille de lecture encadrant les événements. Tout le récit est alors le processus d’une éclosion de ce genre à partir du Concept. Un Concept qui forme comme un texte, un code, un brin d’ADN idéatif qui reprendrait vie dans les différents secteurs de l’Empire gouvernés par le souvenir vivant de la cité mythique nommée Trantor. Et pour que cette codification de l’Histoire réussisse, il fallait bien sûr autre chose qu’un entassement de strates historiques, autre chose qu’un palimpseste auquel manque le mouvement, l’animation de son feuilletage. 135. Hegel, « Grande Logique », Vol. I, Doctrine de l’être, trad. Jarczyk/Labarrière, op. cit., p. 250-252. 136. Jean-Luc Nancy, Hegel, Hachette, 1997, p. 14. 137. Cf. Hegel, « Grande Logique », Vol. II, La Doctrine de l’essence, trad. Jarczyk/Labarrière, Kimé, 2010, p. 66 et suivantes pour ce mouvement paradoxal. 138. Tau Zéro, op. cit., p. 222. 139. Ibid., p. 273. 140. Ibid., p. 280, ainsi que pour la référence à Moby Dick. 141. Philip José Farmer, Le Monde du fleuve, 1971, Le Livre de Poche, 1999, Collection SF, n° 7151. 142. Borges, L’Immortel, in L’Aleph, Gallimard, Œuvres complètes, 1993, Vol. 1, p. 569. 143. Philip José Farmer, L’Univers à l’envers (1964), J’ai lu, n° 581, 1975, Le Livre de Poche, n° 7272, 2005, p. 38. 144. Ibid., p. 205. 145. Hal Duncan, Vélum et Encre, déjà cités, et dont le support formerait un tissu de mondes ou encore une « peau d’ange », assez proches sans doute de L’Échiquier du mal de Dan Simmons. 146. Charles Stross, Palimpseste (2009), J’ai lu, coll. Nouveaux Millénaires, n° 3, 2011, réédition J’ai lu, coll. Science-Fiction, n° 11325, 2016, p.79. 147. Quentin Meillassoux, Métaphysique et fiction des mondes hors-science, Aux forges du Vulcain, 2015, p. 148. Greg Bear, Éternité (1988), Robert Laffont, 1989, Le Livre de Poche, n° 7164, p. 497. 149. Lire notamment les belles pages 131-137. 150. Ibid., p. 366. 151. Ibid., p. 377. 152. Ibid., p. 411. L’IDÉE ABSOLUE Le diamant que Stross met en palimpseste, et sur les atomes duquel inscrire des informations capables de composer une bibliothèque absolue, reste une représentation morte qu’Asimov contesterait par la négation de son néant, négation de sa négation. En effet, au nom de la pureté, ce diamant, ce caillou dans le ciel rejette toute vie. Beaucoup de vies seront effectivement sacrifiées sur l’autel de la perfection, de la pureté, du meilleur des mondes dont Huxley avait parfaitement vu qu’il s’agissait du pire destin, fomenté par les sélections horribles proches du mythe nazi 401. Aussi l’Idée hégélienne (son en/cyclo/pédie, le cycle qu’elle enveloppe sur soi), n’est-elle pas un processus abstrait, ni une exclusion de la vie. En/cyclopédie veut dire plutôt inclusion. Elle ne peut se confondre avec un compte-rendu, ni une représentation au formol qui retiendrait la ruine de ce qui fut, ruine captée dans la cartographie de son tracé comme pour en supprimer l’opacité. Le concept est intériorisation, mémorisation vivante, dynamique. Il est la poursuite même du réel, son écriture en train de se faire, avec la contingence inévitable qui en constitue l’ombre. L’Idée se loge non seulement dans des bains translucides, dans les grains de la photographie ou dans des microfiches limpides, mais aussi en un tableau sur le point de se consolider et s’achever : une œuvre qui porte avec elle le principe de son organisation et qui ne l’exclut pas, comme s’il suffisait d’en extirper tout ce qui n’est pas conforme, rejetant avec la matière indisciplinée tout ce qui s’y oppose. Aucune œuvre n’appelle le rejet de la matière qu’elle informe. C’était déjà l’argument que Larson, il y a un instant, opposait à Pham dans le roman de Vinge, dystopique au moins en ce sens. C’est encore l’archéologie vitaliste de Jack McDevitt, déployée dans Deepsix. McDevitt traite non des informations mortes, mais de traces qui contiennent la puissance de réveiller un monde dangereux, tout contre l’oblitération de ses virtualités retrouvant, dans les monuments extra-terrestres, les prodromes d’une vie en attente d’être ressuscités, l’Idée tapie au fond de l’abîme402. L’Idée, il faut aller la chercher dans une forme parfois aventureuse et semée d’embûches. Aventure qui est aussi la révélation de soi, de nos propres potentialités activées devant des dangers extrêmes. Par conséquent dans le déploiement d’une action. Et ce, même si cette action échoue, se heurte à une révélation découverte in extremis, au bord du néant. Elle bénéficie ainsi d’une liberté dont le courage ne peut rappeler une simple représentation ou reproduction numérique. Un lecteur de Hegel pourrait s’y méprendre et, en effet, considérer que « la fin des temps » aurait à réaliser une parfaite « recollection des souvenirs », une mise en mémoire des tableaux les plus méritants, des tableaux que l’être aurait validés, illustrés dans l’Histoire pour faire l’inventaire de ce qui est Grand, tout en rejetant ce qui ne convient pas à la perfection souhaitée : les petits appétits passionnels, le laid, le vilain, le contingent… La Raison dans l’histoire lue de manière précipitée pourrait induire en effet une telle méprise403. De manière fréquente, l’Idée hégélienne est confondue avec la fin de tout et la mort de la philosophie, comme s’il était question chez lui d’une clôture du syllogisme404. Mais il s’agit d’autre chose dans la Logique, elle qui suit la manifestation réelle des choses et leur devenir. En effet, « l’Idée se développe (…) se détermine comme existence objective (…) et ramène ensuite celle- ci, par sa dialectique immanente, à sa forme subjective405 », à sa forme vive. L’aventure n’est ni seconde dans la philosophie, ni décorative dans la SF. Il s’agit rarement d’un inventaire mort. Deepsix n’est pas la recollection d’un tas, ni d’un éboulement ni même d’un catalogue, mais d’un processus vital qui relève d’un jugement constructif, sans être fixé d’avance. Il est flottant, inscrit dans les choses elles-mêmes quand elles se montrent capables de se retourner sur soi, de prendre corps, de se subjectiver en une forme haletante, pleinement pensée d’ailleurs par le personnage nommé Mac Allister dont la Logique vitale constitue l’en-tête de chaque chapitre. Un pensum que le lecteur ne découvre que par aphorismes et qui sert de fil, toute l’intrigue tenant d’ailleurs à la confection d’un fil pour échapper à une planète morte. Vie et écriture sont donc liées. C’est la vie seule qui s’écrit. Le « suspense » est une part inséparable de ce qui « pense » en pensant l’obstacle à franchir. Entre le codex archivé de l’encyclopédie et le code d’information déroulant la morphologie des choses, il faut recréer une aventure d’idées, la patience d’une intrigue recomposant l’immanence absolue. Un mouvement que Hegel nomme concept, conception… C’est un tel mouvement, articulé selon la richesse complète de son déploiement, que la SF porte avec elle, notamment dans certains textes d’Asimov, eux-mêmes révélateurs d’un Pensum par en-têtes. « Complète » ne veut pas signifier ici un mouvement totalisant, totalitaire. L’aphorisme y est de rigueur, le fragment de principe. Complètement signifie plutôt l’accueil de ce qui s’écarte du parfait, se mesurant aussi à l’imparfait, au danger de l’Autre, de ce qui se veut « complémentaire ». Farmer et Asimov, ce n’est évidemment pas le même chemin politique ni la même perspective métaphysique. Le pêle-mêle de Farmer est sans hiérarchie, Goering coexistant avec Burton, sans aucune véritable considération morale sur le caractère misérable de Goering devenu finalement frère du traducteur des Nuits. Comment expliquer le retour d’une ordure ? Quelle justice pour le retour du mal ? L’idée d’un rachat ou d’un enfer ? Il y a peut être ici une volonté d’inclure les pires. Mais, si TOUT dans l’esprit de Farmer peut être sauvé de l’enfer, ce qui animait Goering, c’était l’aveuglement de la race pure, le caractère eugénique de la sélection. Il s’agit d’un principe d’exclusion que d’autres refuseraient d’inclure dans le Concept. La « synthèse disjonctive » qui fait le syllogisme hégélien n’est pas la prise en charge de ce qui veut le même, volonté d’une seule ethnie. Elle n’est pas une sélection éprise de pureté. Le diamant n’est donc pas son genre, trop tranché, trop facile à manipuler et réarranger par des volontés faibles ou tyranniques. De manière moins utopique, Wells déjà superposait des couches de temps traversées par sa machine de façon kaléidoscopique, par éclats, par voisinages forcés, sans jugement ni distinction. Mais Asimov, d’une façon difficile à clarifier, n’adopte pas le même mouvement. On ne s’étonnera jamais assez de la diversité des formes vitales dans l’univers de la science-fiction, comme on peut s’en étonner par exemple dans Star Wars, assez proche d’Asimov sous ce rapport. Les êtres les plus dissemblables entrent dans une République commune. S’il faut en finir avec le jugement de Dieu qui sépare, qui tranche, s’il faut refuser la folie de la sélection, s’il faut tuer le maître qui veut la perfection et rêve à un peuple de pure souche, cela ne concerne pas le jugement dans sa faculté de produire du lien, et par conséquent au sens Logique. Le jugement dernier n’est pas un jugement épris de syllogisme. D’une forme à l’autre du jugement, on aura vu se déployer les deux chemins qu’il nous fallait emprunter : l’un, assez objectif, pris dans des termes qui restent encore trop extérieurs (positions parsemées de trous et d’interruptions, de cristaux et de strates décousues, désordonnées) ; l’autre, plus subjectif, animé d’un jugement infini (un jugement si complet qu’il ne peut manquer de tenir compte de l’allée adverse, contenant forcément les éléments du parcours entamé sur le plan concurrent). Il y a là, dirions-nous, un cinémascope qui rassemble au lieu d’un historioscope qui tranche, un mouvement de l’image qui porte naturellement la SF vers l’écran et appelle les plus grandes réalisations au cinéma. Sous cette animation du concept, nous n’entendons plus seulement un diamant, un inventaire, une archive qui superposerait des strates temporelles décousues. Nous sortons pour ainsi dire de Palimpseste vers des constructions processuelles, conceptuelles. Mouvement d’intégration qui réclame toutes les ressources de l’action héroïque, de l’épopée, de la recherche qui ne veut pas dire « exploitation », « asservissement » à une raison totalisante. Plutôt une percée de la limite, une manière de se tourner non vers la mémoire mais vers l’anticipation de l’Autre. L’Idée a précisément la faculté de se retrouver en toute chose, de franchir les lames hétérogènes, trop palimpsestueuses, exclusives les unes des autres pour en pratiquer plutôt la mise en mouvement, l’hétérogenèse. Elle se méfie du diamant, de sa découpe, de sa mémoire si transparente, si tranchante. Le diamant est inamovible. Le concept par contre est vivant. Il trace des issues. Telles sont sa générosité, sa tolérance, sa réception à l’égard de ce qui est dissemblable. Telle est la vie avec la possibilité pour l’Intellect de recréer du mouvement avec des différences. La vie tisse des rencontres imprévisibles (du énième type). Elle se tourne vers l’inattendu selon une dimension qui excède le messianisme lui-même. Spin est un récit qui échappe aux Écritures, au Dieu qui meurt en quelque sorte en raison de la mémoire des fidèles, de leur rituel qui l’étouffe, de la bêtise du pasteur Dan qui fait de Dieu une Génisse rouge, un porc qu’on saigne pour hâter la fin du monde406. Toutes ces commémorations sont étouffantes, instituées sous les pièges théologiques du souvenir quand la science-fiction s’enfuit vers des dieux nouveaux, non pas placés à la création du monde mais à la limite ultime de son expansion, de son devenir. La vie est une affaire de concrescence et non de rejet comme on le voit trop fortement dans Palimpseste qui ne bricole que des crimes, des avortements, sans réussir à s’en tirer vraiment. La vie n’est pas exclusive mais inclusive de l’Autre comme c’était clair dans la belle composition de Bios. Elle concrète plus qu’elle ne superpose. Elle n’élimine pas sans conserver et se jeter en avant. Ce n’est pas du tout un univers concentrique, concentrationnaire à la manière du Fleuve de l’éternité qui dit oui à tout, récupérant même les nazis repentis qui avaient fait de l’eugénisme, de la sélection des espèces leur politique. On comprendra ainsi que Hegel, dans une forme de rémanence de Spinoza, puisse clore la Logique par un dernier parcours autour de la vie et de la volonté, de l’animation et du désir, un parcours que Logique du sens de Deleuze va lui aussi être capable de réactiver de façon géniale en poussant la force de vivre au-delà d’elle-même, hors de ses retranchements. Il s’agit d’un parcours qu’il invertit vers de nouvelles possibilités vitales, inorganiques autant qu’incorporelles, débordant Hegel par ses bords407. La vie en tout cas n’est pas sélective, n’est pas darwinienne. À moins de concevoir Darwin de manière parasitaire et invasive, faite de mutations monstrueuses dont le mal ne peut survivre, incompatible avec le devenir. Les monstres sont essentiels mais s’intègrent dans le tout en perdant leur anomalie initiale. Ce parcours vital, on le retrouve dans Le Cycle de Fondation dont l’archive, portée sur une planète lointaine, induit de formidables mutations. Elle ne saurait valoir comme un texte qui serait le livre de la Création, le livre d’un Dieu qui vaudrait à la manière d’un programme informatique sans défaillance. Il n’y a pas de programme, d’harmonie préétablie. Tout, au contraire, est pris dans une écriture qui dévie, une psycho-histoire qui varie selon une forme de réécriture, d’évolution créatrice. Asimov en assume les bifurcations dans un texte qui dépasse de loin les nombreux collages du temps, toutes les historioscopies qui se sont déployées depuis Wells jusqu’à Stross. Et il s’agit précisément de La Fin de l’éternité évoqué tout à l’heure, titre flamboyant, hétérodoxe, à la fois posé dans Hegel et déjà hors de lui… Et qui dit fin de l’éternité suppose évidemment un commencement. L’éternité dans le livre d’Asimov doit commencer quelque part. Il s’agit d’un commencement impossible. Comment l’éternité pourrait-elle d’ailleurs commencer, s’auto-engendrer sans cesser d’être éternité ? Il ne suffit pas d’un diamant consignant les événements comme en un index qui résumerait le savoir, mais d’un livre qui s’inclut déjà sous la table des matières et qui parcourt le savoir engrangé pour se produire par soi. Et ce livre, tel que supposé par Asimov, va se rédiger autour d’une date précise, relativement contingente, par exemple au XXVIIe siècle. Il est possible que, en effet, l’éternité commence quelque part si par exemple en 2700 quelqu’un découvre le moyen de voyager en arrière de sa durée, capable de la parcourir dans tous les sens à travers un calcul, une équation particulière. L’éternité consisterait ici à sortir des limites temporelles qui nous sont fixées, de la date qui en constitue le marqueur. À partir de là, détenant l’algèbre de l’éternité, la formule du voyage dans le temps, ce personnage excédentaire peut étendre sa rupture à toute l’Histoire, indépendamment de la chronologie fixant à chaque événement sa place. Depuis ce point finalement aléatoire, le temps devient réversible grâce à une machine qui peut revenir en arrière et sauter de l’avant. L’opération est difficile à décrire en quelques mots. Mais elle nous fait comprendre que l’éternité se produit dans le temps, à partir du point contingent où sa formule va être rédigée, confiée à un livre innovant qui consigne le savoir de l’éternité, la variation de son parcours en tous sens, la formule de sa simultanéité. Alors le protocole de l’éternité se verra donné là et, à partir de cette date, va ouvrir des portes par lesquelles on passe sur toutes les couches de l’Histoire : un réseau de portes qui finalement annule la succession. Grâce à cette invention, couchée sur papier par son auteur, grâce à cette Bible, on va donc pouvoir sauter en arrière et en avant, quasiment dans l’instant. Par quelle torsion une chose si singulière peut-elle arriver, se produire dans le cours de la durée d’abord irréversible ? Par un procédé que, depuis l’avenir, Harlan doit inspirer à une personne du XXVIIe siècle (il aurait pu s’agir d’un autre moment). Cette personne se nomme Mallansohn. C’est elle qui va rédiger la thèse exacte du voyage dans le temps. Mais celle-ci lui est soufflée à l’oreille par quelqu’un qui vient du futur (bénéficiant de son invention par conséquent). Le thésard que Harlan doit initier en retournant vers une époque antérieure, l’élève qu’il doit former et dont le texte est rédigé par la stase des éternels depuis une époque future, va ainsi coucher sur papier le procédé qui permet de réaliser la sortie hors du temps. Il peut briser ainsi tous les arcanes de la durée. Éternité veut donc dire que le saut temporel est devenu effectif par ce transfert du savoir qui revient à son origine : va et vient de la réversibilité devenue instantanée. « Éternité » signifie ici un court- circuit en lequel tout coexiste avec d’incessants passages sur tous les seuils, tous les degrés de cette histoire simultanée. Une forme supérieure à l’historioscopie, cette dernière ne pouvant faire passer une information d’une strate à l’autre. Ici, au contraire, la circulation se fonde finalement sur une circularité. De Harlan, lui qui va recevoir du futur le texte de son propre livre, à Mallansohn qui va l’écrire dans le passé et auquel il sera dicté par Harlan, va s’établir un cercle axiomatique. En effet, d’où peut bien provenir une telle technique, une telle innovation capable d’abolir le temps ? Quelle est sa source d’inspiration ? En fait, celui qui crée l’éternité – et la révèle à Mallansohn – provient du futur pour y acter un savoir à un moment déterminé d’une époque bien réelle. Il faut que, depuis l’avenir, vienne s’introduire, à une date donnée, une Idée intemporelle en un homme capable de réécrire et d’inventer le processus pour que celui-ci se mette en œuvre dans l’effectivité. Et depuis ce point de bascule, depuis ce pli dans la durée doit s’enclencher un savoir qui vient d’ailleurs. On est loin de la réminiscence. Il est question davantage d’une métempsycose invertie venue du futur pour rencontrer Mallansohn, réalisant ainsi cette écriture formée comme a priori… Il s’agit d’une certaine manière d’un Christ à rebours, un Christ rétroprojeté à partir de ce qui vient, un messie capable de révéler ce que les écritures de Dieu avaient annoncé depuis toujours, dans un moment factuel du temps. Mais sans doute mieux encore, ce savoir témoigne d’une forme de vision inspirée que Platon avait posée au fondement de tout apprentissage : ressouvenir ou plutôt anticipation d’une Idée placée hors de la chronologie, dans l’éternité d’un monde idéal. Le livre est pris dans cette boucle, dans cette opération qui doit enclencher effectivement le commencement de l’éternité. Il en allait peut-être de même du monolithe dans 2001, L’Odyssée de l’espace. Une espèce d’auto-engendrement par la fin qui revient à l’origine… L’éternité ne peut commencer autrement que par une visitation qui prend la figure d’un cercle de ce genre. On est donc pris dans une spirale parcourue par un personnage nommé Harlan. Harlan entre dans la caste des Éternels qui veillent sur le temps et en suppriment le mal. Et ces derniers lui donnent pour mission de rendre possible la rencontre de Mallansohn, d’en assumer l’instruction, de manière pour ainsi dire christique. Aussi, en sortant de toute chronologie, il est celui qui prend le rôle de l’envoyé, l’envoyé qui va instruire le passé et enfanter l’ingénieur de l’éternité, comme si ce dernier se laissait posséder par ce démon du futur : « L’éternité n’aurait jamais pu être établie sans la découverte par Mallansohn du champ temporel. Mais Mallansohn n’aurait jamais pu effectuer cette découverte sans une connaissance des mathématiques qui existaient seulement dans le futur (…). Votre intention est que le Novice Cooper apprenne les équations de Lefebvre à Mallansohn (…) Nous bouclons le cercle avec mon aide. (…) Voyez-vous Harlan, la situation constitue un cercle vicieux plus encore que vous ne l’imaginez (…). Le Novice Cooper est Mallansohn lui-même408 ! » Le novice Cooper dont il est question et qui connaît la formule mathématique a, en fait, besoin de Harlan pour se rendre dans le passé et rencontrer Mallansohn, créateur effectif de la machine. Il est l’intermédiaire, l’archange Gabriel d’une certaine manière qui réalise l’annonce inversée. Alors, on comprend bien que, comme cela est écrit, le véritable commencement de l’éternité est en vérité un recommencement. Depuis l’avenir, se crée un ourlet par lequel retourner au passé et lui insuffler un procédé capable d’en sortir. La chose est complexe à entendre, forme une torsion du temps comme de l’esprit. Nous connaissons des nœuds dans l’espace. Nous avons du mal à en imaginer dans le temps. C’est chose faite dans l’œuvre d’Asimov. Il fallait, suivant ce nœud, que le savoir vienne d’ailleurs, découvert après l’événement réel où, comme dirait Hegel, c’est seulement à la fin que commence véritablement un début. Celui-ci sera compris, fondé en suivant une boucle, une rétroaction temporelle409. Asimov, sous un rapport du même type, saisit parfaitement le besoin de présupposer le commencement à partir de sa fin dans un cercle devenu vicieux, un cercle qu’il va progressivement refuser. Il ne va cesser en effet de l’élargir, de le compromettre, de le développer de manière « spiralaire ». La spirale, pour lui, vaut mieux que le cercle et relève d’un écart susceptible de le décentrer. Il faut, pour la vie de l’esprit qui refuse la répétition du même autant que la prison qui ne tolère aucune nouveauté, supposer un cercle décalé. Un petit écart, une différence même infinitésimale pour créer ce que Hegel devait appeler « un cercle de cercles », une espèce de chapelet dont chaque élément serait un cercle, mais décentré en profondeur. Voici un exemple très empirique pour le comprendre : dans un pistolet à barillet, la roulette revient certes au même point lorsque le chargeur a vidé ses balles, mais le canon ne cible pas la même trajectoire à chaque fois. Le cercle tourne dans un autre cercle produit par le mouvement du pistolet, de la main qui en un seul coup va ajuster le tir. C’est finalement la roulette conceptualisée par Pascal. Aussi, poursuit Hegel, « chaque cercle particulier sort de ses limites410 ». Comment briser cette limite ? C’est la question de Harlan… Harlan va chercher à briser le cercle pour créer plutôt une spirale. En effet, dans ce mouvement spiralé, Harlan prend conscience du « renversement de la cause et de l’effet », du caractère vicieux de ce cercle, de la folie qui en habite la réalisation. Il va dès lors se soustraire à sa mission initiale comme si devait s’introduire une tension, un décalage entre commencement et fin, mouvement capable de crever le rond en question. Il vise ailleurs, à l’intérieur même de la boucle temporelle. Et c’est précisément cette opération en mesure de déclore le cercle de l’éternité qui constitue le sujet du roman d’Asimov. « Harlan écoutait intensément, pris par la vision d’un puissant cercle dans le Temps, refermé sur lui-même et traversant l’Éternité sur une partie de son parcours411. » Au même instant, le voilà soudainement pris d’effroi devant cette boucle, cette clôture qui va supprimer un autre avenir possible, l’avenir de la liberté, l’avenir dans lequel rencontrer la belle Noys, son amour, un amour autrement plus profond. Devant une telle relance, devant une telle liberté des rencontres insurveillées, Harlan est pris de vertige : « Cercle complet. Cercle complet. Et aucun moyen pour Harlan de briser ce cercle en un seul et dernier défi (…). Le cercle tourne en une ronde obsédante, il tourne et tourne sans cesse412. » Toute la question pour lui devient : « est-ce que ce cercle peut se briser413 ? » C’est en effet une déclosion de l’absolu qui caractérise l’œuvre de Harlan, refusant finalement d’appartenir à la caste des Éternels, optant pour la liberté de l’esprit. En succombant à l’amour d’une mortelle, à sa beauté incomparable et fragile, le cercle se décompose. Il va comprendre, du point de vue des affects et des passions – sans lesquels dit Hegel « rien de grand ne se fait en ce monde414 » – l’ineptie d’une éternité fondée sur elle-même, son caractère incestueux et, à partir de là, comme un nouvel Œdipe, revenir au commencement. Il y revient mais tout autrement, pour l’anéantir et interrompre ce processus monstrueux, faire capoter l’éternité close sur sa boucle auto-immune. Harlan, loin de se soumettre à sa mission d’enfanter l’éternité va au contraire signer la fin de l’éternité, s’opposer à son commencement. La charge spéculative du roman d’Asimov est donc absolue si le mouvement de la spéculation suppose en effet un retour passant par l’écart, la distance, la différence, le décentrement. Par conséquent, l’œuvre d’Asimov parie pour une conquête de l’espace au lieu d’un enfermement dans le temps. Il fuit l’éternel retour du même, la corde temporelle qui s’étrangle sur elle-même. Toute son œuvre est animée par un mouvement d’expansion qui l’entraîne vers les étoiles les plus lointaines et les plus Autres, comme si Astre signifiait d’abord Altérité. Aussi, les considérations théoriques, qui semblent parfois en grever la rhétorique, sont-elles très loin de constituer une simple annexe du livre, ou un bavardage didactique comme cela lui est parfois reproché. La vie certes admet des retours, se replie sur soi, mais non sans se compliquer, accueillir le dehors. Elle n’est pas dans le cercle mais dans l’invasion, la diffusion, le voyage vers de nouveaux mondes qui nient l’identité d’un seul univers, refusant de le laisser se rétracter sur soi par intériorisation et mémorisation de son parcours. Toute aventure est une infidélité commise à l’égard de la mémoire, une infidélité au souvenir et à la réminiscence. Le petit écart, l’ouverture, la trahison constituent le motif du roman, mais tout autant la toile de fond du Cycle de Fondation, un cycle que la Logique de Hegel épouse de manière comparable, les deux processus étant marqués par la différence dans la répétition. En effet, si l’homme avait évité la mémoire trop sélective, la banque des données qui consigne seulement le meilleur, le moins contradictoire, le plus cohérent, le même refrain, il « aurait atteint les étoiles (…) et l’humanité se serait établie dans toute la galaxie415 », à l’image de ce que Wilson va développer dans Bios, ou encore de la très belle fin de Titan vue par Baxter pour lequel il conviendrait, au lieu de revenir en arrière, de « coloniser les comètes (…). Elles libéreraient les spores dans l’espace interplanétaire pour qu’elles soient ultérieurement capturées par les planètes voisines (…). La méthode adoptée serait celle de la panspermie, c’est-à-dire la dispersion de germes de vie vers d’autres systèmes stellaires (…) comme des aigrettes de pissenlit charriées par la lumière du soleil mourant416 ». La mémoire, dans la fidélité de la commémoration, dans le repli de l’identité, rêve de sa propre éternité, de sa prolongation sans changement. Sous le cercle de cette retenue, toutes les fusées fabriquées pour en fuir la gravité, expérimentent une ligne de fuite, une stratégie infidèle à la seule Terre, une terraformation d’autres planètes qui est aussi une « déterritorialisation », voire une « déclosion ». À l’inverse de la mondialisation de l’univers, qui impose les mêmes règles, la même mémoire au Tout, la SF est un procédé de transformation, de mutation. C’est encore cette puissance d’échappement de la vie, fuyant la mort ou la mémoire retenues dans les mêmes girons, qui se voit saluée par Iain M. Banks dans Le Sens du vent, où il nous faut bien reconnaître que « n’importe quel esprit (…) finirait par se lasser de pareille perfection stérile. Ne voudrait-il pas créer en effet un peu de désordre, rien qu’une fois de temps en temps, juste pour montrer de quoi il était capable417 ? » Une idée n’est rien d’autre qu’une fusée dans la pensée. L’idée absolue est en effet comme l’aigrette du pissenlit, un mouvement d’expansion de la matière qui, de rencontre en rencontre, génère un esprit capable de surmonter tout le parcours, de se transformer en chemin, d’en accueillir les risques malgré tous les décalages et tous les aléas de cet itinéraire. « L’Idée dans son état immédiat est la vie418. » Mais la vie n’en reste pas à l’immédiat. Cette aigrette a besoin du vent, de la contingence des gouffres et des typhons pour prendre de l’expansion et se développer dans des cercles de plus en plus complexes, excentrés. En elle, la forme, l’essence, le code de son articulation cessent d’être une représentation, une formule extérieure. L’Idée se rend d’emblée inséparable de l’être vivant quand celui-ci se heurte à de nouvelles conditions d’existence. Elle est un verbe incarné, l’immanence d’un processus qui prend la matière à bras-le-corps dans une fusion, dans une lutte par laquelle la contingence, le hasard entrent dans le processus de leur information créatrice de nouveautés. En ce sens, Hegel n’est pas loin pour nous assurer que « l’être vivant est un syllogisme dont chaque moment est un système, un ensemble de syllogismes, mais de syllogismes qui par leur activité passent l’un dans l’autre, et ne forment qu’un seul et même processus419 ». On ajoutera « des syllogismes d’univers dissemblables ». Les cercles ici, en effet, ne s’emboîtent plus dans un retour parfait. Ils subissent des écarts qui les relancent. Ils composent des enchâssements à chaque fois incomparables dans une nature où l’esprit n’est pas différent des corps qui fusent en tous sens. Il faut alors crever les monades, les faire sortir de leurs gonds pour affronter la monstruosité. Dans un tel mouvement excessif, la vie ne cesse de s’affranchir de toute limitation, de toute clôture. Elle porte un univers qui déborde sans cesse hors de soi, vers des formes incomparables et des fondations qui se décalent en toute liberté. La vie de la nature, la vie de l’Idée se prolongent le long d’un concept en variation, contrairement à la belle suite des pensées mathématiques. Elles « brisent la série des conséquences, elles prennent des déterminations qui sont souvent opposées à celles qui précèdent et qu’elles vont puiser dans une matière extérieure420 », une matière extérieure qu’elles s’efforcent évidemment d’intégrer dans l’immanence d’un cours devenu pensant, qui se pense lui-même en une espèce de volonté devenue cosmologique421, une volonté assemblée sous un cosmos pluriel. Telle est peut-être la philosophie de la nature de Hegel. Il nous fait penser une nature dont le processus exceptionnel, incroyable en vitesse et richesse, revient sur soi en tant qu’esprit inséparable de la matière. Il s’agit d’une nature bénie en elle-même, miraculeuse par toutes les différences traversées à l’infini, à la manière du Leonora Christina dans Tau Zéro lorsqu’il franchit en un seul spasme, en un moment fini, la totalité naturelle qu’il porte avec lui et qu’il fait sortir de son cercle. Là, la vie recommence un tour de plus dans un autre monde : « Lentement, le Leonora Christina perdit de sa vitesse ; et prit son essor vers la résurrection422. » 153. Il faut se rappeler ici à Huxley, lui qui précisément fait d’un monde absolument rationnel la pire des tyrannies. Le Meilleur des mondes (1932), gouverné par le Bien souverain, ne peut que trancher dans la chair du réel pour en extirper le mal autant que les contingences. La volonté de perfection est redoutable dans sa manière de supprimer ce qui est autre. Au meilleur, Huxley oppose finalement le préférable qui n’est pas le Bien mais le Possible, c’est-à-dire le plus acceptable. 154. Jack McDevitt, Deepsix (2001), L’Atalante, 2004, Le Livre de Poche, n° 27036, 2007. 155. Hegel, La Raison dans l’histoire, 10/18, n° 235, 2003. 156. Une mauvaise lecture de Hegel qui fait suite à celle de Kojève entérinée par Fukuyama dans La Fin de l’histoire et le dernier homme (1992), Flammarion, 2009. 157. Logique, p. 347. 158. Spin, op. cit., p. 501. 159. D’où la nécessité d’une lecture de Logique du sens de Deleuze, dont le texte a été publié chez Minuit en 1970. 160. Asimov, La Fin de l’éternité (1955), Denoël, 1967, Folio SF, n° 89, 2002, p. 220-222. 161. C’est surtout dans la Phénoménologie de l’esprit que Hegel donne à un tel paradoxe son extension théorique, notamment p. 119 de la traduction Hyppolite, éditions Aubier, t. II, p. 306 : « ce mouvement est le cercle retournant en soi- même, qui présuppose son commencement et l’atteint seulement à la fin ». 162. Logique, Véra, Vol. I, § 15, p. 233 (voir également chez Vrin, trad. Bourgois, p. 191). 163. Asimov, La Fin de l’éternité, op. cit., p. 230. 164. Ibid., p. 245. 165. Ibid., p. 234. 166. Hegel, « Rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion », La Raison dans l’histoire, op. cit., p. 108. 167. Asimov, La Fin de l’éternité, op. cit., p. 345. 168. Baxter, Titan, op. cit., p. 699. 169. Iain M. Banks, Le Sens du vent (2000), Robert Laffont, 2002, Le Livre de Poche, n° 7283, 2006, p. 166. 170. Logique, p. 349. 171. Ibid., p. 352. 172. Il s’agit ici d’une critique de la méthode more geometrico, mais elle donne en creux, dans l’insuffisance de cette démarche, l’idée réelle de l’immanence. Cf. Logique, p. 374. 173. Logique, p. 383. 174. Tau Zéro, op. cit., p. 300. POUR NE PAS FINIR Ce livre, en fuyant la mémoire trop satisfaite du passé, en accueillant les nouveaux mondes de la SF n’aura certes pas établi une histoire raisonnée de la science-fiction. Celle-ci déborde de loin le cadre de l’écrit : vers le cinéma, la philosophie, la science… Et c’est pourquoi, en évitant le parcours chronologique, nous avons choisi de suivre les divisions de la Logique telles que Hegel nous en inspire l’ordre conceptuel. Asimov lui-même, affrontant la psycho- histoire, science intégrale des événements, devait montrer la difficulté d’un tel projet. Le Cycle de Fondation, au lieu de s’enchaîner en ordre, ne cesse de faire des méandres. Entre le projet initial d’Asimov et la réalisation de cette immense odyssée se sont glissés des événements, voire des erreurs qui l’ont porté ailleurs. Un art de défaire la contrainte répétitive de la mémoire. Le cycle ferme mal et finalement n’advient pas comme cela était prévu dans les Écritures. Tout, dans ce cycle qui aurait dû prendre une forme circulaire, se distend, déborde le cercle, fait bifurquer les prévisions en s’achevant finalement sous une autre histoire… L’histoire de la science-fiction est une histoire brisée, feuilletée au lieu de chronologique, au lieu de providentielle. Elle n’a de cesse que de sortir du temps, de viser une éternité qui intègre la contingence, affronte la finitude, par exemple dans le beau titre d’Asimov : La Fin de l’éternité. Là, le temps apparaît comme un labyrinthe que rien ne vient clarifier, mais dont on peut cependant suivre la créativité, l’évolution créatrice qui conduit de la nature vers l’esprit, de la matière vers une forme vitale qui s’en libère. Dans une telle évolution, on progresse en se modifiant, par mutation. Il en va comme des cellules du corps contenant une mémoire dont rien n’interdit de penser qu’elle trahit ses souvenirs, s’alliant à des créatures contractant un devenir de plus en plus informé, de plus en plus riche. Alors, des myriades d’êtres fusionnent par-delà toute raison. Il y a un débordement de la mémoire dont le cercle s’ouvre vers l’immémorial. De tels êtres, on peut supposer que « leur équivalent de notre génome contenait bien plus d’informations. C’était le fruit de quatre milliards d’années d’évolution et il était extrêmement complexe (…). Mettez-vous dans la peau d’un des ultimes survivants d’une espèce qui possédait une telle histoire, tant d’œuvres d’art et de connaissances423… » La science-fiction se confond avec une telle histoire projective, histoire qui incorpore, qui porte le corps au-delà de lui-même comme le monument de l’esprit, un édifice certes brisé mais dont chaque fragment recompose un monde plus riche que le précédent. Et cette intégration de tant de différences ne peut se soumettre à un plan prévisible, à une providence assurée. Le savoir absolu qu’elle vise n’est pas total. Il n’est jamais fermé sur un achèvement, ne cherche aucune réalisation parfaite, la perfection n’étant qu’une extinction du devenir. L’ensemble des éléments sans cesse se rejoue, et on peut supposer que la vie essaime bien au-delà d’un continent, bien au- delà d’une planète ou d’une galaxie, au point de se généraliser et embrasser des univers qui bifurquent. Et, par conséquent, selon des formes qui se déforment, prennent des directions hétérogènes. La SF reçoit d’une telle diffusion vitaliste son propre style, une configuration qui épouse complètement cette expansion. Elle est un genre en lequel les auteurs se lisent les uns les autres et procèdent par ampliation, à la façon du concept hégélien lui-même engagé dans un processus vital. Une procession qui « élève, à chaque niveau de composition ultérieure, la masse totale de son contenu précédent, et, par sa progression dialectique, non seulement ne perd rien, ni ne laisse quelque chose en arrière, mais porte avec soi tout ce qui a été gagné, s’enrichit et se condense en soi424 ». Ce que la mémoire ici retient, c’est le pouvoir de modification, les vecteurs de transformation, les voyages aventureux qui en contestent la rigidité. Dans un tel effort vivant, la SF ne mime pas seulement un voyage au sens usuel d’un déplacement dans l’espace. Elle n’est pas seulement, comme au cinéma, ce qui met en mouvement des images. Elle invente autre chose que l’image-mouvement. Loin de créer une animation cinématographique dans l’image, elle prend l’image elle-même comme milieu à traverser, d’un bord à l’autre. Elle n’utilise plus seulement l’image pour réaliser un mouvement extérieur, sur un écran ou par le montage d’un photogramme. Elle ne se livre plus seulement à l’association de plans, de séquences. Elle voyage dans l’image elle-même, comme nous l’avons montré dans notre étude sur L’Image virtuelle. La science-fiction supplante, en effet, les ressources de l’image-mouvement au cinéma. Elle découvre et expérimente l’image de synthèse. Il s’agit d’une immersion dans l’image, dans sa profondeur réelle qu’on peut désormais traverser de long en large, de manière pour ainsi dire infinie. Une telle intuition correspond à la remarque que Clarke met dans la bouche de Duncan, l’un de ses personnages qui explore au microscope un matériau nommé « titanite » : « Un couloir hexagonal de lumière allait en diminuant jusqu’à l’infini, dessiné par des millions de points scintillants dans un ordre géométrique parfait. En changeant la mise au point, Duncan pouvait s’enfoncer dans ce couloir sans jamais parvenir au bout. C’était incroyable qu’un tel univers puisse se trouver à l’intérieur d’un morceau de pierre d’un millimètre d’épaisseur425. » L’image se mue ici en matière et la matière en image. Elle ouvre le labyrinthe dans lequel on peut plonger et voyager pour y découvrir des mondes inédits, des synthèses et des syllogismes numériques qui ne ressemblent plus au Livre, à la bibliothèque comme c’est encore le cas du diamant de Stross, capable de consigner tous les événements de manière finalement statique. La titanite est un matériau dont le chaînage est numérique, un artefact dont l’origine est inconnue et qui nous donne l’occasion d’explorer la synthèse de l’image. Elle fait de l’image une image de synthèse, une logique infographique, une exploration créatrice. Sur ce plan, Card est également allé très loin, sachant que dans la Stratégie Ender toute la guerre se joue dans l’image, autant que la progression d’Ender à l’intérieur de sa propre existence. Il s’agit d’une vie dans l’image au sein de laquelle nous pouvons voyager à l’aide d’un visiocasque et de gants électroniques comme dans un monde réel, un monde qui renoue peut-être, à la façon dont le montre Card, avec les mondes animaux. Un milieu qui reproduit tout autant les mouvements de l’amibe, les divisions cellulaires, et constitue le cœur véritable de l’intrigue. Que Hegel ait quelque chose à voir avec cette informatisation du réel, nous l’avons montré suffisamment à la fin de notre ouvrage sur la Phénoménologie de l’Esprit, sans parler de Plurivers qui lui consacre quelques chapitres auxquels nous renvoyons le lecteur. Cette hypothèse est elle-même confirmée par le beau livre de Mark Alizart, Informatique céleste, dans lequel Hegel apparaît comme le père de la computation numérique426. Et la science-fiction connaît un ample « cycle des robots », d’une complexité effarante, appelant autant d’innovations conceptuelles, jamais tentées jusqu’à présent entre nature et esprit, entre les caractères du « livre de la nature » et le codage informatique. Les meilleurs récits expérimentant la puissance de l’informatique ont été réalisés par Greg Bear, où chacun des protagonistes est habité par des « icônes », des logiciels vivants qui sont de véritables personnages numériques. Greg Bear les nomme des « partiels ». Ce sont des êtres télématiques dont la mémoire reste active, implémentés au sein même de notre cerveau, avec lesquels nous pouvons discuter et qui prennent le relais de nos actions lorsque nous rencontrons des problèmes inédits. S’ils les ont déjà vécus, ils seront capables de les résoudre à notre place selon une identité devenue plurielle427. Ils décompressent, au sein de notre schéma corporel, des images en lesquelles nous pouvons retrouver les mondes anciens qui ont été associés aux « partiels » dont notre cerveau garde la mémoire encore vivante. Avec cependant le risque de réveiller des virus qui s’y logent et qui témoignent de l’influence d’autres formes de vie, ennemies, celles que Greg Bear nomme les « Jartes ». Ce sont des formes virtuelles tapies dans des logiciels intégrés en nos implants, oubliées, cloisonnées, tenues en quarantaine et qu’il ne faudrait pas rouvrir, à moins d’entrer en conflit et de mener la guerre dans notre propre esprit. On retrouve le motif de l’image virtuelle comme image devenue réelle, intégrant nos déplacements et nos clones idéatifs selon des icônes devenues ardentes, dans le livre de Greg Egan, La Cité des permutants, qui multiplie les doubles informatiques et qui découvre par l’un de ses clones que l’univers virtuel, lorsqu’on atteint son infinité, n’a plus besoin d’un support matériel pour exister. L’univers réel peut s’effacer, il n’en reste pas moins consigné dans l’infographie du monde qui va poursuivre son expansion éternellement, réaliser des cités échappant à tout ce que nous avons connu. La science-fiction, dans son récit, connaît ainsi un enrichissement incomparable. Elle trace l’histoire fragmentée d’une multiplicité dynamique, le panorama inépuisable de cosmos qui n’entrent pas dans un cadre sans le déborder de partout. Et, dans un tel cadre, naît une vie qui s’élève de degré en degré vers une libération, une liberté qui se veut esprit. « Je sens en moi (reconnaissait Hölderlin dont Hegel s’est évidemment largement inspiré) une vie qu’aucun Dieu n’a créée ni aucun mortel engendrée. Je crois que nous sommes par nous-mêmes et que c’est seulement par libre délectation que nous sommes si intimement liés au tout428. » Cette liberté de formes qui se surpassent est évidemment ce que la science-fiction ne cesse d’anticiper suivant une innovation attentive au Tout qu’elle déborde, autant du côté de la science, de l’image, de l’informatique, que des créations littéraires. Aussi l’écriture de notre livre, cette fois-ci philosophique, ne pouvait se faire autrement qu’en épousant son objet et la profusion de ses perspectives idéelles. Que Hegel ait été choisi pour ce faire ne tient pas d’un choix personnel ni arbitraire. Il s’impose de lui-même dans les écrits dont nous avons suivi pas à pas le mouvement de composition, les syllogismes qui culminent par exemple dans l’œuvre d’Asimov, de Clarke autant que de Iain M. Banks. De ce point de vue, Rama de Clarke constitue la mise en chantier d’une espèce d’histoire de l’éternité. Mais cet archivage est encore trop proche du Dieu bibliothécaire, soumis au réseau du cristal, à une histoire morte que Stross reprend dans Palimpseste. Une mémoire en laquelle l’historique du Tout se voit miniaturisée sous l’écriture nanométrique d’un diamant, inscrite dans la chaîne de ses atomes dont le support comporte un stockage quasi infini. Au contraire, pour Asimov, hégélien absolu, il s’agit d’une histoire vivante, celle qui se confie aux corps et à leur imagerie génétique, toujours décollée quelque part de tout programme, laissant place à l’improvisation de la vie. Il ne s’agit pas simplement d’une « représentation » morte, un entassement d’informations qui se laisseraient encore feuilleter par un aventurier lecteur. Cette histoire vitale recoupe celle objective du matérialisme et celle subjective du mentalisme, notamment dans la synthèse organique dont nous avons parcouru l’articulation proposée par Némésis. Une articulation saisissante dont on dira bien peut-être qu’il s’agit d’une réconciliation jamais aboutie, toujours relancée par la vie de l’esprit autant que par celle de la matière. Entre ces deux extrêmes se décline une âme du monde aussi riche et surabondante que la prolifération des êtres dans l’Univers de Schelling, aussi diversifiée que l’est la Nature de Spinoza dont Hegel tient ensemble les deux bords, les deux mouvements, celui des matières et celui des idées. Clarke, dans le sillage d’Asimov, ne réussit sans doute pas aussi bien ce syllogisme infini, ouvert, toujours relancé en nouvelles réécritures. Il s’agit encore trop d’une théodicée, d’une « hypersurface mathématique, un ensemble clos dont chaque élément, autrement dit la totalité des paramètres à l’instant zéro, produira un résultat qui débouchera inéluctablement sur l’harmonie429 ». À cet univers clos sur sa perfection, sur sa partition finale, vaste réconciliation dans une salle immense où tout se tient sous la surveillance d’un Dieu bibliothécaire, chaque élément sagement rangé dans un casier, il semblerait que la SF, par ses résurgences contemporaines, oppose davantage les visées d’un Hölderlin, celles d’une réécriture d’Hypérion par Dan Simmons. Il s’agit d’un récit dont les tombeaux risquent sans cesse de se rouvrir et de rejouer leur histoire, le moindre événement, même mort, étant susceptible d’un réveil dangereux, chaque relique renouvelant un monstre encore plus redoutable que le précédent430. Mais c’est une tentative qui tient sans doute trop du fantastique. Et la science-fiction ne se réduit pas au fantastique. C’est donc davantage selon la veine mallarméenne d’Igitur que le genre de la SF, de la fiction spéculative se renouvelle, notamment sous la plume de Banks. Igitur de Mallarmé constitue l’étrange récit d’une disparition, d’un effacement graduel qui descend le puits de l’être. Un à un s’éteignent les pans de la réalité. Igitur dévale l’escalier de l’être dans une scène qui aura inspiré sans doute l’étrange épisode de l’escalier de Philip K. Dick achevant Ubik. On peut en citer quelques lignes pour en goûter le style absolu : « Le métabolisme, réfléchit-il, est un processus de combustion, c’est une chaudière en activité. Quand son fonctionnement s’arrête, la vie prend fin. On se trompe toujours à propos de l’enfer, se dit-il. L’enfer est froid ; tout y est froid. Le corps, c’est la densité et la chaleur ; maintenant la densité est une force à laquelle je succombe et la chaleur, ma chaleur, s’écoule de moi. Et, à moins que je renaisse un jour, elle ne reviendra jamais. C’est le sort commun de l’univers. Ce qui fait qu’au moins je ne serai pas seul431. » Moment panique où, pendant que l’esprit monte l’escalier, le corps au contraire se vide et chute en deçà de toute énergie. Et au fil de cette perte, de cette chute d’intensité, la réflexion s’approfondit dans la révélation absolue de son caractère si unique. Il faut bien en convenir, le long d’une telle chute, les lambeaux de l’être se détachent, cèdent pour donner accès à l’absolu. S’impose une vision unique, un instantané qui en vidant toute son énergie vient traverser l’univers, lui donner contour en un seul flash, en un seul coup de dés. Au sommet de l’escalier se produit la révélation de ce que nous sommes seuls, mais que nous ne sommes pas les seuls à être si seuls, communiquant ainsi avec l’entropie du cosmos. Lors de cette descente vers l’abîme, dans cette absence progressive qui détrempe l’être, qui desquame les oripeaux du temps, Mallarmé lui aussi détache l’une de l’autre chaque strate du réel, pellicule après pellicule. C’est son essence qui se révèle dans un tel éventail de marches. Accèdent ici à la vision les profils absolus par lesquels Igitur, étrange personnage, poursuit une spirale, cette spirale qui vient organiser tout autant la matière d’après un colimaçon, une hélice d’ADN : un syllogisme qui est le langage de la vie elle-même, au bord de l’effacement, trouvant dans cet effacement de quoi reluire. Il s’agit d’un conte d’une ambition extraordinaire dont Jean Hyppolite avait marqué l’étrange parenté avec la pensée de Hegel ou encore l’anticipation de la cybernétique naissante432. Igitur, il est vrai, se caractérise par une intelligence glaciale comme celle que Valéry reproduira concernant les étranges visions de Monsieur Teste. Une intelligence qui se retourne dans la matière, qui la fouille de manière micrologique pour renouer avec les codes qui l’assemblent, avec la formulation de son syllogisme vital. Un peu comme si Igitur illuminait, au bord du néant, les codex infinis qui forment son corps, retrouvant la musique primale, le verbe, l’ADN de son sang recomposé par le poème. Et une telle écriture trace sa ligne en direction du cinéma. Le cinéma, son image en mouvement, cherchent à descendre dans les fulgurations les plus fines de la matière. L’étrange humanoïde nu par lequel Ridley Scott ouvre le film Prometheus n’est pas loin de cette intuition divine, de cette lecture des particules qu’il disperse dans la matière liquide, dans le torrent de la vie. Et au-delà de ce démembrement, de cette traversée des lettres qui diffusent dans la mer, le verbe d’Igitur, en pleine effervescence, sent l’ivresse d’une recomposition de ses fragments. Il renoue avec la formulation de l’univers, rend visible le lent processus de réarticulation qui donne encore sur d’autres vies, d’autres agencements vitaux, d’autres alphabets, un autre filetage des éléments qui composent les cellules et les organismes. Une réhabilitation de l’Idée surgie dans la matière erratique, reconnue au point de sa disparition, de son évaporation. C’est encore toute l’œuvre de Banks qui s’introduit dans ce sillage mallarméen emboîtant le pas à Hegel, lui empruntant son étrange « néantologie », sa forte puissance de dissolution. Une œuvre entièrement tournée vers la guerre, avec des tableaux, des clichés, des lumières de bombes qui constituent une radiographie éblouissante de l’être. Un style incisif et chirurgical dans ses frappes. Certes, la guerre est inhumaine, monstrueuse, mais témoigne d’une bordure, d’une frontière. Elle montre ici que la vie ne se prolonge pas sans s’exposer aux conflits. Conflits qui visent à sortir du temps, à rogner les bornes du présent. Des luttes si vastes que l’écho des batailles pourra prendre plusieurs siècles pour parvenir à la connaissance de ceux-là mêmes qui les auront commanditées. Joe Haldeman déjà avait joué de cette distorsion d’un événement en longeant le déploiement d’une bataille relativiste dont les personnages sortent du temps et dont le récit constitue un véritable cercle433. Mais c’est Banks qui en exploitera toutes les ficelles. Notamment dans L’Algébriste, où Fassin Taak va plonger sous l’atmosphère de la Géante Nasqueron afin d’y déceler une très ancienne formule434. Formule des dieux qui rappelle celle de Prometheus et qui permet de venir à bout des décalages, ceux qui affectent les systèmes de communication auxquels il faudrait d’ailleurs des milliers d’années pour franchir l’espace intergalactique. L’algèbre, ici, consistera précisément dans la découverte d’un autre espace, d’une autre distribution des distances dont les équations ne relèvent plus de la durée. C’est de cette traversée du temps dont il sera question dans un autre texte encore de Banks, Le Sens du vent, qui approfondit le motif de La Sonate d’hydrogène. Ziller, le plus important musicien que l’univers ait engendré, compose en effet un opéra en souvenir d’une guerre. Un conflit qui marque la pire descente dans les ténèbres et le chaos. Les bombes utilisées désignent les étoiles elles-mêmes, des soleils qu’il fallait faire sauter huit cents ans avant le conflit pour que leur écho puisse atteindre l’endroit où se tient Ziller. L’œuvre de Ziller, sa composition nommée Lumière expirante doit être jouée à l’instant exact d’un calcul où le flash de ces novae devient visible. Leur explosion va atteindre à cette minute précise la planète abritant le concert, comme si l’œuvre de Ziller avait précédé son actualisation en dehors de toute raison et depuis une date qui dépasse sa propre naissance. Alors le ciel où tout explose devient la scène de l’opéra : « la symphonie continua de déferler, approchant un enchaînement de résolutions et de cadences qui étaient un reflet miniature et en même temps titanesque de toute l’œuvre, du reste du concert précédent, de la guerre elle-même435 ». Dans cette déflagration d’univers, dans cet anéantissement – comme dans Igitur –, on trouvera la version totalement négative de l’Idée hégélienne, la révélation atroce de la béance qui constitue le cœur de toute réalité, le cœur des ténèbres. Un peu comme si c’était bien dans l’apocalypse que se tenait la vérité de notre commencement, de notre fin. Au paradis d’Asimov se superpose donc l’enfer de Banks… Une archive morte, une œuvre morte, des cendres calcinées où se consigne l’opéra du monde. Nous reste peut-être néanmoins une alternative, l’espoir d’une « vie à la mort ». La vie à la mort qui trouve dans la mort son retour, sa répétition formulée par Baxter dans Les Vaisseaux du temps, dont la vitesse met nouvellement en lumière les rouages de l’espace « comme si l’univers était rempli d’une sorte d’horlogerie cosmique, intégralement dynamique », « connectée par une trame complexe de fils lumineux » ; « la plus infime trace de matière y était manifestement cataloguée ». « Cette configuration était plus qu’une bibliothèque, plus qu’une collection passive de données poussiéreuses, car j’avais l’impression que la vie palpitait tout autour de moi (…). L’esprit remplissait cet Univers, s’insinuant dans sa texture même. » Entre les failles, conservé dans le silence mortuaire où rien ne se passe, en attente, comme si la vie pouvait trouver dans la mort sa patience, son heure, celui du dégel. On y ferait ainsi l’expérience d’« une vie infinie et éternelle436 ». Une autre explosion donc, celle de la vie parasitaire, qui s’accroche comme autant de grattons aux moindres poussières subsistantes et qui trouvera dans le silence, dans le néant, le moyen d’aller au-delà d’elle-même, de consigner un code, une Idée sous la protection des cendres. À même la coque d’un météore refroidi, conservée dans l’espace infini, survit, au sein même de cette protection, l’empreinte de toute chose. Une vie qui peut-être entrera obstinément dans le réveil biologique de la surexistence.
Footnotes
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